SÉANCE CHEZ TRUDEAU 1

7 minutes de lecture

— Peut-être que tu finiras par me dire ce qui te captive autant dans les nuages…

William ? Tu reviens un peu avec moi ?


Silence.


— Y a trente-deux étourneaux qui passaient devant la fenêtre. Ils volaient comme un seul corps, que le vent frottait comme un silex. Si fort qu’ils se sont embrasés et ont fusionné en un phénix.


— Trente-deux… Tu l’as trouvé beau ?


— Tout est beau à voir sous Tramadol, Trudeau. À entendre, aussi. Comme vous avez dit William. Comme si j’avais vraiment l’air d’un William, d’un coup.


— Parce que tu n’en as pas l’air, sans Tramadol ?


— Vous avez bien vu dimanche, à l’hosto.


— Tu n’étais pas dans ton état normal. Tu as disparu trente-deux jours, et on venait tout juste de te retrouver.


— Peut-être, mais sans Tramadol, c’est ça mon état « normal ». J’ai l’air de tout ce qu’on peut lire dans l’article.


Silence.


— « Selon nos informations, l’adolescent de dix-sept ans avait déjà été pris en charge en urgence après une overdose dans son établissement scolaire, moins d’une semaine avant de disparaître trente-deux jours pour être retrouvé ce dimanche à Étretat. »

« “Sérieux, jamais on pensait qu’il irait jusque-là… Toujours discret. Réservé. Il avait souvent l’air perdu et, j’avoue, tout le monde au bahut savait qu’il consommait pas mal de drogues. Mais de là à sauter d'une fenêtre et disparaître autantde temps, sans explication… C’est le danger de la drogue, j’imagine“, nous raconte un camarade de classe. »

Ajoutez à ça l’image, même sous fixe, restée collée à mes rétines de Mike, tout gris, qui sourit aux nuages. Le Parisien qui le mentionne même pas à côté de mon OD, à la fin de l’article. Et l’autre qui revient à la charge pendant que j’ai des coquelicots plein les narines…

C’est de ça dont j’ai l’air, sans Tramadol, Trudeau

rien de glorieux.


— Tu veux me parler de Mike ?


Silence.


— Ou de l’autre ?


— Dieu.


— Dieu ?


— Comme vous dites William, Lui, Il dit Pri Mar.


— Pri Mar… Et quand Dieu dit Pri Mar, ça change quoi pour toi ?


— Y a du feu et tout part en cendres sous ma peau.


— Tout part en cendres sous ta peau… Tu parles de ton identité ? Ou d’autre chose, de plus profond?


— La conscience, c’est plus profond que l’identité ?


— Ce qui m’importe, c’est ce que toi tu ressens.


— Le jeudi avant de rentrer de l’hosto, après l’overdose, les toubibs ont assuré à mes vieux que, mes tremblements étaient dus qu’au sevrage. Qu’y avait pas de quoi s’inquiéter… Moi… je savais ce qui se passait, que je m’écartais de moi, que je me désaccordais, mais j’ai fermé ma gueule, on est rentrés, je les ai regardés dégonder la porte de ma chambre, j’ai joué le jeu, tenu jusqu’à vendredi soir, jusqu’à plus pouvoir. Et…

après

je

y a eu la fenêtre de mon frère

je me suis défenestré

oui

Pri Mar dans tous les sens

mais après

jusqu’à dimanche dernier, c’est le trou noir

les eaux sombres et glacées

ça je m’en souviens

de mon père aussi qui me conduit à l’hosto

de Fécamp

les toubibs qui ouvraient tous de grands yeux, en m’examinant…


— Ton nez, William. Tu saignes.


— Trois fois rien, vous inquiétez pas, il me reste encore assez de Tramadol dans les veines pour Le garder à distance…

Vous aviez de grands yeux en m’écoutant

pas aussi grands que dimanche dernier, mais quand même…

Je m’en souviens bien d’eux aussi

de vos yeux pendant que vous essayiez de me faire retrouver ma langue avec les toubibs

vous vous souvenez, vous ?

ils étaient grands

si grands que Cliff, il a dû presser une centaine de compresses contre mes narines pour venir à bout des coquelicots.


Silence.


— Et pendant que vous essayiez de me faire retrouver ma langue, vous pensiez à

à Nina

c’est votre fille, pas vrai ?

Dimanche, elle était à Fécamp elle aussi ?


Silence.


— Peu importe

vous repensiez à elle, là

à sa peluche sur l’étagère du haut

pourquoi vous la gardez ici ?

Je vous fais flipper…


— Aujourd’hui, c’est toi qu’on est venu écouter, pas moi. C’est ce que tu voulais, me faire peur ?


— Je voulais juste une ordonnance, moi. Mais ça, j’imagine que je peux rêver.


— C’est à ton rythme qu’on va démêler ces trente-deux jours, mais je peux dorénavant t’assurer qu’une ordonnance ne résoudrait ni les cendres ni le trou noir.


— C’est là où vous vous trompez.


— Ah, tu crois vraiment ?


