Un imposteur réconfortant

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« Journée de merde » pensa Max, impatient d’en finir avec ce trajet de métro interminable. Collègues abrutis, clients insupportables, fournisseurs incompétents, il avait cumulé toutes les tares d’une journée de travail classique. Sans compter qu’il se foutait royalement de son boulot. Il s'y étiolait. Il avait cruellement conscience qu’au lieu de vivre un jour après l’autre, il mourait un jour après l’autre. Chaque fois qu'il mettait les pieds dans ces bureaux minables, c’est-à-dire du lundi au vendredi, une part de lui disparaissait dans le néant. « Vie de merde », songea Max et la répétition de cette pensée ne fit qu’augmenter sa peine, qu’accroître son besoin de réconfort. Il voulait rentrer chez lui, se blottir dans les bras de l’être aimé, oublier le monde et ses problèmes. Encore huit stations. Il consulta son smartphone : dix-huit heures vingt-deux. Huit arrêts soit treize, quatorze minutes sur cette ligne plus quatre minutes pour arriver à son appartement : à dix-huit heures quarante, il pourrait relâcher la pression.

« Enfin ! » se vida-t-il en pénétrant dans son logement. « C’est moi », proféra-t-il un petit peu trop fort. Son volume sonore trahissait son désarroi, son besoin d’affection. « Je suis là », ajouta-t-il sur un ton plus neutre pour tenter de rattraper le coup, mais « Je suis là » après « C’est moi » ne faisait qu’accentuer le ridicule.

Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, il sentit contre sa lèvre les poils fournis d’une moustache épaisse.

– Bonne journée mon chéri ? Dans tous les cas, ton petit Jérôme t’a préparé un super plat.

Max resta plusieurs secondes debout, sans parler. À tel point que Jérôme, déjà reparti en direction de la cuisine, se retourna :

– Houla, aussi horrible que ça ?

Max, choqué, observa sa vie défiler. Jérôme reprit :

– Faut vraiment que tu changes de boulot. D'ailleurs, j'ai une bonne surprise.

Enfin, Max réussit à émettre :

– Mais, mais qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ?

Jérôme hésita à rire, mais croisant le regard perdu de Max il dut comprendre que ce dernier ne plaisantait pas.

– Tu es sûr que tu vas bien ? Je suis chez moi, Max !

– Comment ça chez vous ? Vous qui ? Qui êtes-vous bordel ! Où est Jérôme ?

– Mais Max enfin. À quoi tu joues là ? C’est moi, Jérôme.

– Vous me prenez pour un con, pour un fou ! éructa Max. Jérôme n’a jamais porté de moustache.

À ces mots, l’homme qui affirmait s’appeler Jérôme sourit, comme libéré :

– Non, mais t’es pas croyable. Tu vas me reprocher longtemps de porter cette moustache ? Je sais qu’elle t’irrite un peu, mais ce n'est qu'une question d'habitude. Tu m'as fait peur !

Et il repartit dans la cuisine, imperturbable. Max, toujours sous le coup de cet évènement improbable déposa son manteau. Il ne vit rien de changé dans la penderie. Les vêtements de Jérôme écrasaient les siens, comme d'habitude, un tiers pour lui, deux tiers pour Jérôme. Il pénétra dans le salon, l'angoisse au ventre. Un salon identique à celui qu'il avait quitté le matin. Une seule différence mais de taille : les photos. Au lieu du visage de Jérôme, à côté du sien, s'étalait la figure de l’imposteur moustachu.

Première manifestation d’une folie incurable ? Ou complot machiavélique de quelque société mystérieuse pour lui arracher un secret dont il détenait l’exclusivité ? « Si seulement, si seulement », songea-t-il avec désarroi. Sa vie suintait trop la médiocrité pour un tel scénario. Qui hormis un inspecteur des impôts ou un vendeur de fenêtres pouvait se pencher sur son destin ? « Vie médiocre », les deux mots tournaient en boucle dans son esprit.

– Tu ne viens pas prendre un petit verre avec moi pendant que je cuisine ?

Il allait répondre « Je ne bois pas avec les étrangers », mais il n’arrivait pas, ou plus, à parler. Et la récurrence de ce « vie médiocre » le perturbait. Après tout, aujourd’hui, c’est-à-dire depuis dix-huit heures quarante, sa vie tenait de l’extraordinaire. Un inconnu se faisait passer pour son mari, poussait le vice jusqu’à changer les photos pour prendre la place de Jérôme. Les gens qui mènent une existence médiocre ne connaitront jamais ce genre d’évènements. À défaut d’une vie excitante, il était en train de vivre un moment palpitant. Il se dirigea vers la cuisine avec gourmandise.

