La dent connectée

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Si vous avez lu La Dent et L'autre Dent, bienvenue dans La dent connectée, la conclusion de cette anti-saga.

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Peut-il vous arriver pire que finir amputé, paralysé, abandonné avec une putain de dent malade qui vous lacère le cerveau ? A priori, si vos neurones ne fonctionnent pas en mode économie d’énergie, vous devez répondre « non ». Mais si vous connaissez mes précédentes péripéties, vous savez que dès qu’il y a une merde dans le coin, je marche dedans, même si j’ai plus de jambe.

Quand la douleur dans ma dent s’est réveillée alors que le personnel de l’hôpital continuait à m’ignorer, j’ai sombré. Pas dans la folie, au moins j’aurais pu me chier dessus sinon avec joie, du moins sans honte ni souffrance. J’ai juste sombré. J’ai baissé la tête, ouvert le canal à larmes et j’ai pissé des yeux pendant des jours.

– Tiens t’as vu, y a La Venus de Milo qui se la joue Manneken Pis, commenta une infirmière à sa collègue.

Laquelle m’observa plus attentivement :

– C’est vrai qu’il donne pas envie.

Pas envie de quoi connasse, pas envie de quoi ? Je relevais la tête de fureur, sentiment inutile dans ma situation. Je foudroyais les deux moqueuses, j’y mis toute mon intention, tout mon désespoir, je n’étais pas en colère, j’étais la colère. Je déclenchais un torrent de rire, parce que quand tu pèses trente kilos, posé sur ton lit sans bras ni jambes avec une blessure à la bouche qui laisse apercevoir ton absence de dent, tu ne peux pas être « La colère ». Tu peux incarner « la pitié », « la misère » ou « la honte » mais pas la colère.

– Non, mais regarde-le, on dirait qu’il va mordre !

– Avec quoi, avec ses gencives ? Tu peux y aller, il arriverait même pas à te refourguer la rage s’il l’avait.

Et les deux infirmières partirent d’un fou rire dantesque. J’aurais pourtant juré que ces deux femmes n’étaient pas méchantes dans l’âme, simplement, devant moi, leur empathie s'altérait. J’avais une gueule à se moquer. Et je l’avais avant qu’elle soit édentée et recouverte de cicatrices. Une des cicatrices d’ailleurs, épousait une forme surprenante : le chirurgien m’avait cousu une bite. Maladresse ou méchanceté ?

Je sombrais à nouveau, attendant la mort. Mais le personnel avait décidé de me torturer et n’accédait jamais à mon désir : sonde, intraveineuse, goutte à goutte, tout y passait pour me garder en vie. Il déployait autant d’énergie à me sauver qu’il en mettait à m’humilier. Éternelle incohérence de l’être humain.

De plus, mon infirmier sadique devait ajouter un truc dans ma solution liquide qui me donnait furieusement envie de me gratter. Allez vous gratter quand vous êtes tétraplégique. Mon existence se résumait à « vouloir me gratter », « vouloir pleurer », « vouloir m’arracher cette putain de dent » ou « vouloir mourir ». Je ne sais plus quel est le con qui a dit « vouloir c’est pouvoir » mais si je le retrouve je lui arrache les couilles avec mes putains de gencives !

Les mois passèrent, inutiles, sans visite. Le monde m’avait abandonné. Pourtant un jour, une femme entra. Les nouvelles présences égayaient mon quotidien de manière totalement irrationnelle. Démesurée...

La cinquantaine, satisfaite, l’air hautain, sûrement une chirurgienne.

– Il va bien ? me demanda-t-elle.

Le doute s’envola : chirurgienne.

Et au nom de quoi elle me demande si je vais bien cette conne. Ça doit faire trois ans que je végète sur ce pieu ! Je secoue méchamment la tête.

– Parfait.

Mon absence d’influence sur le monde est restée intacte.

– J’ai une bonne nouvelle pour vous.

Personne ne s’adresse à moi, sauf mon ordure d’infirmier pour m’insulter, alors ces mots me touchent. Je m’écroule, pleure à chaudes larmes, mais mes fonctions vitales n’étant plus ce qu’elles sont, la morve se joint aux larmes, et je me retrouve rapidement avec une gueule bien crado, bougeant les lèvres pour essayer de me débarrasser du liquide et tout le monde me regardant comme s’ils tentaient de comprendre ce que je voulais  : Bordel, j’ai de la morve plein la gueule, qu’est-ce que vous croyez, que je fais collec !

