Bradbury mensuel Avril : Conversion (publié en Juillet mais c'est pas grave)
Alami ressassait. Le cœur battant, avec ses frères d'armes, il attendait. Ils approchaient du but. Vaincre le Dieu de la Mort, Mowsadi. Le Dieu Absent, selon ses propres adeptes. Si ce Dieu disparaissait, alors le Panthéon de la Vie pourrait redéfinir les lois régissant cette injustice qu'était la Mort.
L'armée, conséquente, croulait sous les bénédictions. Guidés par le fils de la Déesse de l'Equilibre et de la Justice, Halil, ils avaient pourfendus les adeptes de la Mort jusqu'à ce Temple. Les partisans de la Vie ne manquaient pas de soutien : simples humains comme Alami, hauts prêtres, élus divins, ainsi qu'une soixantaine de demi-dieux avaient déferlés sur les terres où résidaient les principaux adeptes de Mowsadi.
Pour une raison qui échappait au soldat volontaire, les adeptes de la Mort s'étaient avérés plus létaux pour les surhommes et les imprégnés d'énergie divine, que pour les simples humains comme lui. Peu importait, au fond. De plus, les habitants n'avaient pas cherché à les stopper, laissant les hommes d'armes dialoguer entre eux par le fer. Mais tout cela n'aurait prochainement plus d'importance. En ce jour historique, ils allaient permettre à leurs Dieux de réécrire le fonctionnement du monde.
Désormais, cela faisait trois heures qu'ils avaient ravagé le Temple et qu'ils attendaient. Les morts de leur camp avaient été ressuscités, les blessés soignés. Ils patientaient tous, pataugeant dans le sang des vaincus. Nul n'osait toucher à leurs corps, de crainte que le Père des Zombis ne les relève pour leur permettre de protéger une dernière fois leur dignité.
Les soldats s'agitaient. Le Dieu ne pouvait ignorer leur présence, ni le massacre de ses fidèles... du moins, Alami l'espérait. De ce qu'il en savait, Mowsadi était capable d'estimer avoir la flemme d'intervenir. Beaucoup comptaient sur son aversion pour les demi-dieux pour le contraindre à intervenir en personne.
Son esprit ne put demeurer concentré plus longtemps. Ses yeux s'égarèrent dans les ruines. À sa grande suprise, les lieux étaient à la fois sobres et beaux. Pour un endroit dédié à la Mort, il s'était attendu à... autre chose, il devait le reconnaître. Une atmosphère bien plus sinistre.
Certes, pour cet adepte de Felanna, Déesse de la Fertilité et de la Prospérité, tout cela manquait de fleurs et paraissait morne. Néanmoins, le marbre noir et gris, les tentures violettes cousues d'or, la salle principale vaste et l'immense pilier central - le potomitan - , tout donnait une atmosphère apaisante, solenelle, propice au recueillement. Il s'en voulait de cette pensée impure, mais il aurait aimé pouvoir pleurer sa famille dans ce genre d'endroit, plutôt qu'en un jardin ouvert où le tout-venant pouvait se rendre en toute liberté. Cet égarement impardonable l'amena à se rappeler la raison de sa présence en ces lieux.
Ses quatre enfants étaient morts. Felanna, le Panthéon de la Vie entier, leurs adeptes, tous s'accordaient sur ce point : la mort des enfants était injuste, ne devait pas exister. Plusieurs pourparlers entre Dieux avaient eu lieu, Halil avait même eu l'honneur de participer à deux de ces conciliabules. Selon Lui, Mowsadi, la seule fois où Il était venu, s'était contenté de baîller, avant de partir sans un mot. Tout juste avait-Il concédé un doigt d'honneur à l'assemblée. Même les autres Dieux craignaient le courroux du Maître de la Malemort, un ancien fléau qu'Il se plaisait à remanier pour exprimer sa réprobation. Aussi personne n'avait osé tenté de Le retenir, ou de Lui rappeler l'existence du respect.
Malgré cela, ils se tenaient là, mortels, élus, immortels, dans l'un de ses antres. L'armée avait su frapper vite, fort, pénétrer dans une ville frontalière suffisamment importante pour y trouver l'un des plus grands Temples dédiés à Mowsadi seul. Si malgré cela, Il ne se décidait pas à venir...