– Ah quand même. Tiens, sers-nous deux gin-tonics, ça te détendra de tous ces cons.

Gin-tonic, comme d’habitude. Il les dosa, généreusement en alcool pour lui, un peu moins pour l’imposteur. Ils trinquèrent en croisant leurs regards. Ce que Max contempla dans les yeux de l’inconnu le mit très mal à l’aise. Ce type pouvait donner des cours au meilleur acteur du monde. Ou la folie le dévorait. Ou encore, il s’agissait bien de Jérôme. Max constatait une tendresse et un amour identiques à ceux qu’il avait lus hier soir dans le regard de Jérôme, lorsqu’à la même heure, ils avaient trinqué, au même endroit.

Jérôme d’ailleurs, où se trouvait-il ? Comment se faisait-il que Max ne se soit pas inquiété de Jérôme d’abord, avant de s’alarmer de sa propre santé mentale ? Quel égoïsme ! S’il accordait si peu de cas de son mari, son mari depuis trois ans, son conjoint depuis vingt, y tenait-il encore ? L’aimait-il vraiment ou Jérôme ne représentait-il plus qu’une béquille, indispensable pour continuer à boiter dans cette vie misérable ? Alors même qu’il avait pris conscience de l’horreur de son manque d’inquiétude, il ne parvenait plus à s'angoisser. Il avait un autre Jérôme sous les yeux. Physiquement, ils se ressemblaient pas mal et après tout, celui-ci offrait l’attrait de la nouveauté.

L’abjection de cette pensée le bouleversa. Il observa son verre, comme s’il pouvait vérifier à l’œil nu qu’il ne contenait pas de drogue. Jérôme ! Il allait hurler, questionner, exiger.

– Tu m’écoutes oui ? interrogea l’autre Jérôme.

Coupé dans son élan, il répondit machinalement :

– Non pas vraiment, tu disais ?

Mais son esprit repartait en cavale, il devait…

– Je disais qu’il va bien falloir que tu quittes cette boite. Et justement, j’ai une proposition…

Toutes les pensées, les velléités de Max s’évanouirent.

– Une proposition ? Quelle proposition ?

– Tu te souviens de Paul ?

Il ne se rappelait aucun Paul, pourtant, agacé, il confirma :

– Oui, oui et alors ?

– Eh ! bien, il cherche un associé pour son idée d’appli autour des livres. Avec ton background, ton amour des livres, ça m’a paru tellement évident. Et à lui aussi, mais il n’ose pas t’en parler. Il a déjà une partie des financements, enfin, voilà.

– Je, je ne sais pas.

Jérôme leva les yeux au ciel :

– Comment ça tu ne sais pas. Tu veux partir de cette boite depuis dix ans. Une opportunité en or se présente et tu passerais à côté ? Pourquoi ?

Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Max cherchait des raisons de refuser cette folie, de nier cette réalité nouvelle, de revenir dans l’autre, la vraie. Si les arguments se bousculaient par dizaines pour exiger le retour à la vraie vie, aucun ne lui paraissait suffisamment fort, puissant.

– Mais c’est risqué.

– Avec l'existence que tu mènes actuellement, le risque c’est de finir sous une rame de métro, non ?

La justesse de cette affirmation venant d’un inconnu acheva de brouiller les repères de Max. Il tenta encore une échappatoire, sans y croire :

– Et si je ne m’entendais pas avec lui ?

– Vu comment vous allez bien ensemble quand vous vous rencontrez, ça m’étonnerait.

Il n’y avait pas que son mari qui changeait dans cette vie-là, ses amis aussi.

– Il pourrait me payer dès le début, tu crois ? Parce que ce serait compliqué sinon.

– Oui, justement. Tu évoqueras les détails avec lui, mais tu aurais un salaire décent. Enfin c’est ce qu’il m’a dit, mais il y aura pas mal de choses à régler.

– Oui, quand même.

– Mais quand vous aurez cartonné, ce qui ne manquera pas d’arriver avec vos talents conjugués, à nous la belle vie !

La belle vie alors qu’il ignorait où se trouvait son Jérôme, qu’il ne contrôlait rien, qu’il ne comprenait rien ? Mais avait-il jamais contrôlé quoi que ce soit, compris quoi que ce soit ?

Il leva son verre :

– À nous la belle vie !

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