Les pouvoirs 3/5
Son poing se ferma. Norham prit une grande inspiration. Rassembla son courage. Il allait oser ? Pour de vrai ? Les asservis avaient affirmé que cela ne changerait rien au résultat. Peut-être mourrait-elle plus vite, mais qui s'en souciait ?
Encore incertain, il toisa sa cible. Son air malade, épuisé, terrorisé. Que risquait-il ? Rien !
Sans plus réfléchir, il abattit son poing sur le ventre transpercé. La sensation lui plut. Le pouvoir, la puissance, enfin à lui ! Le jeune homme recommença. Encore. Encore ! Et encore !
Soudain, il eut mal à la main. Il venait de heurter des os. La douleur, bien que légère, le dissuada de continuer. Il aurait besoin de ses mains au matin, pour mieux maîtriser le vaudou, gagner en possibilités à sa disposition. Pour travailler, surtout. Alors il cessa. Arracha sèchement son arme.
L'objet avait repris son apparence initiale, d'avant même qu'il ne dessine dessus à la cendre. Satisfait, Norham fit un clin d'œil à la peste.
- Ose seulement m'accuser, non seulement je reviendrais, mais tu subiras pire. Bien pire. Compris ?
Dans un gémissement, elle acquiesça. Enchanté de la situation, Norham rentra sereinement chez lui, tenter de dormir un peu. Il n'avait aucune idée de ce "pire", mais doutait de devoir y réfléchir un jour. Son père l'avait toujours menacé ainsi, de même que sa fratrie, sa mère, leurs voisins... Personne n'avait jamais osé s'y risquer.
Depuis combien de temps n'avait-il éprouvé du bonheur ? Au matin, bien qu'il subissait encore la fatigue, il éprouvait une légèreté oubliée. Par curiosité, il rendit visite à sa petite sœur... qui se portait comme un charme, bien qu'elle rasât le mur à son approche. Aucune importance. Elle allait bien, pouvait retourner travailler.
- Un miracle, c'est un miracle ! insistait leur père. Pourquoi qu'tu rases le mur comme ça ?
- No... No... Norham y... y... y m'a... y m'a tapé ! Av... avec un couteau !
Pour corroborer ses dires, elle leva sa robe sur son ventre parfaitement lisse. Aucune trace de coup. La famille en demeura muette de stupéfaction. Ses cicatrices avaient disparu. Puis les regards passèrent de la miraculée à son aîné. Ce dernier finit sa bouchée de gruau avant de répondre d'un ton détaché :
- Nehdal m'a confié ses tatouages. Et je me suis servi de l'enseignement des asservis associés pour transférer ses maux à la peste d'à côté.
- T'es en train de nous dire que tu es devenu mage ? s'étrangla sa mère.
- Pas encore. Mais en apprenant assez...
- Si tu es mage...
- Je ne connais pas encore mes limites. Et pour le moment, transférer des maux, c'est bien la seule chose que je maîtrise. Sur ce, veuillez m'excuser, je dois encore débroussailler le champ.
Nul ne le retint. Content de son petit effet, il mit plus de cœur à l'ouvrage que d'habitude. Le jeune homme aimait profiter des restes de la rosée du matin. Le sol, plus meuble, était bien plus facile à travailler.
Ce jour-là, il ne prit pas de retard. Il lui restait certes encore bien du travail à abattre, mais au moins pourrait-il profiter du sommeil du juste à la nuit tombée. De plus, sa petite sœur pourrait reprendre sa part de tâches, comme chasser les nuisibles, traquer les traces de pattes ou encore aider à la cuisine.
Au soir, ils reçurent une visite impromptue. Le fossoyeur demanda le "nouveau tatoué" et s'empressa d'emmener Norham à part, sur la route du cimetière.
- P'tit, tu t'souviens de c't'histoire d'intermédiaire, là, Yebga j'sais pas quoi ?
- Oui ?
- Et qu'maint'nant qu'y a plus la Duchesse, les morts dorment... et nous protègent plus ?
- Oui ?
- Ben tes asservis pourraient pas t'permettre de désigner des morts qui reprendront not' défense ?
- Tu me poses une très bonne question.
Norham se piqua volontairement le bras contre des ronces, décida d'en conserver une branche et interrogea ses nouveaux guides. Ces derniers confirmèrent que cet exploit lui était désormais possible.
- P'tit, j'paierais trois gus des villages voisins pour qu'ils fassent ta besogne, mais t'apprends à faire ça fissa.
L'initié en resta bouche bée.
- Dis à tes parents que j'te loge à ma cabane, j'te nourris, et j'veux t'voir travailler d'arrache-pied à ça. J'te prends dès c'soir. D'main matin, y'a les premiers habitants qui disent quel mort dort, quel mort veille, on marquera les tombes. Et toi dès qu't'es prêt, tu lances ton sort. Par contre, j'te préviens. Si ça rate ou qu'ça prend plus d'une semaine... J't'enterre vivant.
Le menacé se racla la gorge :
- C'est que... J'sais pas combien d'temps ça va me prendre.