Enfin, une interne un peu moins bornée que les autres s’avance, mi-compatissante mi-dégoûtée :

– Je crois qu’il veut qu’on l’essuie.

Un petit comique lance :

– En même temps, c’est à lui hein, ptête qu’il fait collec.

Le temps s’arrête.

Tout le monde rit.

C’est ma vie.

La chirurgienne reprend :

– La bonne nouvelle, c’est que pendant que vous restez là à profiter des avantages d’un système de santé de plus en plus coûteux, des personnes s'affairent dehors, s’échinent à vous assurer un avenir.

Attendez, elle me fait la morale ? Elle va me demander de mériter mon lit ? Ça fait trois ans que tout le monde m’ignore et la première qui s’intéresse à moi, c’est pour m’insulter ? Je pense qu’une dent m’en tombe de surprise.

– Mais enfin, ces courageux travailleurs, dédaignant de se reposer sur le labeur des autres...

J’essaye de rouler sur le lit, de me déplacer d’un mètre pour lui coller un coup de boule, enfin la frapper, d’une manière ou d’une autre, qu’elle sente tout mon mépris :

– Oh, regardez, il se rapproche, je crois qu’il veut vous lécher la main.

Convaincue, la chirurgienne, qui n’a pas oublié l’épisode de la morve, ne me tend pas la main, mais s’avance et me caresse la tête. Comme à un bon gros toutou. Je me remets à pleurer et j’entends :

– Ah, vous voyez qu’il fait collec, sinon c’est pas possible autrement.

La chirurgienne se redresse, intime le silence, la solennité :

– Bref, vous êtes sauvé !

Qu’est-ce qu’elle raconte ?

– Un nouveau programme de reconstruction humaine vient d’être lancé. Greffer un bras, activer un pied etc… et comme nous arrivons à la phase finale, et que vous présentez tous les manques que nous nous proposons de combler, plutôt que de chercher un cobaye pour la jambe droite, un pour la gauche, vous serez plus pratique. Vous êtes un peu le supermarché du handicap, y a tout chez vous !

Les rires repartent de plus belle, mais elle lève une main. Silence.

– Et pour que vous puissiez nous livrer vos impressions, nous en profiterons pour réparer cette zone du cortex qui vous prive de la parole.

Parce que vous auriez pu le réparer ? Je me jette sur elle, enfin, je roulotte ridiculement vers elle, tombe, pleure, morve.

– Je prends ça pour un oui, lâche-t-elle avant de quitter la pièce.

***

Ils m’ont robocopé. J’avoue, je l’avais pas vu venir. Qu’après m’avoir abandonné trois ans à baigner dans ma merde, ils décident de dépenser le budget du Burkina Faso à me remonter, ça me laisse pantois. Je suis encore allongé, mais l’infirmière, beaucoup plus sympa que l’autre ordure qui me torturait quand je gisais en mode végétal, m’a expliqué que mes muscles doivent s’habituer. C’est une question de semaines : rééducation puis retour à la vie normale. J’en pleurerais. D’ailleurs, j’en pleure.

Je bouge mon bras, ma jambe, j’essaye de parler :

– Ay inwoyab, inwoyap, eu euvi.

Elle me toise, sourit :

– Pour la parole aussi, va falloir vous réhabituer.

Ce sourire, le premier sourire qui ne soit pas sadique, moqueur, ou emprunt de pitié depuis mon accident. Enfin mon suicide.

Et le champ des possibles qui s’offre à moi me frappe en pleine tronche : l’avenir m’appartient, je dois être le premier homme reconstruit, tous les médias se pencheront sur moi, je vais pouvoir écrire un livre, devenir célèbre, raconter mon destin, on s’intéressera à moi hahaha.

Le retour à la vie va être triomphant, triomphal !

***

La chirurgienne se présente, m’explique ce qu’ils m’ont fait, je ne comprends rien, sourit, ravi et annone des « Merci, merci ».

– Bien sûr, il y aura quelques effets secondaires et précautions à prendre.