Quatre heures. Tous commençaient à s'impatienter. Leurs corps, leurs esprits se fatiguaient dans cette vigilance et cette discipline continues. Cela, même les plus puissantes bénédictions ne pouvaient y palier.
Soudain, l'horreur. Les mortels hurlèrent comme un seul homme. Autour du potomitan d'un noir luisant, venait d'apparaître une abomination. Enroulé autour, un fratras de corps, de membres plantés aléatoirement mais aussi, sans raison, de crânes humains et animaux, épais comme un tronc de chêne centenaire, le corps immonde se perdait jusqu'au plafond, tandis que près du sol, un crâne de taureau géant sans la moindre trace de chair tenait lieu de tête. Dessus, se tenait un homme.
Mowsadi méritait sa réputation de Dieu hors du commun. Contrairement au reste du monde, mortel ou non, il ne portait ni pagne, ni peaux, ni lin, ni laine. Il avait la peau noire des hommes vivant loin, très loin au Sud. De grande taille et de belle carrure, il portait un étrange costume luisant noir et violet, ouvert sur un torse à la musculature digne d'un danseur. Son pantalon, dans la même matière, s'ouvrait dans une fente au bas des jambes. Ses chaussures luisaient tout autant, réhaussées de talonettes. Le Dieu tenait sa sempiternelle canne de vertèbres blanches d'une main, un cigare fumant de l'autre. Enfin, par-dessus ses dreadlocks reconnaissables entre mille, son chapeau, toujours noir et violet, formant comme un cylindre irrégulier au-dessus de sa tête, au bord liseré de ses couleurs. Son air d'habitué du poker, indéchiffrable, tout aussi caractéristique, ne laissait rien deviner de ses intentions.
Son ignoble monture finit de poser la mâchoire à terre, alors seulement, Il daigna en descendre. Sa gestuelle était mesurée, calme. À le voir, il ne se trouvait pas dans un charnier, mais à un rendez-vous d'affaires des grands de ce monde. Il parla, d'une voix rocailleuse, désagréable, laissant entendre qu'il éprouvait du désagrément. Curieusement, bien qu'il ne poussât pas sur sa voix, tous l'entendirent comme s'Il se tenait près d'eux.
- Vous bougerez pas de là, tant que vous ne m'aurez pas vu, n'est-ce pas ?
Un frisson parcourut l'assemblée. Ils étaient à plusieurs milliers contre lui, pourtant, à le voir, Il maîtrisait la situation. Il s'offrit le luxe de faire un cercle de fumée, nonchalant. Halil se fraya un chemin jusqu'à Lui et rétorqua avec assurance :
- Vous avez gagné bien assez de temps, Maudit !
- Ah, ça faisait longtemps qu'on ne me l'avait pas faite, celle-là...
- Tu vis...
Mowsadi l'interrompit d'un claquement de langue.
- Je ne vis pas, j'existe. Ecoute, ton discours, que tu as préparé avec ta divine mère, je le connais déjà. D'ailleurs, vous devriez tous savoir que devant un Dieu, on se prosterne. L'auriez-vous tous oublié ?
Le Dieu baîlla de nouveau. Le temps du geste, il ne dissimula plus à quel point il s'ennuyait. Puis Il s'impatienta. D'un simple mouvement du poignet, l'assemblée se prosterna à Ses pieds, dans un concert de glapissements apeurés. Alami sentit ses jambes et son dos brutalement privés de force, à peine pouvait-il encore tenter de lancer des œillades aux alentours.
- Voilà qui est mieux. Vous venez réclamer la fin de la mort, ce à quoi je réponds : même pas en rêve. Et votre cher Panthéon vous a envoyés dans l'unique but de me tester, comment expliquez-vous sinon qu'ils ne vous accompagnent pas, ces emmerdeurs ?
- Mensonge ! l'interrompit Halil.
Les humains se sentirent galvanisés par cette interruption. Leur guide dans cette quête irradiait d'une aura dorée, qui enveloppa les siens. Cela leur permit de se relever en titubant.
- Leur souhait est de prouver qu'unis, nous supplantons vos fidèles ainsi que vous-même ! Vous êtes seul, Mowsadi, contre le bras armé de la Volonté Divine !
