WILL.MOV 1
Et voilà, Trudeau. Vu que vous êtes convaincue que tenir un journal vidéo aidera à me faire retrouver la mémoire. Parler à une caméra. En racontant ma vie comme Léna Situations. En me regardant droit dans les yeux. En mode face à face avec mon moi.
J’ai l’air aussi con qu’on pourrait le croire. Mais je peux bien me prêter à l’exercice une ou deux fois, non ? Histoire de vous prouver par A plus B que votre diplôme de thérapeute, vous vous l’êtes dégoté dans un Kinder Surprise…
Ça va, je rigole. Détendez-vous.
J’ai vraiment une tête de merde, là…
Bref.
Comment dire —
Les benzos et les opiacés me font plus dormir. Parfois j’ai juste envie de dormir. Ou besoin. J’en sais rien. Alors je double les doses, je triple parfois, et mon cerveau comprend plus ce qui lui arrive : je deviens un gouffre avec des neurones à l’envers, qui réfléchissent trop.
Souvent à des conneries auxquelles je devrais pas penser. Souvent à ce que j’avais de si William le jour où mes vieux, Cliff et Adèle, ont posé les yeux sur moi pour la première fois. Peut-être un truc dans ma manière de les regarder, planqué dans le coin de la pièce, comme une plante à l’ombre, hésitant encore à pousser vers la lumière. Peut-être que j’en avais seulement l’air. Ça aussi, j’en sais rien. Du même rien qui suffit à ce qu’un prénom devienne un boulet à la cheville. Un bracelet électronique. Il devrait y avoir un SAV, à la fin de la puberté, non ? Genre, quand la personnalité et la gueule suffisent à dire si on a merdé ou non dans l’attribution. Et William — volonté, heaume, protecteur résolu, selon ChatGPT —, mes vieux ont bien merdé sur ce coup-là. William, ça claque contre mes os, mais ça n’a jamais fait écho. Peut-être parce que c’est X que j’ai commencé. Du moins… sous. À vrai dire, j’ai failli ne pas commencer du tout.
Eh ! Poète, le gars ! Comme quoi, il suffit parfois juste d’un objectif pour avoir l’air d’autre chose… Ou pas. Putain. Sérieux, j’ai la tête à l’envers là. Un œil plus haut que l’autre, ça se fait ? Je suis un alien ou quoi ? Faites chier, Trudeau. Vraiment. J’ai pas que ça à foutre en plus.
Bref.
Comment dire —
Du coup, les neurones bien en vrac, je pense à ce X.
Et à ce que je sais, de ma vie sous X.
Dix-sept ans plus tôt. 21 h 06 tapantes : mon nerf vague disjoncte, les poumons en rideau, le cœur à l’arrêt. Zéro cri. Zéro son. Les trente-deux secondes les plus longues de cette nuit-là, pour les sages-femmes de Robert Ballanger ! a dit l’assistante sociale à Cliff et à Adèle, avec un accent du Nord à couper au couteau. Ils croyaient bien qu’ils l’avaient perdu. Mais il est là, hein ! P’tit Miracle ! Il fera un bon grand frère, elle leur a lancé ensuite, en visant Morgyn, tout juste quatre ans, calé sur les genoux d’Adèle. Sa génitrice lui a donné ni nom ni caresse. Une femme à la dérive. Alcoolique.Toxicomane. Mais elle est restée un peu avec le petit après son arrêt cardiaque, sans dire un mot. Elle l’a regardé reprendre des couleurs dans sa couveuse, et le lendemain, il restait que la forme vague de ses contours dans les draps : évaporée, la bonne femme. Et voilà. Trois ans qu’il navigue dans le système. Il a pas eu de bol, c’est clair. Mais vous… vous avez l’air solides. Il lui faut ça, un peu de solide. Adèle a lancé un regard étrange à Cliff, le genre qu’on échange avant de sauter dans le vide. Euh… La baby shower était calée. Le lit à barreaux monté. Les ballons bleus achetés. Les voisins avertis. Le pommier planté la veille — sans se douter qu’on saurait jamais rien de son fruit. Puisque tout est affaire de décor… Et puis Morgyn le voulait, ce petit frère. À tout prix. Mais elle pouvait pas le lui donner elle-même.
Vous devez être en train de vous demander, depuis tout à l’heure, comment je suis au courant de tout ça, hein ? Ben figurez-vous qu’un soir à table, après un de mes innombrables renvois du bahut, j’étais pas défoncé, et j’avais lu tout ça dans le vif-argent des yeux de Cliff, et les coquelicots avaient ruiné la nappe blanche que sa mère lui avait crochetée.
Parfois j’ai tellement de merde dans les veines qui foutent tout en vrac, dans mon cerveau, que je repense à ma vie sous X, et je la revois presque, la paume brune, chaude sur le plastique de la couveuse. Ma génitrice. Et il m’arrive de lui inventer un nom, le son de sa voix sur la berceuse qu’elle me chantait sans doute quand elle est restée. Avant d’être le gravillon d’Adèle, j’ai été, pour une nuit, la seule chose qui comptait pour quelqu’un. Aussi gorgée de fentanyl et de mousseux qu’elle ait pu être. Elle m’a refilé qu’un X, de la mauvaise herbe avec zéro racine, un regard qu’a pas duré, mais quand même une amorce de quelque chose.