Je n’écoute pas, je sais que je devrais, mais c’est plus fort que moi, je n’écoute pas.

– Blabla bras bionique, gnagna électricité, blabla, incendie, gnagna, dent connectée, blablabla, wifi, patati

Elle me raconte mon calvaire à venir et moi, je lui souris comme un débile léger.

– Mais on vous réexpliquera. Un projet à cinq millions, s’agirait pas que vous nous le salopiez pour une dent mal lavée hahaha.

Et on me réexplique, mais ça fait trois ans que j'habite dans ma caboche, paralysé, muet. Toutes ces sensations, tous ces gens qui me parlent, s’intéressent à moi, c’est trop, trop d’un coup.

– Bla bla bla, si perdez réseau, blabla, attention, gnagna.

Et je sors, je suis dehors, je vais revivre. Pas reprendre mon existence d’avant, aucun intérêt. Non, je démarre une nouvelle vie !

***

Je sais, vous vous dites que je devrais avoir l’habitude, que mon aveuglement tourne à la connerie. Mais accordez-moi une chose : je n’ai jamais prétendu être supérieurement intelligent. On m’avait tout pris, on me le rendait avec intérêt. Ça peut faire lever un sourcil de méfiance mais on peut aussi, comme je l’ai fait, se baigner dans une mer de soulagement et de reconnaissance.

D’ailleurs, cette joie reconnaissante je l’ai éprouvée, sincèrement, pleinement, pendant une bonne semaine, jusqu’à ce que mes bras artificiels décident que ma tronche ne leur revenait pas. Je vous jure, je ne saurais pas comment l’expliquer, mais j’avais la sensation que mon bras ne m’aimait pas. Le droit surtout. Dès que j’approchais trop près la main de mon visage, il me collait une taloche. Avec une rapidité, une nervosité incroyable. J’avais récupéré un bras, un bras qui me cassait la gueule en permanence. Les jambes ont pris le même pli en plus vicieux. La droite adorait faire des croche-pattes. Pas à moi, mais à la ronde comme ça. Surtout les petites vieilles, les petites vieilles qui promenaient des chiens. Ah j’en ai pris des coups de cannes depuis que j’ai à nouveau deux guiboles. La chirurgienne étalait sa perplexité :

– Ça n’a aucun sens votre histoire. On n’a jamais vu ça.

J’ai tenté de lui expliquer que ce qui m’était arrivé avant, on n’avait jamais vu ça non plus mais elle était passée à autre chose. Lorsque je lui ai mis une main au cul, elle a appelé la sécurité en refusant d’admettre que c’était le fruit de son travail.

Mon corps me hait. L’ancien, j’étais un peu au courant, mais le nouveau n'a pas l’air plus enthousiasmé.

Je me rêvais animal social de retour dans la vraie vie, résultat : je pète dès que je monte dans un ascenseur, je rote si je croise une femme, mon bras me colle un pain dès que j’ai un instant d’inattention ou que j’essaye de relever une petite vieille que ma jambe gauche vient de faire trébucher.

***

– Et les dents, ça remache, me lance un infirmier lors d’une visite de routine.

– Vous êtes sérieux là ?

Il a l’air tellement content de lui que je n’ose pas continuer la discussion.

Vingt-huit nouvelles dents, toutes arrachées, toutes reposées, nickel.

Des dents connectées. Qui communiquent en wifi avec une appli pour l’informer de ce que je mange, de ce que je bois, du taux d’alcool, du gras enfin la vie moderne quoi. Forcement les verres que je prends du bras droit m’arrive plus dans la gueule que dans la bouche mais ça fait de la distraction.

Je ne peux pas me plaindre, j’ai plutôt gagné au change.

Je vais pour me lancer dans l’écriture de mon grand oeuvre : le roman de ma vie. Je me suis acheté un stylo dernier cri, une merveille de technologie qui scanne ce que tu écris, le retranscrit. Je commence à écrire, je mets le stylo dans ma bouche alors que je cherche un mot. Je dois baver un peu dessus parce que je n’ai pas encore récupéré tout mon self control. Et lorsque je ressens la décharge et la douleur qui va avec, je me souviens des conseils de l’autre conne de chirurgienne. Oui, ça me revient. Mais trop tard.

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