Pourtant, d'un geste las, Mowsadi parvint à le rendre muet. Un grognement agacé plus tard, il soupira :
- Ben voyons, j'ai que ça à foutre de raconter des fadaises... Tu as une idée des efforts qu'il faut déployer, pour un mensonge à la con ? Qui sera éventé tôt ou tard, tu en sais quelque chose, demi-portion. Je préfère passer directement par la case vérité, tout le monde gagne du temps... surtout quand la vérité m'arrange. Vous avez juste été envoyés pour voir si votre squat me fait intervenir. Vous avez la réponse, maintenant vous pouvez rentrer chez vous vous faire foutre. Vous serez même encensés de m'avoir survécu. Puis je te rappelle que deux autres dieux appartiennent au Panthéon de la Mort... Je suis persuadé qu'ils se tordent de rire actuellement.
Tandis que ce Dieu néfaste parlait, Halil se débattait contre le sort de silence qui le muselait. Après s'être arraché les cordes vocales, qui repoussèrent en un instant, il mugit, la hache brandie vers l'Ennemi :
- Bats-toi, incarnation du Mal !
Mowsadi pencha la tête de côté, dépité.
- Et alors vous autres, qui vous a autotisé à vous redresser, mmh ? Je vous donne trente secondes pour déserter. Dernière chance de rentrer chez vous vivants... pendant que je m'explique avec ce p'tit con... Tu veux danser ?
Pour toute réponse, la hache bénie s'abattit en sa direction. Mowsadi se contenta de remonter sur le crâne, sa monture se rétracta, évitant à son maître d'être touché.
- Très bien. Dansons.
Une partie des vertèbres soudées de la canne tomba en poussière, dévoilant un rai de lumière brune. Halil s'élança, esquiva la masse de chairs putréfiées sur laquelle marchait l'Absent. Une pluie de sorts suivit le demi-dieu, tandis que les simples mortels prenaient position avec fluidité, leurs lances brandies.
Après les différents sorts de magie sacrée, les enfants de Felanna tentèrent d'immobiliser leur cible dans des vrilles de felonnes, plante créée par leur mère. Nul n'ignorait leurs proriétés vampiriques.
Hélas, à la surprise générale, Mowsadi ricanna. À peine les vrilles l'effleurèrent, qu'il les fit disparaître d'un geste théâtral. N'en restèrent que des lueurs argentées, ressemblant furieusement à des âmes. Les lueurs filèrent sous le divin chapeau.
- Merci du cadeau ! Oh, vous ne saviez même pas... C'est bien un truc de votre Panthéon, ça... Vous conférer des outils sans rien expliquer...
Tout en conversant, il parait de Sa seule volonté les assauts de ses opposants. La situation glaça les mortels présents. Alami refusait de croire à l'évidence.
Ces plantes, sublimes, omniprésentes sur les terres de Felanna, l'avaient toujours mis mal à l'aise, sans qu'il n'en comprenne la raison... jusqu'à ce jour. Mais... cela ne pouvait être vrai ! Seul Mowsadi régentait et utilisait les âmes selon Son bon vouloir ! Cela comptait parmi Ses nombreux vices !
Dès les trente secondes écoulées, les humains durent affronter l'une de leurs plus grandes craintes : les morts-vivants se levaient. Alami accomplit son devoir : il préserva ses supérieurs de la répugnante tâche de clouer au sol ces immondices, encore des hommes comme lui quelques heures plus tôt.
Pieux et maillets remplacèrent lances, haches et épées. Leur coordination paya, les morts restèrent cloués au sol avec une rapidité appréciable. Autour d'eux, le combat entre les immortels faisait rage. Ils n'entendaient que le fracas des lames, des incantations, des cris de douleur souvent interrompus en des râles d'agonie, le tout à un rythme intenable pour de frêles humains.
Une fois cette première vague de non-morts immobilisée, les humains reprirent leurs armes bénies, tentèrent de viser leur opposant. L'unique responsable de l'existence de la Mort, dans la même pièce ravagée qu'eux !
- Vous pensez combattre pour la bonne cause ? Qu'en disent vos victimes de ces dernières semaines ? railla Mowsadi.
Aussitôt que sa voix se tut, à laquelle se superposait le cri de rage de Halil, tous, sans exception, entendirent des hurlements stridents surnaturels. Des suppliques, issues du Domaine des Morts. Ce simple son, insupportable, jeta à genoux la quasi-totalité des combattants. Alami parvint toutefois à garder conscience, puis espoir. Halil poursuivait le combat, harcelant le Dieu de son juste courroux.
