Pochtron

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Alex émergea avec une certitude : il n'avait aucun souvenir de la veille. Une cuite de force 9 sur l'échelle de Gainsbarre l'avait laissé amnésique. Son crâne et son ventre lui rappelaient l'ampleur de son abus. Cela faisait longtemps qu'il ne se promettait plus d'arrêter de boire les lendemains de bitures. Au contraire, il avait tendance à reprendre un verre rapidement. Il abandonnait aux hypocrites le serment d'un sevrage toujours auguré, jamais avéré.

Il passa sous la douche, songea que certains y écrivent des symphonies, y inventent des trucs révolutionnaires ou débloquent la fin de leur roman chef d'oeuvresque. Seule la soûlerie de la veille l'occupait. Se laver les cheveux au moment où te revient le souvenir de cette grand-mère qui te roule une galoche en te tripotant les couilles, c'est l'assurance de s'en mettre plein les yeux.

Tandis qu'il nettoyait ses chicots, il sentit que son ventre demandait justice. Il gargouillait, il borborygmait. Une binouse, il me faut une binouse, constata Alex.

Il regarda son portable : onze heures.

Onze heures, pour boire un coup ça va. Ça passe, se convainquit-il oubliant au passage qu'il était levé depuis une heure seulement.

Il ouvrit le frigo pour prendre une bière. Il achetait rarement du coca pour les lendemains. Plutôt des bières.

« Merde, pas de bière ». Qu'est-ce que c'est que cette merde ?

Il en était sûr pourtant, il lui en restait de la veille. Mais rien. Tant pis, il irait au bistrot. Une bonne pression, voilà ce qu'il lui fallait.

– Bonjour.

– Bonjour, qu'est-ce que je vous sers ?

– Un demi, s'il vous plait.

– Pardon ?

– Un demi.

Alex se demanda pourquoi le serveur le regardait avec cet air ahuri. Il songea qu'il avait peut-être une bonne grosse dégaine d'alcoolique, mais ce mec bossait dans un bar. Il ne gagnait pas sa croute en enquillant des menthes à l'eau. Alors ?

– Excusez-moi, je ne comprends pas. Un demi de quoi ?

– Bah, un demi de connerie vu que vous semblez en avoir en trop.

Le barman appartenait à cette race de loufiats conçus pour ne jamais comprendre du premier coup, toujours faire confirmer, préciser pour finir par apporter exactement ce qu'ils avaient décidé.

– Si vous ne me dites pas, je ne peux pas vous aider.

– OK, alors je voudrais un demi de bière s'il vous plait. A la pression. Blonde.

À son grand désarroi, Alex ne décela aucune lueur d'intelligence dans l'oeil du garçon. Au contraire, son trouble s'accentua et celui d'Alex atteint des sommets inconnus jusqu'ici lorsque le serveur rétorqua :

– De la bière ? Non, nous n'avons pas ça.

Le type paraissait sérieux. Diablement sérieux.

Alex, maintenant énervé, montra les pompes à bière :

– Et ça, c'est quoi, de la pisse d'âne ?

Le garçon lui fit l'article :

– Limonade, Coca, Sprite.

Et c'était vrai. Aucune pression à la tireuse. Que des sodas.

– Vous vous foutez de ma gueule ? Je suis venu hier, ou avant-hier et j'ai pris une bière. J'en suis persuadé.

Le serveur, impatient de mettre fin à la conversation :

– Je ne sais pas ce qu'est une bière, alors soit vous commandez ce que j'ai, soit vous partez. Ça va bien maintenant.

– Eh bah je me casse, connard et il sortit du bistrot pour se rendre dans le suivant.

– Bonjour, un demi s'il vous plait.

– Bonjour, pardon, quoi ?

Alex observa les tireuses : même chose ou presque. Pepsi, etc. L'inquiétude le prit, une inquiétude vorace. Une partie de lui voulait croire à un rêve, mais une autre, la plus éveillée, la plus lucide, l’amenait à constater qu'il s'agissait bien de la réalité.

Il changea de bar pour vivre la même scène une troisième fois.

– OK, alors donnez-moi, donnez-moi un gin-tonic.

Prendre un gin-tonic à onze heures trente, c'était vraiment tôt. Beaucoup trop tôt mais enfin, sa dose d'alcool passait avant tout. Les bulles du tonic soulageraient son ventre enragé, le gin s'occuperait de la tête.

– J'ai bien du Tonic monsieur, mais par contre je ne comprends pas trop, ce que vous entendez par gin.

– Mais, mais du gin merde quoi, comme ce que vous avez là.

Et il montra l'endroit où se trouvaient habituellement toutes les bouteilles d'alcool fort pour découvrir des produits inconnus. Sirop d'orgeat à la banane, prune papaye.

Aucun alcool.

– Mais, mais qu'est-ce que c'est que cette connerie? Mais où est la picole ?

Son désarroi dut toucher la serveuse qui tenta de comprendre son trouble :

– Vous cherchez quoi, monsieur ?

