Madame Carlotto

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Aussi loin que madame Carlotto se souvienne, elle avait toujours adoré les chiens. Toujours. Elle aimait tout chez eux : leur fidélité et leur gentillesse, les deux traits les plus évidents pour elle. Elle appréciait leur intelligence bien qu’elle reconnut qu’à l’instar des humains, ils ne se valaient pas tous.

Madame Carlotto aimait les chiens presque autant que les hommes. Depuis son enfance. Elle avait traversé huit décennies depuis 1935. Elle avait vu, vécu l’horreur, l’indicible, la brutalité, le meurtre, la jalousie, la vengeance, la trahison. Chaque décade lui avait apporté son lot d’avanies et rien, jamais, n’avait entamé les sentiments que madame Carlotto éprouvait pour les humains et les chiens.

Pour tout dire, madame Carlotto aimait tout et tout le monde. Il ne lui serait pas venu à l’idée de vouloir du mal à qui ou quoi que ce soit.

En vieillissant, elle s’était petit à petit retirée de la civilisation. Ou la civilisation l’avait repoussée, il n’était jamais simple de savoir qui avait commencé. Elle vivait dans une petite maison dans la montagne. Son élément naturel. Elle y était née d’abord, dans ses Alpes françaises un jour d’octobre 1935. La plaine, c’était la ville, le monde, mais la montagne c’était la vie. Les animaux, bien sûr, la flore aussi. Madame Carlotto était végétarienne. Depuis ses cinq ans. Après avoir vu son grand-père égorger un cochon le jour même où sa grand-mère venait d’écorcher un lapin, elle avait été horrifiée par la logique implacable : ils doivent mourir pour que je vive. En 1940, les questions primordiales à régler ne tenaient pas au végétarisme, ou au carnisme. En 1940, il fallait survivre. Elle survécut, mais ne consomma plus de viande pendant les soixante-quinze ans qui suivirent. Elle s’autorisait des œufs, du lait et tout produit animal qui ne nécessitait pas de tuer pour le manger.

Madame Carlotto était une exception et pour cela, elle n’était pas très appréciée. Elle qui aimait tout le monde, tendre sans être soumise, douce sans niaiserie et intelligente sans cynisme, avait dû se résoudre au célibat. Les hommes qu’elles rencontraient ne comprenaient pas ce qu’ils prenaient pour une lubie. Elle avait eu le choix : renoncer à ses principes parce que « Ce n’est pas une bonne femme qui va me dire ce que je dois manger » ou rester seule. Elle avait choisi. Une décision qu’elle assumait, en toute conscience. « Si c’est le prix à payer ». Mais sa rectitude n’enlevait rien à sa tristesse. Madame Carlotto n’était qu’amour et aurait tant voulu connaitre les joies de la famille : des enfants et un mari pour déverser ce trop-plein de sentiment. Mais, à la montagne, en 1955, 1960, elle passait pour une illuminée et personne ne lui pardonnait sa différence.

Elle aurait pu partir à la ville. Mais elle pressentait, avec justesse, que cela ne changerait pas grand-chose. Et puis, née en 1935, elle avait malgré tous les idées de son époque et ne s’imaginait pas, par exemple, faire un enfant toute seule. Impensable pour cette montagnarde. Alors elle vieillit, dans sa petite maison que ses parents lui léguèrent. Entourée d’animaux, de chiens qu’elle aimait plus que tout !

Vingt chiens avaient traversé sa vie. Elle se souvenait de tous. Des moments partagés, des peines, des joies. Chacun lui avait tant apporté. Madame Carlotto n’était pas niaise et elle savait très bien qu’un animal ne remplace pas un fils ou une fille. D’ailleurs, elle leur parlait comme à des chiens, pas comme à des enfants. Mais enfin, ils restaient ce qu’elle avait connu de plus cher.

Avec les années, sa différence s’était accentuée. Elle qui n’était qu’amour ne comprenait pas pourquoi les villageois la repoussaient. Cette injustice flagrante la blessait, mais qu'elle ne savait pas l'endiguer, l'atténuer. Elle possédait trop de bon sens pour tenter d’acheter l’affection des autres. Cela n’engendre au mieux que de la pitié, au pire du mépris. Non, elle constatait, avec amertume, que son amour demeurait doublement stérile.

À quatre-vingts ans, elle en souffrait toujours. Restaient les chiens. Le petit dernier, Carputo, un teckel nain, de six ans, tenait plus de la saucisse que du canin. Centil, affectueux, intelligent, il n’aurait pas survécu un mois à la mort de sa maitresse.

Sa maitresse qui se rendait de moins en moins souvent au village. Plus personne ne venait la voir, elle n’avait personne à visiter alors une fois par mois, elle descendait au bourg pour les courses les plus importantes. Un des rares taxis la déposait, et un long mois de solitude démarrait dans cette habitation alambiquée.

La maison était construite bizarrement, faite de petits escaliers, de mansarde, de culs-de-sac. La chambre de madame Carlotto se trouvait à l’étage, au demi-étage plus précisément, auquel on accédait par une échelle de meunier, bien raide pour une dame de cet âge. Chaque soir, elle montait Carputo avec elle au prix d’un effort de plus en plus couteux.

Depuis des années, le malheur rôdait, prévisible. Mais, se persuadait madame Carlotto, quelle importance. Elle n’avait aucune pensée suicidaire, mais sa lucidité lui rappelait sobrement qu’elle ne manquerait à personne hormis à son chien.

Le lundi suivant ses quatre-vingts ans, madame Carlotto tomba de l’échelle avec Carputo dans les bras. Dans un réflexe dont elle se serait crue incapable, elle préserva l'animal en le jetant de côté pour ne pas l’écraser. Elle par contre chut aussi mal que possible, se brisa le col du fémur et surement d’autres os.

Elle ne pouvait plus bouger, c’était une certitude. Elle pouvait peut-être ramper un peu, mais pas plus. De fait, elle resta le premier jour allongée sur le dos en espérant que la douleur passerait. Elle passait d’ailleurs, quelques secondes, pour revenir plus lancinante et insupportable.

Carputo la léchait, gémissait, tournait en rond dans la pièce.

Le deuxième jour, madame Carlotto atteint l’écuelle de Carputo. Vide. Seule sa réserve d’eau restait disponible. Bien qu’elle ne fut jamais partie plus que quelques heures, elle faisait toujours attention à ce que Carputo, ou ses prédécesseurs, disposent d'une quantité d’eau sinon infinie, suffisante en cas d’accident de madame Carlotto.

Bien lui en prit, puisqu’elle put boire et Carputo également. Le troisième jour, elle dut se rendre à l’évidence : elle allait mourir dans cette pièce. Mourir de faim.

Elle descendait au village le premier de chaque mois et nous étions le vingt-deux. Peut-être, encore que cela resta à prouver, le premier du mois en ne la voyant pas arriver quelqu’un donnerait l’alerte. C’était une possibilité, bien faible.

Il lui fallait tenir neuf jours. Neuf jours sans manger, à son âge, c’était une impossibilité.

Elle regardait autour d’elle, rien à portée de main, rien qui put être absorbé. Elle avait tenté de se lever plus d’une centaine de fois sans succès, ni surtout progrès.

Carputo, fidèle, restait près d’elle mais, elle le sentait, il commençait à s’impatienter. La faim le tenaillait également.

Alors madame Carlotto sourit, amèrement : il y avait bien à manger pour elle dans la pièce, à portée de main. Il y avait Carputo.

Et il y avait aussi à manger pour Carputo: il y avait madame Carlotto.

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