Le mortel n'apperçut leur ballet fatal qu'un instant. Cependant, si la maîtrise de Halil l'avait galvanisée jusque-là, cet instant suspendu suffit à souffler ses espérances. Mowsadi se mouvait à la fois à la manière déliée d'un danseur au sommet de son Art, couplée à l'efficacité d'un combattant invincible. Il menait le combat d'une main de maître, ne souffrant aucune contrariété. Même seul contre plus de quatre-vingt surhommes, Il laissait voir son ennui, s'offrait le plaisir d'effectuer des pas de danse.
De la pointe de son arme de lumière brune, Il relevait la hache de Halil, interrompant ce dernier en plein mouvement de balancier. Sans effort, le demi-dieu fut contraint à tourner sur lui-même, comme une danseuse balotée par un partenaire indélicat. Mowsadi profita que cet indésirable lui tourne le dos pour contraindre tout un groupe de prêtres à se prosterner de nouveau. Des mains cadavériques jaillirent du sol, réduisirent les saints hommes à un silence éternel. Le tout, en un éclair. Halil refaisait tout juste face, que déjà la quasi-totalité des prêtres venait de se faire déchirer.
Mourir. Ils mourraient tous de Sa main, s'Il le souhaitait. Toutefois, Alami ne put s'apesantir plus avant sur son désespoir. Les hurlements des défunts lui signalèrent un danger plus immédiat. Des mains spectrales, accompagnées de visages gémissants, figés par la Mort, jaillissaient du sol dallé. Seuls cinq spectres vinrent pour lui.
Ce dernier arma son bras, les balaya de sa lance bénie. Leurs accusations résonnèrent dans son crâne, tenant à la fois de la plainte, du gémissement et du hurlement.
Meurtrier... Assassin... Briseur de familles...
Sa lame enchantée les réduisit au silence, les uns après les autres. Cependant, ils les avait tous reconnus. Ces cinq personnes, il les avait déjà tenues au bout de son arme. Un homme âgé. Deux hommes dans la fleur de l'âge. Un adolescent, presqu'encore un enfant, surpris à piller leurs réserves. Une jeune femme, soupçonnée d'espionnage. Alami sentit de nouveau l'effroi, l'horreur éprouvés au moment de les condamner au trépas. Il s'en voulait. Regrettait ses gestes. Mais la guerre, la cause les lui avaient imposés.
Libéré de ses victimes, il s'empressa d'assister ses frères d'armes. Malgré lui, il entendit les accusations des morts, qui de ce qu'il en savait, ne pouvaient qu'être vraies.
Meurtrier... Assassin... Violeur... Voleur... Profiteur... Tortionnaire...
Découvrir ces exactions acheva de le faire douter. Ils œuvraient pour le Bien de l'Humanité, bon sang ! De quel droit ses frères libérateurs se comportaient de la sorte ? Bien que dans l'erreur, leurs ennemis demeuraient, comme eux, des êtres humains ! D'autant plus que les civils ne les avaient ni entravés, ni aidés !
De plus Mowsadi ne laissait naître aucun demi-dieu sur les terres sous sa férule. Les combats s'étaient tous avérés déloyaux, en la faveur des Justes, jusqu'à présent. Son armée ressuscitait les morts de son camp, encourageait le sacrifice et le don de soi, la bravoure, ils se devaient de prouver à leurs adversaires leur supériorité morale, ne laisser aucun doute quant aux bénéfices de les rejoindre ! Le Dieu du respect des morts n'autorisait ni les résurrections, ni l'existence des élus divins. Non. Les humains sur ses terres ne devaient leurs pouvoirs, leurs connaissances, qu'à eux-mêmes. Eventuellement conférait-Il un outil ou un savoir, rien de plus.
Tandis qu'il pourfendait les émanations accusatrices, Alami en vint à se laisser désarmer. Les spectres qui parvenaient à étouffer leurs bourreaux les possédaient, les amenant à se retourner contre leur propre camp. Mais... de ce qu'il entendait, cela lui paraissait mérité. L'espace d'un instant, il se questionna. Pourquoi les soldats étaient ressuscités, jamais les enfants ? Pourquoi sa femme, foudroyée par une maladie incurable, n'avait pas été ramenée d'entre les morts, mais mise en terre ? Existait-il un lien entre ce rite et les felonna ? Non, l'heure n'était pas à l'impiété !