– Je cherche quoi ? Mais la picole, la bibine, la tisane, l'alcool, la pictance, enfin n'importe quel liquide pour se pinter. Merde. J'ai dormi combien de temps ?

Alex prit conscience de l'horreur en constatant que la serveuse ne jouait pas.

– Mais, écoutez-moi, vous savez ce que c'est que de l'alcool quand même ? Vous voyez non ?

Elle ne voyait pas.

– Mais je, le whisky, ça vous parle non ?

– Comment vous dites ?

Il prit son smartphone, lança une recherche « bière » : aucun résultat, autre que « mise en bière ». Il tapa « alcool », rien.

Delirium tremens, il nageait en plein delirium tremens. Cette idée d'être en crise le rassura profondément.

– Hahaha, mais oui, je suis fou, voilà, enfin je nage en pleine crise de folie. Ah putain, vous m'avez fait peur tous là. Bon, sur un coup comme ça, faut pas lutter. Je vais retourner me coucher et ça ira mieux demain.

– JE SERAI MOINS FOU DEMAIN, hurla-t-il en rigolant.

Il sombra et dormit de quatorze heures à huit heures du matin. Signe qu'il avait abusé de la boisson de manière plus régulière qu'il ne s'en souvenait. L'alcool rythmait sa vie depuis plus de vingt ans. Il ne comptait plus les nuits écourtées par les libations, les débordements, les dernières tournées qui l'emmenaient jusqu'à cinq, six heures du matin lorsqu'il devait se lever à sept ou huit heures.

Il s'éveilla avec un sentiment de malaise. Seize heures de sommeil peuvent réparer un homme, mais lorsqu'il en émerge, il oscille entre la sortie de coma ou de cuite anthologique.

Il mit quelques instants à récupérer, à retrouver ses marques.

Lorsqu'il rassembla les raisons qui l'avaient poussé à se coucher aussi tôt, il courut jusqu'au frigo. Aucune bière. Merde ! Pas d'alcool dans son appartement. Merde-e-e !

Et sur internet, toujours aucune référence à quelque boisson alcoolisée que ce soit.

– Je suis fou ! Totalement fou.

La peur de la perte de sa santé mentale s'effaça derrière la compréhension du monde dans lequel il allait devoir vivre : un monde sans alcool. Il prit une douche éclair, n'y inventa rien, sortit marcher dans Paris, de bar en bar, d'épicerie en épicerie, de supérette en supérette : nulle part, aucun alcool.

Ses amis, ses amis sauraient ! Il appela plusieurs potes et ils furent unanimes : aucun ne saisissait le concept d'alcool.

– Mais, mais, enfin ça fait vingt ans qu'on tisane ensemble ! Vingt ans. T'enlèves la picole, il reste quoi ? Il reste rien ! hurlait Alex dans le téléphone.

Fabrice, à l'autre bout ne comprenait strictement rien mais, fidèle à son tempérament, il relança, calmement :

– Écoute Alex, nous nous connaissons depuis vingt ans, c'est vrai et nous avons plein de souvenirs communs. Mais je ne vois pas ce que ton « picole » vient faire là-dedans ?

– TA picole, TA picole ! Personne ne dit « Ton picole » ! Qu'est-ce que ça veut dire ! Mais merde, mais, mais vas-y dis-moi quels souvenirs on a si tu enlèves la pictance.

Et c'est vrai qu'Alex n'arrivait pas à associer de souvenirs sans alcool. TOUS ses souvenirs avec Fabrice étaient liés, directement ou indirectement, à l'alcool.

La fois où, trop bourrés, ils avaient joué au billard avec des boules trempées dans la bière, ruinant le tapis. La fois où ils s'étaient battus parce qu'ils ne pouvaient s'empêcher de vanner ce géant Suédois. La fois encore où ils avaient parcouru toute une ile à dos de mouton, tuant un des moutons au passage. Collectant un de leurs plus mémorables fous rires.

– Mais, le coup des moutons à Oléron, tu te rappelles, demanda Alex.

– Le coup des quoi ?

– Je, écoute, tu as quels souvenirs avec moi. Vas-y rappelle-moi un souvenir.

Il y eut un blanc au téléphone, certainement dû à la perplexité de Fabrice devant le comportement de son ami.

– Eh bien, je ne sais pas, il y en a tellement. La fois où on est allé à Disneyland.

– Disneyland ? Tu te fous de ma gueule, nous n'avons jamais mis les pieds à Disneyland.

Fabrice continuait, sans réellement écouter Alex :

– Sinon il y a l'Espagne.

– Où ça ?

– Calella.

– Ah, voilà ! Une cuite de quinze jours putain. Bourrés du soir au matin ! Non ?

– Ben, non. On s'est amusé. On a joué au volley, au foot, au mini-golf et...