- Ben d'mande-leur maint'nant.
Il s'excécuta, mesura tout le savoir qu'il devrait cumuler : de la taille de pierre encore, de la gravure sur bois, manier les carcasses, dessiner, mais aussi chanter, incanter, danser, suivre toute une série de gestes rituels et concocter une mixture guère engageante. À côté de lui, le fossoyeur se gratta le cou, circonspect. Ils s'échangèrent un regard las.
- J'pensais pas qu'ce s'rait aussi compliqué.
- M-m-moi non plus.
- J'te log'rais pas si longtemps... Mais on risque d'avoir b'soin d'eux vite.
- Sinon... Je peux rester chez moi, et venir étudier, expérimenter chez toi ? En plus, ça te fera moins de frais. Et tu ne paies qu'un type.
Le fossoyeur lui serra aussitôt la main et rentra chez lui sans plus de cérémonie. Laissé sur le carreau, Norham retrouva les siens, leur exposer la situation du lendemain. Le soulagement de ses parents à ne plus le revoir que matins et soirs lui affaissa les épaules. Ils verraient. Il deviendrait quelqu'un, sans rester coincé dans l'avenir auquel ils l'avaient destiné.
Il y réfléchit dans son lit. Quel avenir l'avait attendu, jusque-là ? Garder le champ, la maison, menacer les époux, ainsi que les épouses de sa fratrie pour s'assurer que nul ne pille leur famille, prendre une femme pour qu'elle lui donne une descendance... Qui poursuivrait le cycle. L'aîné obtiendrait la maison, le champ, le nom, devrait protéger ses petits frères, ses petites sœurs toute sa vie durant, et ainsi de suite. Sans avoir son mot à dire, jamais.
L'espace d'un instant, il mesura tout ce qu'il devait apprendre, pour pratiquer le vaudou. Plusieurs arts auxquels venait s'ajouter la magie. Le chant et la danse pour savoir incanter, le dessin pour avoir une chance de maîtriser les vévés, la musique aussi de ce qu'il avait compris. Sans compter les gravures. Lui n'avait jamais rien appris de tout ça.
Il savait bêcher, planter, cultiver, filer, tisser, broder, coudre. Compter jusque soixante, une grande fierté pour lui. Faire du gruau, reconnaître certaines plantes comestibles ou toxiques, vider un animal, prendre de la viande encore consomable sur une carcasse. Et voilà. Il ne savait ni lire, ni écrire, comme beaucoup de ses voisins.
Mais tout ceci allait changer. Avec l'intervention de Mowsadi, un avenir radicalement différent lui tendait les bras. Il se rendrait utile, et à force de chercher se trouverait bien un but. En attendant, charge à lui de maîtriser divers arts. Oui, voilà. Ceci lui faisait perdre du temps.
Cette ébauche de plan d'action en tête, il s'endormit.
Une douleur froide, métalique lui explosa le nez. Sonné, il couina.
- D'bout ! L'est cinq heure qu'tu pionces toujours ? Sors et va étudier !
Perdu, Norham chercha à comprendre. Le fossoyeur, chez lui ? Etudier ? Ah ! Oui... Le jeune adulte se pressa l'arrête du nez, espérant ne pas saigner trop longtemps et s'empressa de s'habiller, puis de sortir sans mot dire.
Le fossoyeur avait déjà aménagé son lieu d'expérimentations. Le cimetière se trouvait à une bonne vingtaine de minutes à pieds du village, délimité par un muret. Accolé à ce dernier se trouvait la maison du fossoyeur, que le propriétaire ignora. Ils contournèrent la construction basse, pour aboutir à un sentier que Norham avait toujours évité jusque-là. La piste de terre les conduisit à une bicoque étonnament bien entretenue.
Les quatre murs de pierre, soit percés d'une grande fenêtre, soit d'une porte, délimitaient une grande pièce rectangulaire. Un plan de travail en bois faisait face à un mur entier d'étagères. Deux tables, une normale, une basse agrémentaient les lieux, cernées de chaises adaptées. Les poutres apparentes se présentaient criblées de clous, comme chez l'herboriste, les plantes séchées en moins. Des rangées de bocaux ne demandaient qu'à être remplis, sans compter les carrés aménagés appelant des grimoires.
Norham restait déjà cois devant l'endroit. Un reflet lumineux acheva de le mettre bouche bée. Il n'avait pas vu, mais une collection de fioles, d'objets en verre étranges attendait sur un coin du plan de travail, luisants de propreté. Combien d'années de travail valait tout ce qui s'offrait à ses yeux ?
- Voilà. J'veux t'y voir tous les matins au lever du soleil quand j'vais faire ma ronde, tu m'rembourses trente pièces d'argent chaque fois qu't'es en r'tard. C'est l'prix du grouillot qui t'remplace plus les intérêts pour l'emmerdement. J'passerais ton r'pas d'midi quand j'pourrais, et t'as intérêt à toujours être là quand je r'pass'rais l'soir. Et sois efficace. J'suis en train d'm'arranger pour tes instruments d'musique. L'papier et ces machins-là, tu t'démerdes. Maint'nant assez perdu d'temps, invoque tes bonzes.