Les trois possédés qui l'acculaient hésitèrent un moment. L'un de ses frères, libéré lui aussi de ses victimes, mit un terme à cet instant de flottement. Alami le laissa seul. Ses oreilles résonnaient encore du nombre d'accusations qui visaient une part non négligeable des "libérateurs" qu'il accompagnait.
Bien sûr qu'il savait, pour certaines exactions. Mais en entendre autant... Par les Dieux... La Mort était une injustice. Mais eux-mêmes, malgré ce qu'ils défendaient, valaient-ils mieux ?
De sinistres craquements au sol résonnèrent. Les non-morts se libéraient de leurs entraves. Des possédés les aidèrent, ignorant les coups létaux portés par les défenseurs de la Vie. Alami ne s'en mêla pas. Ses oreilles sifflaient, du tumulte de la bataille et du choc des révélations qu'il subissait.
Depuis la périphérie du champ de bataille, se fit entendre un puissant râle d'agonie. Un demi-dieu succombait sous les coups du Dieu. Demi-portion, avait-Il dit au héros Halil. De là où il se trouvait, Alani put observer une partie de la scène.
Atrocement mutilé, couvert de sang rouge et or, le demi-dieu, un fils de Felanna reconnut l'humain, se faisait arracher la tête d'un geste expert. Sans l'atrocité du geste, cela aurait pu être beau. Toujours pris dans son tumulte intérieur, Alami releva que Mowsadi avait réussi à emporter du même geste la tête et la colonne vertébrale de sa victime. Les gerbes de sang éclaboussaient les alliés de l'agonisant.
Un coup de bouclier le ramena à son propre présent. Son capitaine lui gueula :
- Soldat ! Aidez vos frères !
- Oui, Capitaine !
Plus par habitude que réel souhait de se rendre utile, il reprit sa lutte contre les non-morts, les possédés. Le nombre de combattants ne diminuait pas, contrairement à sa foi en leur but, contrairement à sa force et celle de ses frères. Les bénédictions s'amenuisaient. Les demi-dieux, censés prendre le relais des prêtres, se concentraient plus sur leur propre survie que sur le soutien aux mortels.
Les morts, à peine trépassés, s'en prenaient aux vivants. Sans fatigue, sans lassitude. Combien de frères vit-il subir un coup létal, pour aussitôt se tourner vers les vivants ? Toujours plus... Ils périraient tous, allaient achever leur existence au creux des mains de Mowsadi.
Ce dernier parlait. Beaucoup. Sans laisser entendre la moindre fatigue, le plus infime essoufflement. Sa voix outrepassait de temps à autres le fracas de cette bataille qu'il savait déjà gagnée.
- Avez-vous la moindre idée de ce que vous apporte la Mort ? Grâce à Elle, vous avez le libre-arbitre. Vous pouvez choisir votre raison d'être, en changer. Elle vous permets l'Amour, vous conduit à innover, inventer. Et vous voudriez vous en passer ? Ha ! Fadaises ! Immortels, vous perdriez votre humanité ! Vous n'avez qu'à voir vos chères demi-portion ! Vos précieux élus !
Halil rétorqua quelque chose. Mais il ne savait pas se faire entendre comme le Dieu, aussi sa réponse demeura inconnue des humbles humains autour de lui.
En attendant, Alami trouva à se mettre en retrait des combats. Le hasard l'avait conduit près d'une porte. Dès qu'il le put, il se cacha derrière. Seuls deux possédés l'y suivirent, ainsi qu'un compagnon qu'il acheva lui-même, désireux de rester seul avec ses doutes.
Le Dieu... Ses paroles... Se pouvait-il qu'Il dise la vérité ? Les Immortels aimaient-ils ? Inventaient-ils ? Le Panthéon de la Vie les sacrifiait-il ? Les felonnes... Non, c'était inconcevable. Mais s'il se trompait, comment Mowsadi aurait pu lever des âmes de ces plantes ? Cela expliquerait tant de choses !
