OH PUTAIN JE SUIS HEUREUX

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Je descends de ma bicyclette devant chez Lucie et me cale contre un arbre. Les cours terminent dans une heure pour elle. Je me dis que je vais l’attendre patiemment ici. Elle est passée à la maison, hier soir. Adèle a décrété qu’il était préférable qu’elle revienne dans les prochains jours, Il a encore besoin de repos, ma chérie. Tu comprends ? Lucie est polie. Elle a dit oui sans broncher. J’ai imaginé son sourire entendu en me demandant de quoi je devais me reposer, au juste. D’exister de nouveau ? D’Adèle elle-même, de ses proverbes, ses prières et son hyper-maternité ? Du fond de mon lit, j’ai bien eu l’intention de m’interposer, mais je n’ai pas trouvé mes jambes assez vite, et au Boom, Adèle a claqué la porte au nez de Lucie et s’est précipitée dans l’escalier. Sa tronche paniquée en me trouvant en crêpe sur le parquet m’a fait marrer. Rassurée, elle a voulu rire un peu avec moi, sa main sur son cœur affolé, et ça m’a gonflé. Elle a dit que je devais manger un truc, que ça fait trois jours que je ne suis pas sorti de ma chambre, qu’elle peut me réchauffer un plat en rapide. Je me suis enroulé dans les draps et elle est repartie. Lucie m’a envoyé Sunflower 24 de November Ultra, notre hymne de l’été dernier, avec un émoji cœur blanc, et j’ai lancé Euphoria pour trouver le sommeil. Il y a du mouvement derrière la fenêtre du salon. Catherine, la mère de Lucie, qui fume sa clope dans son uniforme blanc d’auxiliaire de vie. Il commence à pleuvoir. Elle ne serait pas contre me laisser patienter à l’intérieur. Au contraire. Ce serait l’occasion de me poser des questions bien gonflantes. Sur mes constantes à Fécamp. Mon trou noir. Mon addiction rendue publique par Le Parisien. Je me braquerais, lui balancerais des vacheries plus vite que mon ombre, et elle demanderait à Lucie de me quitter plus vite que prévu. L’écorce rugueuse de l’arbre n’est pas si inconfortable, de toute façon.

Je sors mon téléphone de ma poche et je fais un petit détour machinal sur Insta. Je clique sur une story au hasard.

louu_binks : deux gars du bahut qui se battent avec des baguettes de pain, cris en fond.

callmemorgyn : La Réunification des Deux Corées sur un banc, à Regent's Park. Le soleil de Londres, ça existe.

elenasmet : Pas de FOMO pr Elé, selfie devant son miroir, maquillage sophistiqué.

amandadaa_ : On s’envoie ce soir, une table pleine à craquer de bouteilles d’alcool en tous genres, parsemés de préservatifs multicolores

middeathcrisis : POV : le goumin m’a pris, mais le DJ m’a forcé à danser.

Puis je relance l’épisode d’Euphoria sur lequel je me suis endormi, Aussi stable qu’un colibri. Rue Bennett confrontée à sa famille et ses amis, Jules et Elliot : elle explose, insulte tout le monde et s’enfuit à travers la ville, poursuivie par la police et prête à tout pour échapper à la réalité. J’ai dû voir cet épisode des centaines de fois. L’autre jour, j’ai entendu Cliff et Adèle s’embrouiller dans la cuisine : comme un rituel depuis mon retour, Adèle tapait mon nom sur Google, histoire de relever les nouveaux articles sur ma disparition. Contrôler le vrai du faux. L’état lamentable de mon image publique. Elle a fini par tomber sur ce mème sur Insta, tiré d’un épisode d’Euphoria où Rue, des larmes en paillettes violettes sous les yeux, se défonce avec Jules pour la première fois, version IA avec ma tronche sur le corps de Rue. En légende : « Oh putain je suis heureux à Étretat, c’est le top ». Adèle a hurlé. Viré hystéro. Pesté sans injures. Elle voulait porter plainte, retrouver chacune des cent soixante treize personnes qui l’avaient commenté. Les confronter. Remettre de l’ordre dans le désordre. Des cons du bahut qui se croyaient malins : j’adore Euphoria ; Rue, elle me donne l’impression de ne pas complètement déraillé, parfois… Cliff a essayé de la calmer. Et tout lui est retombé dessus, si bien que, si j’ai disparu, c’est à cause de lui. Il n’est là que physiquement. Tout ce qui lui importe, c’est de fuir dans son écriture. J’ai entendu le verrou de son bureau. Il n’en est sorti que le lendemain après-midi, avec une gueule de panda, des cernes noirs et creusés. Au salon, je feuilletais un bouquin dont je ne me souviens ni d’une ligne ni du titre. Il m’a ébouriffé les cheveux, planté un bisou au sommet du crâne, je l’ai regardé s’éloigner avec une tentative de sourire morte dans l’œuf, et il a passé un coup de fil à Sergio Delcore, son metteur en scène.