L'apprenti s'excécuta. Le fossoyeur resta là, les bras croisés, tandis que le jeune vaudou se renseignait sur le futur rituel. Ses enseignants l'initièrent tout d'abord à la danse. Son observateur comprit sa gêne et partit s'acquitter de ses tâches.
La journée s'avéra éprouvante. Ses initiateurs étaient impitoyables, se moquaient de ses difficultés. Seul le résultat les intéressait. Ils plièrent son corps de force, le tordirent en des sens improbables, lui firent découvrir de nouvelles douleurs, pires d'heure en heure.
Au soir, le fossoyeur lui offrit de le ramener chez lui en brouette. Les mots manquèrent à Norham pour lui exprimer sa gratitude. Ce retour terminé, la faim au ventre, il dévora son assiettée et les plus infimes restes de sa famille. Son père ne le laissa pas retourner dans sa chambre sans qu'il ne se soit purifié. Il puait la sueur comme jamais.
Le lendemain fut pire. Les douleurs de la veille, loin de s'apaiser, rendirent son pas incertain. Mais il retourna auprès du fossoyeur, qui acquiesça en silence pour le saluer. Les cours intensifs de danse, ou plutôt de danses, reprirent.
Norham découvrit les différents tempos, les assouplissements aux effets impressionnants, des séries de gestes que ses instructeurs souhaitaient le voir maîtriser à la perfection, d'instinct. Le temps devint une notion imprégnée de douleurs, de tremblements, d'effondrements. Les repas arrivaient de façon irrégulière, floutant plus encore sa sensation des jours qui passaient.
Quand il s'avéra que son corps ne pouvait plus rien apprendre, Norham passa au chant, ainsi qu'à des exercices de dessins. Ses maîtres l'initièrent au concept des vévés, qu'ils présentèrent comme un langage dessiné.
L'apprentissage s'avéra exigeant, aussi bien pour son corps que son esprit. Découvrir tous ses champs d'ignorance lui donnait le vertige, mais aussi une certaine colère. Il ignorait tant sur le monde, son fonctionnement, celui de l'esprit de ses contemporains, la magie... Et il aurait pu mourir de vieillesse en restant dans l'ignorance ! Alors qu'il aimait ce qu'il découvrait !
Au fil des jours, des semaines, Norham ouvrait sans cesse son champ des possibles. Ceci le rendait heureux. La connaissance lui tendait les bras, devenait enfin accessible au bouseux qu'il était ! Une autre vie que celle à laquelle il s'était résigné lui était offerte, bien sûr qu'il se donnait corps et âme à cet échappatoire.
Il lui fallut quatre mois de travaux acharnés pour maîtriser le sort. Son corps s'était assoupli, renforcé. Ses gestes différaient d'autrefois. Même sa manière de prononcer, depuis qu'il savait chanter, s'était modifiée. Quand il parlait le soir, ou même s'adressait à quelqu'un, on le regardait avec moins de gêne, on l'écoutait mieux. On le comprenait mieux, on le prenait plus au sérieux. Et pas seulement parce qu'il leur rendrait un peu de la sécurité que leur avait offert la Duchesse en son temps.
Comme un signe du destin, la peste succomba juste avant qu'il ne se sente en mesure de relever les morts désignés comme protecteurs du village. Il l'apprit la veille du grand jour. Ceci le perturba. En l'essence, il avait le pouvoir de l'empêcher de trouver le repos. Vus les conflits qu'elle avait engendrés, cela serait mérité. Mais sa famille risquait de ne pas vouloir cela. Lui par contre, cela le démengeait. Aussi demanda-t-il à ses maître la marche à suivre avant de dormir :
- Agit comme bon te semble.
- Mais... Ce n'est pas une réponse ! Vous avez bien un avis !
- Nous sommes morts. Le Maître souhaite que nous transmettions nos connaissances ésotériques, rien d'autre. Nous ne pouvons plus apprendre, avons perdu notre capacité d'adaptation. Par conséquent, notre jugement au sujet d'affaires de vivants sera biaisé.
- Cela ne m'arrange guère...
- Tu cherches à te décharger de tes prérogatives. Nous ne sommes pas là pour ça. Nous ne pouvons te dire que ceci : le Maître ne se soucie guère de la justice. Agit comme bon te semble, assume les conséquences. Tu es libre, avec la liberté viennent les conséquences des actes.
- D'accord ! D'accord !
Se souvenant que pour les révoquer, il devait nettoyer le sang sur le tatouage, Norham s'épongea nerveusement le bras. Demain serait une journée épuisante, il devait dormir. Pour s'aider, il vida d'un trait sa potion de sommeil, apprécia son goût de tilleul.
Après cette absence agréable, vint l'heure de se lever. Le jeune vaudou adorait cette sensation de simplement cligner des yeux pour que la nuit passe. Avant, il s'effondrait, abruti le fatigue. Les réveils étaient douloureux, parfois même il dormait trop. Révolus, ces inconvénients !
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