Il s'intéressa à la pièce. Une odeur désagréable y régnait, malgré l'aération continue et les monticules d'encens qui y avaient brûlé. Il comprit bien vite se trouver dans une salle d'embaumement. Tout y était méticuleusement rangé. Dans sa culture, les morts n'étaient pas embaumés. À peine trépassés, ils étaient enterrés dans les jardins sacrés, nourrissant la terre, contribuant à renouveller la beauté du monde. Servant ainsi, même dans cet état, Felanna. Alami avait souffert de ne pouvoir saluer une dernière fois les siens comme il l'aurait souhaité. Un voisin avait découvert les corps, des prêtres étaient aussitôt venus en disposer.
En ces lieux, les choses semblaient se passer différemment. On lui avait toujours présenté l'embaumement comme une barbarie, un manque de respect crasse envers les défunts. Mais depuis, il avait entendu raconter d'autres versions. De ce qu'il en avait compris, cela permettait aux familles endeuillées de bénéficier de plus de temps, pour saluer une dernière fois ces membres partis dans l'Au-delà. Peut-être...
Un cataclysme arracha la porte. Halil la traversa, de même que le mur d'en face. Cela ne suffit qu'à peine à stopper son vol plané. Alami éprouva un vif malaise, en l'entendant peiner à respirer, quelques dizaines de pas plus loin, pris dans les roches et les éclats de bois.
Sans se presser, Mowsadi s'invita dans l'ouverture. Il avait perdu son air indéchiffrable. Désormais, il souriait de toutes ses dents ensanglantées, barbouillé du sang mordoré des demi-dieux à qui il avait arraché des lambeaux de chairs. Il incarnait désormais la Faim de la Mort, la haine du vivant des trépassés. Il ignora Alami, seulement concentré sur l'amas de chairs en cours de régénération qui se relevait en vacillant.
- Aller petit, lèche mes pompes et je saurais me montrer magnanime !
Et il tendait élégament un pied. Haletant, Halil émergea des décombres. Son regard éperdu se posa sur le soldat. Par habitude, il tendit une main avide en sa direction. Déjà, Alami se sentit vieillir, décliner... Jusqu'à ce que Mowsadi interrompe le sort, d'un sifflement amusé.
- Tu en fais, des dégâts collatéraux... Ils le savent, qu'ils te servent de croquettes ?
- Mensonge... râla le héros.
Le demi-dieu se ramassa comme un animal, prêt à bondir. Mais quelque chose de massif l'écrasa au sol, le piétina sans vergogne, traversant d'autres murs encore pour sortir du bâtiment. La situation amusait le Dieu. Rayonnant, il présenta la masse passée d'un geste grandiloquent du chapeau à l'humain présent :
- Je te présente ma dernière création, Bladja ! De toute beauté, n'est-ce pas ? Uniquement constitué de sacrifices pour moi.
La Déité s'interrompit. Il remit son chapeau d'un geste, fit mine de tenir l'ombre d'un cœur battant dans sa main pour mieux le broyer. Un râle d'agonie répondit au mouvement, suivi de l'effondrement d'un corps en armure. Un élu divin venait de s'effondrer. Une lueur argentée émana du corps, fila sous le chapeau. Mowsadi adressa un clin d'œil au témoin, avant de reprendre son duel contre Halil.
Le héros avait tenté de voler sa vie... Cette fois, Alami en savait assez. Il profita de la trouée dans le mur pour s'éloigner des combats. Hors de question de continuer à participer à cette masquarade. Deux murs plus tard, son corps le lâcha. Plus loin, il avait conscience des combats qui se poursuivaient. Sans lui.
Son corps et son esprit rendirent les armes, il perdit la notion du temps... peut-être même connaissance. Mais quand il tendit de nouveau l'oreille, seul le vent se faisait entendre. Le vent, et les insectes. Ces nuisibles festoyaient dans une cacophonie immonde.
Le corps gourd, lourd, Alami se redressa. C'est cet instant que choisit le Dieu Mowsadi pour le rejoindre avec sérénité, dans ce petit couloir écroulé. Outre le sang séché toujours piqueté d'or, Il portait aussi des éraflures d'où émanait son sang huileux et noir, empoissant généreusement sa tenue. Avec la voix de Halil, il le salua comme un ami.
