Acte I

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Saule protecteur, pilier de mon amour, comme je t’aime toi aussi ! Ta cime mélancolique forme un rempart entre le monde et moi… entre moi et l’automne. Le lent pèlerinage vers les premières contrées… vers nos premiers paysages. Vers nos premières neiges.

De cela, ton feuillage me protège… Et comme ton étreinte est chaude.

Et l’automne est un fleuve abrupt à emprunter !

Toi seul sais tenir contre le torrent.

Sans toi je dépérirais. Sans toi je n’oserais pas l’attendre.

*

Là-haut, tout le ciel est en partance ! Déjà, les nuages blancs forment de longues processions… eux aussi nous abandonnent. Et eux aussi, nous les attendrons !

Par vagues.

Par pulsations.

Tous les oiseaux de paradis s’en vont retrouver leurs cellules d’or ou d’argent… ramenant dans leurs serres les trophées des cœurs vaincus.

Ils passèrent… et pour longtemps le ciel fut noirci par leurs couleurs.

Puis la lumière.

Puis le calme.

Puis le silence.

Et le voyage.

*

Après les volatiles, comme des insectes suivant la lueur timide de la lune, une masse dispersée progressait dans leur direction. Par paquets de marcheurs à demi-égarés, ils erraient tournés vers un pays dont ils ne savaient plus le nom.

Eux aussi s’en allaient. Ou plutôt eux aussi s’en retournaient. Mais pour aller où ? Chez eux ? De quoi vos cages sont-elles serties ?

Et l’onde passa contre moi. M’effleurant avec douceur la plupart du temps. Le courant m’éraflait parfois.

Et le monde me poussait.

Moi aussi je devais partir. Moi aussi je devais me mettre en marche.

Mais j’avais mon saule. Mon foyer était-là désormais.

Je l’attendrai.

*

Je me rappelle cette musique. Comme si des anges s’essayaient à marcher dans les bottes des hommes.

Un tintamarre.

Des vitraux qui s’entrechoquaient. Des rires. Un hoquet.

L’épais fumet du vin.

Les Heureux (et autres faunes) — Eh là ! En voilà un drôle. Dites-nous l’ami, vous ne savez pas qu’il faut partir ?

Le Glabre — Partir ? Mais je n’ai pas besoin de partir. Et où devrais-je aller selon vous ?

Les Heureux (et autres faunes) — Mais vous le savez très bien ! C’est l’heure. Toute chose a son heure. Quand le soleil d’ici ne nous réchauffe plus suffisamment l’âme, il faut s’en retourner vers les contrées de son choix. Il faut le suivre toujours. Autrement, comment ferez-vous pour vous tenir au chaud ?

Le Glabre — Si le soleil m’élude, pourquoi ne pourrais-je pas faire un feu près de mon arbre ? Sa chaleur n’est pas moins douce… et elle fait assez de lumière pour tenir les ténèbres à l’écart.

Les Heureux (et autres faunes) — Votre arbre ! Oui vous êtes bien drôle vous. Coiffez-vous des idoles que vous voulez, ça ne fera pas repousser vos cheveux ! C’est idiot de miser si gros alors qu’il vous suffit de suivre les cieux. Pourquoi risquerait-on le froid et la faim alors qu’il y a toujours de l’azur quelque part ?

C’est en tout cas ce que nous faisons, tel que vous nous voyez. Voyez la délicatesse de nos ailes. Voyez le velours de notre peau. Voyez comme nos doigts sont fins et comme nos cœurs sont tendres. Pensez-vous que nous serions de taille à affronter l’hiver ?

Le Glabre — Oui, je le vois bien. Vous êtes si beaux à voir. Si beaux qu’à dire vrai il me prend le désir de vous rejoindre et de vivre pour toujours en un pays qui ne connait que l’été ! D’ailleurs, ma peau et mon cœur ne sont pas moins friables.

Mais c’est que, voyez-vous, j’attends quelqu’un. De peur qu’elle ne s’égare, je ne peux pas bouger d’ici.

Et puis j’ai mon arbre. Il saura nous maintenir au chaud tous les deux. Ses racines sont profondes et son feuillage est dense encore.

Les Heureux (et autres faunes) — Vous êtes bien drôle en effet. Vous parlez adroitement. Par image il semble. Comme un poète, ou comme un fou. L’un ou l’autre, le résultat sera le même. Vous ne passerez pas l’hiver.

