Une question de priorité

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– Mais tu vas pousser ton gros cul de là ! Non, mais regarde-moi cette abrutie. Bouge de là je te dis !

Promée fulminait dans sa voiture, comme toujours. On aurait pu croire qu’il oubliait son passager, mais bien au contraire. Il croyait dur comme un fer qu’un homme, un vrai, devait se comporter comme un australopithèque dans une voiture. Son passager, Épimée, goûtait peu ces accès de rage, ces démonstrations puériles et, plus irritant encore, inutiles.

– Non, mais t’as vu, non, mais regarde !

Passant presque la moitié du corps par la fenêtre, Promée hurla en direction de la voiture qui gisait devant eux :

– Quand t’auras fini de te palucher, tu pourras peut-être passer la seconde ?

La femme se retourna, mima un geste d’impuissance, affichant une mimique de surprise teintée de consternation. Mais rien ne désarmait Promée lorsqu’il était dans cet état.

– Si tu bouges pas, je vais venir te secouer !

Le regard de la femme se voila un instant, puis son visage afficha tout le mépris dont elle disposait.

– Non, mais elle me chauffe la guenon.

La main qu’Épimée passa sur son visage ne masqua ni son désarroi ni sa gêne. Il finit par tenter :

– Promée, s’il te plaît.

Ces quelques mots d’apaisement, provoquèrent l’effet inverse. Que l’on veuille taire sa légitime colère, voilà qui insupportait plus encore Promée. On désirait le bâillonner, le museler. Et sa liberté ? Promée n’était pas de ceux qui étouffent leur colère.

Quoi s’il te plaît Promée, quoi ? Tu trouves que la truie ne nous bloque pas depuis assez longtemps ? Tu penses qu’elle ne mérite pas ces insultes ?

Épimée le savait, il n’aurait jamais dû démarrer cette discussion. Tout comme il aurait dû s’en tenir à son premier mouvement : rentrer à pied ou en métro ou en hoverboard ou taxi volant, mais, ne plus jamais, comme il se l’était promis, monter en voiture avec Promée. Il pouvait encore descendre, mais il entendait déjà les remontrances de son ami pendant les sept décennies à venir. Pourtant, bloqué pour bloqué, il pourrait chercher à le raisonner. Mais alors qu’il formulait cette pensée, Épimée sourit de sa naïveté : personne ne raisonnait Promée. Il voguait dans sa propre logique, soumis à des vents violents qu’il semblait seul, sinon à maîtriser, du moins à comprendre.

– Je ne crois pas qu’elle mérite ces insultes. Et quand bien même les mériterait-elle, à quoi est-ce que cela sert ?

Alors que Promée allait répondre, vertement si l’on en croyait l’inspiration qu’il prenait, Épimée le coupa :

– Sérieusement Promée, à QUOI cela sert-il de gueuler sur cette pauvre femme ?

Le teint de Promée n’augurait rien de bon. Il bloqua sa respiration et arborait maintenant un teint rougeaud. Enfin, il se relâcha :

– Elle ne mérite pas ces insultes ? Ah ben merde alors ! Son char d’assaut nous bloque depuis cinq minutes et elle ne mérite pas ces insultes.

– Cinq minutes Promée, cinq, pas cinquante ou cinq cents.

– Cinq ou cinq millions, c’est une question de principe.

– Non, tu ne peux pas faire intervenir les principes, pour une voiture en travers de la route. Ce n’est pas sérieux.

– Mais si je peux. Mais si je peux, éructait Promée.

Alors Épimée, oubliant ses bonnes résolutions, abandonnant sa tenue d’homme pragmatique et raisonné, qui ne provoquait jamais la colère de qui que ce soit, Épimée, fatigué par la bêtise de son interlocuteur, embraya :

– Je vais finir par croire que les principes sont l’épée des imbéciles et le bouclier des ignorants. Comment peux-tu brandir tes principes ? De quels principes parles-tu ? De ceux qui te permettent de bâfrer pendant que la moitié du monde meurt de faim, de jeter des kilos de nourriture régulièrement ? À quel principe réponds-tu lorsque tu te balades dans ta voiture, électrique certes, mais polluante malgré tout alors que le monde est au bord de l’extinction ? Quels neurones malades te font prétendre contribuer de quelque manière que ce soit à l’amélioration du monde avec tes principes ridicules ? Explique-moi ?

Promée n’avait pas l’habitude qu’on le rabroue. Il n’avait pas non plus l’habitude d’écouter. Du monologue d’Épimée, ne lui restait qu’un sentiment désagréable. L’impression d’avoir été pris en faute, mais sans trop savoir pourquoi. Ni une, ni deux, Promée devait contre-attaquer. Il en faisait une question de principe :

– Mais tu m’emmerdes. Parce que monsieur place ses principes ailleurs, monsieur décide pour moi de ce qui est important ou pas. Monsieur sait et monsieur voudrait que tout le monde fasse pareil. Non, je te dis non. Oui, c’est un principe : si on commence à laisser tout le monde faire n’importe quoi, alors ce sera le bordel, ce sera l’anarchie.

Au mot anarchie, Épimée ne put réprimer un soubresaut. Il lança :

– N’emploie pas des mots dont tu ne comprends pas le sens. Restes-en à morue, truie et grosse conne. Laisse l’anarchie en dehors de tout ça.