- Tu t'es caché là, toi. Bien, parlons peu, parlons bien. J'ai senti ton revirement. Donc voilà ta situation, et prends pas la peine de me répondre, ce que tu feras ensuite je m'en branle. Vous êtes quatorze survivants, plus ou moins dans la même situation. Tu peux aller te faire foutre dans ton pays d'origine. Tu peux rejoindre mon culte, dans ce cas vaut mieux que tu participes aux derniers hommages envers les morts, avant d'aller voir dans cette direction, rejoindre une citadelle de convertis comme toi. Ou tu peux vouloir te faire pendre ailleurs.
Mowsadi s'étira. L'humain contint à grand peine un hurlement de terreur. Toute la face de Halil avait été tendue sur le bouclier du Dieu, semblait encore respirer et saliver. Le propriétaire du trophée le remarqua, le montra avec fierté, reprenant sa vraie voix :
- Je garde toujours un petit souvenir des débiles qui pensent pouvoir me faire la peau. Je reconnais que celui-là est beau ! Sur ce, j'ai vu mon quota de vivants pour les prochaines décennies à venir... Et n'agis pas selon ce que d'après toi, je pourrais bien vouloir. T'es libre, t'es vivant, t'es pas sous ma juridiction. Donc agis selon tes valeurs ou n'importe quoi d'autre, ça m'indiffère au plus haut point.
Alami en demeura bouche bée. Ce Dieu... le laissait libre ? Malgré ses blasphèmes, malgré ses attaques contre Lui, Ses symboles et Ses croyants ? Les rumeurs à son sujet s'avéreraient véridiques ? Mais quelle entité supérieure agissait ainsi ?
L'espace d'un instant, il se demanda si tout cela n'était pas un piège. Une odieuse machination pour lui donner de faux espoirs. De toute manière, il le découvrirait bien assez tôt... Rompu de fatigue, physique comme spitrituelle, le survivant partit s'enquérir de l'identité des autres. Le nombre s'avéra exact, il n'en connaissait aucun ne fusse que de nom.
Des adeptes de Mowsadi les rejoignirent peu de temps après. De toute évidence, les quelques survivants ennemis les indisposaient. Néanmoins, ils se gardèrent de tout commentaire. Ils se contentèrent, avares de paroles, de rendre les derniers sacrements, aussi bien aux membres de leur culte qu'aux ennemis. Alami ne s'intéressa guère à ce qu'en pensaient ses anciens frères d'armes, fourvoyés tout comme lui.
Au fond, il savait déjà quelle décision il embrassait. Le Dieu Absent l'avait convaincu. La prêtrise le tentait. Au nom de cette entité qu'il avait appris à haïr, à craindre, à mépriser. En moins d'une heure, il venait de massacrer plusieurs dizaines de demi-dieux, d'élus divins, accompagnés de milliers d'hommes. Mais... ses arguments, en faveur de la Mort, son geste pour sauver un blasphémateur... Jamais, au grand jamais Felanna ou un membre de ce panthéon n'auraient agis de même. Jamais il n'aurait joui d'une telle liberté non plus, en tant que vaincu. Non, il aurait eu le choix entre la conversion et la mort, éventuellement la servitude.
Aussi, sans un mot, il aida ses anciens ennemis à rassembler les corps. Du moins, ce qu'il en restait, au travers des nuages de nécrophages. Son aide s'avéra utile. Il ne leur adressa la parole que pour s'assurer de la direction à prendre, pour atteindre le village des convertis. Une vingtaine de doigts, accompagnés de regards peu amènes qu'il pouvait comprendre, lui confirmèrent l'information.
Accompagné de quatre inconnus aussi couverts de sangs et de contusions que lui, ils se dirigèrent, sans un mot, vers cette nouvelle Vie. Cette fois, l'idée même de leur mortalité les laissait en paix.
Parvenus à destination, on ne leur demanda qu'une chose : donner toutes les connaissances sur leurs anciens Dieux respectifs, les cultes, les rumeurs... Faible prix à payer, dont ils s'acquittèrent volontiers, pour débuter leur nouvelle existence. Au service de Mowsadi. Il s'avéra que ce dernier ne mentait pas, tout comme l'illumination d'Alami au sujet des felonnes se révélait juste.
Jamais plus aucun d'entre eux ne vit, n'entendit ni même ne rêva de l'Absent. Il portait bien Son surnom.
Fin.
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