Nous filons ! De peur de finir comme vous, nous accélérons le pas. La terre devient grise ici…

Bonne chance l’ami !

*

Doucement. Méthodiquement. L’automne progressait et déjà plus aucun oiseau ne noircissait le ciel…

Les azurs somptueux avaient laissé place à de longues nappes grises.

Et nos cœurs étaient passés de flamme à cendre…

Mais moi j’étais toujours contre mon arbre.

J’attendais.

Des fantômes aux pieds lestes passaient parfois près de moi.

Sans un mot.

Sans un regard.

Mais un râle dans la voix.

Une plainte.

Sourde.

D’autres avaient le pas plus lourd.

Parlaient peu mais fort.

Regardaient partout mais obliquement.

Mais des larmes dans la voix.

Un sanglot.

Assourdissant.

L’un d’eux s’approcha un jour. Il était pâle de peau, avait les traits fins, une chevelure noire et raide… et des yeux d’un bleu plus profond qu’un crépuscule d’été.

Sa pose élégante trahissait son air précieux.

De toute chose il semblait traiter avec affectation.

Et levait haut ses sourcils sur tout ce qui bougeait près de lui.

Il portait une longue tunique bleue, et une bague en argent sur son annulaire droit.

C’était un saphir posé sur la neige.

Il s’exprima d’une voix cristalline. Si claire et pénétrante qu’elle vint résonner contre mes os.

L’homme en Bleu — C’est peu commun de trouver quelqu’un qui ne s’en va pas en automne… Qu’est-ce qui vous retient ?

Le Glabre — Qui vous dit que quelque chose me retient ? Ne puis-je pas trouver l’air frais à mon goût ?

L’homme en Bleu — C’est le cas ?

Le Glabre — Non. Je ne peux mentir devant des yeux qui rappellent tant les douces nuits d’été…

L’homme en Bleu — Alors répondez. Que faites-vous là, à attendre ?

Le Glabre — Précisément. J’attends. J’attends quelqu’un.

L’homme en Bleu — À quoi bon ?

Le Glabre — Comment « à quoi bon » ?

L’homme en Bleu — À quoi bon attendre quelqu’un ? De qui pourriez-vous avoir tant besoin que vous risqueriez votre vie pour elle ? Vous ne savez pas que rien de ce qui ne se meut pas ne survit par ici ? Il faut toujours progresser…

Le Glabre — … Progresser vers où ?

L’homme en Bleu — Progresser vers la suite. Vers la prochaine saison. Et celle d’après. Et celle encore d’après. Vous ne pouvez pas décider d’arrêter le temps pour quelqu’un. C’est inconcevable. Pire, c’est idiot.

Le Glabre — Et pourquoi pas ? Est-ce si grave de vouloir arrêter le temps ?

L’homme en Bleu — Si vous pensez en avoir le pouvoir, c’est que vous ne valez pas la peine qu’on se soucie de vous. Vous resterez derrière, comme les anciens vestiges et les sornettes du passé ! Le monde est devant… et il n’a cure des trainards.

Le Glabre — Dites bien ce que vous voudrez. Moi, j’attends.

L’homme en Bleu — Mais à quoi bon ?

Le Glabre — Parce que. Parce que c’est comme ça. Je tiendrai quoi qu’il arrive.

L’homme en Bleu — Vous attendez un fantôme, mon ami. Quand bien même cette personne viendrait à vous rejoindre, elle ne parviendrait jamais jusqu’à vous. Vous l’avez banni déjà. Vous l’avez chassé par avance !

N’oubliez jamais que le principe premier du monde est celui de l’eau.

Vous l’aimez n’est-ce pas ? Oui. Je le vois dans vos yeux.

Aussi bien que l’on ne saurait se baigner deux fois dans le même fleuve… on ne peut jamais aimé deux fois la même personne.

Le temps coule à travers nous et drague avec lui nos passions et nos espoirs…

Pensez-vous que vous pourriez résister à son courant ?

À quoi bon ?

*

Voilà longtemps que les oiseaux s’en sont allés… et mon cœur petit à petit se refroidit. Il s’endurcit. Il se prépare…

Au sommeil sans fin.

Partout autour de moi, un océan jaune, rouge et brun.

Sécheresse sans borne.

Moisissure souveraine.