Quand je termine l’épisode, je ne sais pas si c’est de m’enfuir ou de me défoncer dont j’ai le plus envie. Morgyn a essayé de m’appeler une dizaine de fois ; à chacune, j’ai regardé l’écran de mon téléphone virer de sa photo à Rue. Puis à la dernière, j’ai mis le mode avion.

Il pleut des cordes. Le ciel s’est assombri et les réverbères repeignent la rue en orange. La mère de Lucie est partie pour sa nocturne, elle a eu l’air heureuse de me surprendre là, elle m’a serré fort dans ses bras, longtemps, comme si je pourrais m’éclipser. Trois fois elle a répété qu’elle était rassurée de me savoir sain et sauf. Chaque fois, j’ai pensé que je ne l’étais pas, sain et sauf, mais je me suis contenté d’ânonner un « Oui » qui ne voulait rien dire. Elle n’a pas relevé. Pris soin de n’évoquer aucun sujet fâcheux, encore à vif. Non sans effort. J’aurais pu simplement lever le menton, m’autoflageller en lisant tout dans ses yeux marron, épuisés. Elle a tenu à ce que tout ait l’air normal, comme avant ; elle m’a proposé d’entrer, de faire comme chez moi en attendant que Lucie rentre du bahut. Puis, feignant l’amusement en grimpant dans sa petite Clio grise, elle m’a parlé de la vieille incontinente dont elle s’occupe ce soir ; une teigne qui lui tire les cheveux et lui crache sa purée en pleine face. J’ai regardé sa voiture s’éloigner et je me suis engouffré dans leur monde à deux, bricolé comme elles peuvent. Je fixe le salon et son désordre qui transpire la fatigue. L’odeur de clope et de renfermé imprègne les murs et les rideaux. Le géniteur de Lucie ? Un de ces fils de pute qui disparaissent dès l’annonce d’une grossesse. Avec son salaire d’auxiliaire de vie et deux bouches à nourrir dans la France de Macron, une petite maison sur un étage est le max de ce à quoi Catherine pouvait prétendre. Chaque fois qu’elle vient dîner avec Lucie chez nous, elle regarde les meubles cirés, le mur-bibliothèque surchargé de bouquins aux auteurs inconnus devant la cheminée et le fauteuil en cuir, les grands carreaux au sol, l’escalier en pierre, avec des yeux qui n’y croient jamais.Toutefois, on s’y sentirait presque moins à l’étroit, ici. Deux chambres, une seule salle de bain pas séparée du chiotte, une cuisine ouverte sur le salon et même un petit bout de jardin derrière, où elle installe l’été un barbecue à roulettes et son spa gonflable. Catherine aurait pu refaire sa vie. Elle est plutôt jolie même avec des cernes et ses cheveux secs, sympa, encore dans la trentaine ; elle a eu Lucie à seize ans. Toutes deux, elles sont plus sœurs que mère et fille, si bien que Lucie l’inscrit sur des sites de rencontre et fait les matchs à sa place. Mais Catherine dit toujours qu’elle n’a pas le temps pour ça. Que le bonheur de sa fille, c’est tout ce qui la rend heureuse. Alors quand mes vieux lui proposent chaque été de l’emmener avec nous en vacances, elle ne rechigne jamais. Elle insiste pour filer du fric qu’elle n’a pas, que mes vieuxrefusent toujours avec des regards et des sourires dégoulinant de pitié. Elle colle deux trois billets au fond de la valise de Lucie, nous défend devant mes vieux de dormir dans le même lit avec un clin d’œil dans leur dos, et nous fait coucou dans son peignoir jusqu’à ce que la Volvo de mes vieux disparaisse au coin de la rue.

Quarante sept minutes plus tard, zéro trace de Lucie.

Parfois, comme maintenant, il m’arrive de l’imaginer avec d’autres mecs, des têtes à binocles, des mieux gaulés de l’équipe de rugby du bahut. Qui la font rire et se sentir jolie. Ça me donne envie de tout casser.

Dans la salle de bain, je fouille l’armoire à pharmacie et tombe sur une boîte de Xanax. J’en extirpe une plaquette pleine et me tire.

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