– Ah revoilà le couplet sur l’anarchie gnagnagna. Je te dis, moi, qu’on ne peut pas accepter qu’une grognasse bloque la voie avec sa voiture ! On ne peut pas.

– MAIS C’EST UNE VOITURE AUTONOME BORDEL !

La sortie d’Épimée, d’un volume sonore défiant les probabilités, laissa coi Promée. Ce silence fut mis à profit par Épimée :

– Explique-moi quel principe tu veux faire respecter en engueulant la passagère d’une voiture autonome ! Pourquoi ne pas chier sur le moteur tant que tu y es ? Elle est assise dans un putain de canapé conduit par un robot, alors arrête de faire chier avec tes principes. Qu’elle te bloque une minute ou cent ans, elle n’y est pour rien ! Et toi non plus. À part poser tes mains sur ton faux volant et faire vroum vroum, quand est-ce que tu as conduit pour la dernière fois ?

Comme toujours lorsque Épimée sortait de ses gonds, sa colère prenait une couleur froide, qui renforçait l’impression générale et glaçait le sang même d'un lourdaud comme Promée. Plus Épimée était en colère, plus il visait juste, faisait mal.

Promée observa ses mains crispées sur le volant, ce volant relié à rien, dont la seule fonction consistait à rassurer le passager de gauche. Un placebo et encore, pour patient un petit peu lent d’esprit. Il jeta un œil sur la femme devant lui, espérant découvrir une antique voiture, une vraie, de celle qui lui aurait permis de déverser justement sa colère. Épimée sembla comprendre la démarche de son collègue et ajouta, navré :

– Elle est assise à droite…

Et, pour couper court à une réplique :

– Et ce n’est pas une voiture anglaise.

De fait, Promée avait passé les cinq dernières minutes à gueuler sur une femme dans une voiture autonome.

La gêne était palpable dans l’habitacle. Promée supportait mal les humiliations et Épimée n’aimait pas s’emporter.

– Avec ce que ça me coûte en assurance, tu m’excuses, mais je veux profiter pleinement !

– Arrête un peu, tu prends toujours les assurances les plus médiocres, je t’en ai déjà fait la remarque d’ailleurs.

Enfin la voiture de devant se libéra du trafic et repartit. Le véhicule de Promée se mit en marche.

– Ah, tu vois. Finalement, ça valait bien la peine de gueuler, tenta-t-il mi-sérieux, mi-amusé.

Épimée abandonna. Se réfugia dans un mutisme rassurant, pour lui du moins.

Mais Promée n’en avait pas fini avec cette histoire.

– Quatre-vingt-dix, colle.

Certains modèles autonomes, modifiés, permettaient de se jouer du code de la route, dans une certaine mesure. Et Promée, qui ne voyait pas dans l’automatisation de la conduite une chance fascinante de réduire le nombre de morts à presque zéro, mais une limitation de son pouvoir, avait fait trafiquer son bolide.

Épimée constatant le comportement de la voiture, regarda Promée :

– Rassure-moi, tu n’as pas fait modifier ta voiture ?

Le sourire satisfait de Promée lui servit de réponse.

– Dis-moi au moins que tu ne l’as pas fait APRÈS ton dernier prélèvement d’assurance ?

Le regard que lui rendit Promée confirma qu’il ne comprenait même pas le sens de la question.

– Cent-quarante, double et rabats-toi soixante-quinze centimètres devant.

Quel con ! songea Épimée. Pourquoi suis-je monté dans la voiture de cet arriéré ? Lorsque j’ai vu le volant, j’aurais dû savoir où je mettais les pieds.

Alors que la voiture se rabattait juste devant celle de la dame, Épimée tenta de se rassurer : les voitures autonomes n’avaient pas, ou très peu d’accidents. Ses radars, lidars et autres gyroscopes permettaient à la voiture de prendre la bonne décision, et elle avait des réflexes autrement plus développés que ceux d’un humain. Depuis qu’elles étaient généralisées, le nombre de morts par an avait chuté de trois mille cinq cents à cinq cents en France et dans les mêmes proportions dans le reste du monde.

Tout de même, cent quarante sur une quatre voies, c’était une chose, mais en ville, c’était de la folie. Il allait falloir ralentir vite. Toutes les voitures ne pourraient pas éviter ce bolide.

– Ha ha ha, alors, t’as vu ça ? plastronnait Promée.

– Ralentis s’il te plaît.

– Tu fais moins le malin hein, tu fais dans ta culotte. Il a moins de gueule l’anarchisse, hein ?

Alors qu’Épimée allait répondre, ils arrivèrent à un carrefour. Avec un passage clouté. La voiture autonome identifia le piéton. Avec une voiture normale, le piéton serait mort. Mais de nos jours, avant qu’un véhicule prenne quelque décision que ce soit, les assurances devaient se parler. Tandis que Promée finissait de prononcer « anarchisse », la voiture interrogeait son assurance pour connaître le comportement à suivre. Il se trouva que le piéton était un assuré VIP, tandis que Promée ne possédait qu’une assurance au tiers. Le verdict tomba, sans équivoque : l’assuré qui payait trois mille euros par mois pour survivre à tout accident de la route devait prendre le pas sur celui qui lâchait péniblement cinquante euros.

Généralement les inconscients se trouvaient chez les abonnés VIP, mais l’inconscience appartenait, pour quelques années encore, aux cerveaux humains et à eux seuls songea Épimée avant l'impact.

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