Et la cime de mon arbre qui s’étiole déjà…

Peut-être que mon seul crime, le pire de tous, était de fuir la mort quand il m’aurait fallu l’embrasser ?

Voilà longtemps que les oiseaux s’en sont aller… et avec eux les joies et les plaisirs d’une contrée qui n’avaient que trop connu l’été…

*

Des grelots. Le bruit d’une corde que l’on pince. Une heureuse dysharmonie. Une cacophonie harmonieuse.

Un tambour. Le bruit de sabots que l’on claque. Un concordat de voix singulières. Une singulière concordance de voix.

Pour une unique source.

Il s’était approché d’un pas si leste qu’il me parut comme léviter près du sol.

Des cheveux en batailles. Une écume de boucle. Un sourire qui s’étendait d’est en ouest. Des yeux d’un vert abyssal… un puits d’émeraude.

Une chemise bariolée. Tout de rouge ! Tout de mauve ! Tout de jaune ! Oh ! Comme il y avait du jaune ! Comme il y avait de couleurs en cette fin d’automne ! Et comme l’océan jaune, rouge et brun qui nous entourait faisait écho à ce curieux bonhomme !

Des clochettes aux poignets et aux chevilles.

Des clochettes qui pendaient des oreilles.

Et une cloche qui ceignait le cœur.

Il tenait un petit luth et l’agitait dans l’air en pinçant par instant une corde ou deux.

Et c’était Dieu qui répondait.

En cachette.

Subrepticement.

Le Luthain (Mortipète) — Oh ! Une brindille ! Une brindille avec plus un poil sur le caillou. Pas banal pour un temps plus morose que rose !

Vous vous êtes tordu la guibole ou vous vous remémorez simplement les jours heureux ? Les jours où vous aviez encore des cheveux !

Ou…?

Vous êtes un bout d’argile. Un bout de boue qui fait la moue face à la Roue ! C’est chou… c’est chou ! C’est doux.

Vous êtes d’où ?

Le Glabre — Oh l’ami… je ne comprends rien à ce que vous dites ! Je n’ai croisé personne ces dernières semaines. Et je crois bien que…

Le Luthain (Mortipète) — Oh ben j’pense bien ! Y a plus rien à rogner par ici. Faut être fou ou illuminé pour laisser trainer sa carcasse par ici. Personne vous a prévenu ? Pas très sport les copains…

Le Glabre — On me l’a dit oui. Mais j’ai choisi de…

Le Luthain (Mortipète) — Ah vous restez quand même ? Drôle ! Drôle le rôle qu’on s’accroche volontiers aux groles…

Y a une raison ou yapadraizon ?

Le Glabre — J’attends.

Le Luthain (Mortipète) — Bof. Barbant.

Dis toujours. T’attends quoi ?

Le déluge ?

Le Glabre — J’attends un oiseau.

Le Luthain (Mortipète) — Ils sont barrés les oiseaux, mon vieux…

Le Glabre — Peu m’importe. Ils reviendront. Elle reviendra.

Le Luthain (Mortipète) — Oooh ! Un petit bout d’argile… tout doux… tout chou… qu’est bête comme un poux ! C’est à s’en mettre des claques sur les genoux !

Le Glabre — Riez. Je crois commencer à m’y faire.

Le Luthain (Mortipète) — Oh mais je ne ris pas, mon p’tit bout d’boue… C’est ma façon à moi de pleurer avec toi.

Peut-être qu’on rira ensemble un jour. Je l’espère.

Tu es jeune et doux.

Tu es chou et mou.

Tu es fort et retors… ?

Peut-être qu’on rira ensemble un jour. Mais pour l’instant il serait préférable de mourir un peu…

Le Glabre — Près de mon arbre. Je ne risque rien.

Le Luthain (Mortipète) — Haha ! De ton arbre ?

Si tout le monde faisait comme toi, l’enfer serait vidé ! Et alors que ferait-on au paradis ? On n’tiendrait pas deux saisons !

Trop de monde se pose la question d’accompagner ou non le courant sans jamais trop se demander pourquoi le courant choisit de couler dans cette direction…

Bref. Fais comme tu le voudras. Moi, j’ai une vieille amie à visiter ! Tu devrais faire de même !

Mais.

N’oublie pas que si tu décides de rester, ce n’est pas très grave.

Quand la lune et le soleil auront décidé de s’accorder de nouveau, tu pourras toujours retenter ta chance !

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