— Dimanche, vous avez assuré à Cliff que vous m’aideriez. Que vous aviez un cabinet à Paris, et que vous m’aideriez. C’est ce que vous avez dit à mon père.


— Les étourneaux en phénix à la place des coquelicots, ce serait ça « aider », d’après toi ?


— Je préfère mille fois cette partition à celle des cendres, du trou noir et du rouge aux narines.


— Tu as vu trente-deux étourneaux… Pourquoi trente-deux ?


— Pourquoi le vent. Pourquoi la pluie.


— C’est la résurrection, trente-deux, pour toi ?


Silence.


— Je vais te donner un devoir pour la prochaine séance. Tu veux bien ?


— Un devoir ?


— J’aimerais que tu te filmes, des vidéos simples, où tu te parles. Tu documentes ta vie. Comme un journal. Et tu m’envoies tout par mail.


— Pour quoi faire ?


— Reprendre la main sur ton récit. Te faire face, aussi. Tu pourrais, par exemple, commencer par t’arrêter sur les fondations de cette partition.


— Comment on fait pour s’arrêter sur les fondations d’une partition ?


— Avec un souvenir.


— La nuit de l’été où j’ai eu huit ans ?


— Par exemple. Pourquoi cette nuit-là ?


Silence.


— Les soirs de semaine, nos vieux étaient pas trop pour les jeux vidéos — normal. Mais Morgyn avait réussi à prendre sa Nintendo DS dans leur armoire sans se faire choper. On s’était pris des bonbons — des fraises Tagada et des Schtroumpfs acidulés —, des boissons, on avait tendu des draps entre nos lits pour se faire une cabane — la forteresse des Fergus Twinsies, il avait dit —, et on était partis pour notre première nuit blanche…


— Il est joli, ce souvenir. Morgyn, c’est ton frère, n’est-ce pas ?


— Oui.


— Et vous êtes toujours aussi fusionnels, avec ton frère ?


— Il est à Londres, maintenant.


— Il te manque ?


Silence.


— Et puis

y a eu cette lumière qui a filtré à travers les draps

Mo a continué la partie de Mario Kart tout seul

comme si

je suis sorti de notre cabane pour voir

à la fenêtre

une nuée ondulait au-dessus du pommier

bleu et vert

puis

violet et indigo

je suis descendu dans le jardin

je me souviens

une fois face à face

je me suis mis à chialer

ma mère est catho

peut-être bien jusqu’aux os

à l’époque, elle me bordait le soir en me bourrant le crâne de conneries à propos de Lui

pareil

au-dessus d’une montagne

ou dans un buisson en feu

pour s’adresser à des tarés d’illuminés

pareil

au-dessus du pommier de mon jardin

à Levallois-Perret

Rue Danton

Il était là

splendide comme un trip sous acide

pas comme une connerie

comme une certitude

et Il répétait

Pri Mar

à moi

sans fin

non

c’est moi qui ai voulu que ce soit sans fin

comme un putain de taré d’illuminé

je m’en souviens

jusqu’à sentir comme une averse épaisse

rien que sur mes pieds

des gouttes rouges

avant le feu sous ma peau

j’ai dû crier fort

Cliff a déboulé avec le Valium prescrit l’été d’avant

« pour mon épilepsie »

en rab, il fredonnait la mélodie qu’il devait utiliser ce soir-là pour écrire

Gymnopédie I de Satie

en serrant fort mes spasmes contre lui

la vibration de sa poitrine contre mon dos

ses bras enroulés autour de moi

solides dans un monde qui se désagréageait

je m’en souviens bien

autant que d’Adèle

elle

elle est restée figée

loin sur la terrasse

en me fixant

si fort que la seconde d’après

je m’y retrouvais au fond pour la première fois

dans ses yeux cobalt

j’entendais

qu’elle voyait ni fumée ni flamme

elle

juste

« le gravillon dans la poussière de la Genèse »

c’est ce qu’elle a pensé

une fraction de seconde

de trop

je la terrifiais

jusqu’à ce que les benzos réduisent tout en charpie

Dieu

le feu

la dernière synapse en état de marche

et qu’il reste qu’à éponger mon nez…

Silence.

Et vendredi soir, j’avais ni Valium ni rien qui m’aurait mis la cervelle assez à l’envers pour faire barrage autant à Dieu qu’à ce que j’avais encore vu — lu — dans les yeux de ma mère. Alors je me suis défenestré. Et pas pour crever comme c’est ce que vous avez tous l’air de croire ; je sais depuis mardi que, crever, je sais pas faire, mais me défenestrer, me péter la deuxième hanche pour Lui résister, en revanche… Je recommencerai sans hésiter si on me force à être clean de nouveau…

Vous voulez pas me filer d’ordonnance

pas de soucis

mais la paix, Trudeau

c’est ce qui me captive dans les nuages

tout ce que je demande

au bout du compte

c’est à conduire ma partition tranquille

j’ai une fin de Tramadol dans les veines

j’ai presque envie de sourire

parce que là je suis si léger

si peu dense

qu’on croirait que…

vous entendez ?

je crois que mon père écoute derrière la porte.

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