Comment dire —
À force, j’en suis venu à penser que ces trente-deux secondes, c’était déjà Dieu, qui apposait Son sceau sur ma peau. « PRI MAR ». Six lettres de sang. Trente-deux secondes. Une éternité brève. Un verset apocryphe éradiqué de la Genèse :
L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant.
*Et il n’aperçut pas le gravillon dans la poussière.
Pas mal, non ? Un poète, je vous dis.
Et, plus tard, Il a tenté de corriger le tir…
Les vagues s’étiraient au loin. Les seins nus sous le soleil cuisant de l’après-midi sur les serviettes multicolores étalées sur le sable blond des Sables d’Olonne. Les rires innocents. Le monoï mêlé à l’iode emplit encore mes narines… Ça y est, j’y retourne. J’avance vers la mer, hypnotisé, tandis que la bande-son du monde se resserre, se contracte jusqu’à plus rien. À l’exception de ce battement sourd dans les vagues. Les gestes, privés de musique, en ballet muet avant de se déliter à leur tour. Je m’enfonce dans les dunes, aspiré par le ressac. Ignorant encore à ce stade que c’est vers un cœur à cœur avecLui que je marche…
On m’a filé du Valium pour la première fois après m’avoir retrouvé convulsant sur le rivage. On a parlé d’épilepsie.
Trois-cent soixante cinq jours ; neuf cent quatre-vingt-cinq mille intervalles de trente-deux secondes avant la nuée et les coquelicots.
Onze ans avant le trou noir de trente-deux jours et la mer noire et glacée…
Comment dire —
Je pourrais vous faire un house tour, tiens.
Là, on est dans le jardin. Sous le pommier. El famoso. Euh. Visiblement, Adèle a taillé les roses blanches depuis ma… disparition. Tondu le gazon aussi. Là-bas, la balançoire rouillée qu’on n’a pas touchée avec Mo depuis peut-être dix ans.
Attention, je tourne la caméra.
Tadam.
Ma maison sans âge. Deux étages. Rue Danton, à Levallois-Perret.
Là, on arrive sur le salon de jardin. Plutôt classe, non ? Le chant des oiseaux et le parfum des roses qui flottentjusqu’ici. Les bâches noires dépoussiérées et pliées au carré sur la table en bois. Le brasero noir récuré à neuf, les feuilles mortes tassées sur le côté, en attendant que les déchets verts viennent vider la benne demain matin. Euh. Et comme vous pouvez le voir, Trudeau, ni un pet sur les grands carreaux grège, ni un débris de verre, une microscopique goutte de rouge en preuve du cafard qui s’y est écrasé le mois dernier.
On croirait presque que tout ça n’était qu’un prank.
Adèle.
Bref, on rentre.
La baie vitrée, qui donne direct sur la cuisine. Avec Cliff au téléphone entre le frigo et le mixeur qui ronronne. Qui fait semblant de pas me remarquer. Ou peut-être qu’il se dit que je suis un effet d’optique. Au salon, au-dessus de la cheminée, le mur est chargé des photos des étés à… Ça c’était à Héraklion. Là, Rome. Tiens. Les Sables d’Olonne — sûrement avant « l’épilepsie ». Euh. Londres en visite chez les grands-parents Fergus. Londres toujours, le jour de l’installation de Mo. Salle à manger. Bureau de Cliff derrière cette porte où il passe plus de temps que sur la planète Terre. Mais je peux pas trop le juger là-dessus. Pas vrai, Trudeau ?
Là c’est les escaliers en…
Merde. Failli me rétamer.
Adèle vient de lustrer les marches.
Escaliers en pierre.
Au fond du couloir, la porte fermée, c’est la chambre de Mo — Morgyn, mon frère —, la preuve immaculée qu’Adèle et Cliff ont été amoureux, un de ces quatre. Eux, blancs ; moi brun, juste ce qu’il faut pour cramer la rétine des plus crétins ; rappeler que je suis d’aucun « ici », d’aucun « ailleurs. Et comme vous pouvez le voir, cette porte, elle est dorénavant condamnée…
Et on arrive à ma chambre. Toujours sans porte. Beaucoup trop grande, j’avoue. Une Lucie parfois dans les draps. Des monstres peints au-dessus. Fenêtre qui donne pile sur le pommier. Une salle de bain attenante, comme dans les films américains, avec baignoire, comptoir vasque et un miroir d’un mètre quatre vingt dix sur un. Avant Londres, Morgyn venait souvent se mater nu dedans et prendre quelques photos, et je me demandais comment il réussissait à rester lui, même quand Internet le recrachait au fond de vieux t-shirts et de mouchoirs.
Et là, dans le miroir, c’est moi.
Moi, je m’y trouve ni beau ni laid. Ni trop petit ni trop grand. Seulement en vrac. Un vrac maigre, même si j’ai jamais manqué ni de bouffe ni de chaleur. La nuée, c’est pas ma revisite flinguée de L’aigle noir de Barbara pour dire joliment qu’on m’a violé ou touché contre mon gré. Y a dix ans, Dieu était dans mon jardin, Trudeau. À Levallois-Perret, rue Danton. Au-dessus du pommier, près des roses blanches.
Alors, comment dire…
Je vous laisse.
Faut que j’aille donner un peu d’air à tout ça.
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