– Non arrête, arrête. Je... mais... tu me parles de gens morts ou vieux ! Merde. On est parti à vingt ans à Calella. C'était quand même pas pour en rapporter un souvenir de mini-golf ! On allait en boite, dans les bistrots, sur la plage, on finissait à cinq, six ou dix heures du matin. Bourrés ! BOU-RRÉS comme des coings !

– Écoute, Alex, je ne sais pas trop quoi te dire. Je ne comprends rien à tes histoires de picole, de bourrés.

Alex raccrocha. C'était plus qu'il ne pouvait supporter. Il appela encore quelques amis mais répéta les mêmes discussions, chaque fois plus déprimantes.

Pourquoi se souvenait-il de choses qu'il semblait être le seul à avoir vécues ?

« Je suis fou. C'est sûr et certain. Ça ne peut pas être un canular ».

Il s'était réveillé dans un monde sans alcool.

Il passa la soirée sur Wikipédia, YouTube, à chercher des informations sur les plus grands écrivains. Rien ne collait. Gainsbourg était mort à quatre-vingt-deux ans. Un petit chanteur médiocre, sans talent ni envergure. Raimbaud avait presque disparu des tablettes. À l'inverse, il découvrait d'autres célèbrités dont il ignorait tout. Peut-être des personnes qui dans son univers avaient laissé l'alcool les détruire.

Dans tous les cas, il ne souhaitait pas vivre dans ce monde sobre. Si l’excitation suprême consistait à gagner un Uno après avoir terrassé sa femme au mini-golf, autant en finir tout de suite.

Au moment où il formulait la phrase, il se rendit compte qu'effectivement cela ne se pouvait pas !

Il y a du maïs, des patates ici aussi. Alors il y a forcément moyen de fabriquer de l'alcool.

Il allait apprendre et il deviendrait richissime.

Vite déposer des brevets, pour le gin, le whisky, la bière, la vodka.

Les idées fusaient dans son esprit. Il cherchait à recenser tous les alcools qu'il avait jamais bus. Certains, il le savait, seraient compliqués à recréer de mémoire : Get 27, Chartreuse, Bailey's mais enfin, il avait assez d'idées en tête pour réussir à créer des boissons alcoolisées à partir de tous les fruits et légumes qui traînaient.

Il allait pouvoir quitter son boulot, changer de vie comme il en rêvait depuis si longtemps.

Il ne dormit pas, ou presque pas, pendant les trente-six heures suivantes. Cherchant à énumérer toutes les possibilités de fermentation, d'alcoolisation.

Aussi incroyable que ce fut, il n'avait pas trouvé de trace d'alcool mais il y avait bien description de procédés de fermentation. Qui dit fermentation, dit alcool !

Il ne vint jamais à l'esprit d'Alex de chercher à découvrir ce monde différent sans alcool. Y vivait-on mieux, moins bien. Quels changements fondamentaux avaient eu lieu par rapport à ce qu'il connaissait. Il abandonna d'ailleurs très rapidement l'idée de comprendre.

Seul créer de l'alcool et en tirer profit l'intéressait.

Enfin, après quinze jours de travail intense, il se rendit à l'INPI pour déposer ses brevets.

Il n'avait pas répondu aux appels réitérés de sa boite et avait fini par recevoir son courrier de licenciement.

Il s'en foutait, la fortune lui tendait les bras.

Arrivé au bureau de l'INPI, un employé jovial lui demanda la raison de sa visite :

– Je viens déposer une vingtaine de brevets.

– Une vingtaine ? Bravo ! Sur quoi ?

– Sur... heu, sur... c'est compliqué.

L'employé n'eut pas l'air surpris. Tous les gens qu'il recevait s'imaginaient détenteur d'un dossier compliqué, spécial.

– Bien, donnez-moi les papiers du premier brevet.

Alex les tendit, impatient de pouvoir se débarrasser de cette corvée pour commencer à fabriquer de l'alcool pour enfin, en boire.

– Votre invention c'est, c'est la bière ? C'est ça ?

Alex sentit une boule se former dans son estomac en entendant le ton moqueur de l'employé?

– Oui, oui, c'est la bière. C'est un procédé...

– D'accord et les autres là, laissez-moi deviner : y a du vin, de la vodka, du gin et du Ricard ?

Alex le regarda, rougit. Hésita entre une crise de rire ou un drame de larmes :

– Vous, vous, vous connaissez ?

L'employé, bien qu'assis alors qu'Alex se tenait debout trouva le moyen de le toiser :

– Non, bien sûr que non. Aucune idée. Jamais entendu.

Il jeta un autre œil aux documents :

– De la bière ? Ça a l'air sympa. Non vraiment. Vous tenez un truc. Tiens, vous devriez l'appeler, attendez « Heineiken » ou « Kronembourg ». Vous allez cartonner.

Alex regarda tous les papiers qu'il avait amenés. En désespoir de cause, il demanda à l'employé :

– Et une boisson avec des bulles ?

– Ah vous avez inventé le champagne aussi, félicitations.

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