BALLANTINE'S SUR ANDROMÈDE
S’il y a eu un signe, alors je n’ai rien vu.
L’air n’était pas plus chaud. La nuit, plus noire. Un soir d’été on ne peut plus ordinaire. Si ce n’est que j’avais dû dire au revoir à Morgyn quelques heures plus tôt et reprendre l’Eurostar avec mes vieux, cap sur Paris… Un au revoir tiède et ramolli, sur le quai de King’s Cross St Pancras. Avec plus de champis que de globules dans les veines. Un au revoir dans le genre qu’on se repasse en boucle, comme on fourre son doigt entre les berges d’une plaie purulente. L’étreinte que j’ai écourtée. Son sourire qui trahissait sa déception devant mes paupières lourdes. Son Je t’appelle ce soir, trou d’uc. OK? Mais Morgyn, mis à part, un soir ordinaire. Le cœur qui carburait à une fin de champis. Une enceinte Bluetooth dans une main, une bouteille de Ballantine’s dans l’autre, la démarche chancelante dans le silence nocturne du mois d’août ; j’avais voulu prendre ma bicyclette, mais tenir sur deux roues dans mon état relevait d’une prouesse, qui ne m’aurait de toute façon pas mené plus loin que le bout de ma rue.
J’ai bu une gorgée devant les grilles cadenassées d’un parc pour gosses. Une autre avant de glisser la bouteille et l’enceinte entre les barreaux. Et puis j’ai grimpé. Une fois en haut, le sol rebondissait trop, j’ai préféré sauter. Aucun crac, aucun signe. À croire que le Big Boss m’approuvait, ce soir, genre Fonce mon pote, ton gros cul de tox m’intéresse plus. Les réverbères éclairaient un mini toboggan et deux balançoires, que le vent chaud faisait chalouper au-dessus de ce sol tout mou pour éviter que les mômes se fendent le crâne. J’ai titubé jusqu’à la plus proche, lancé la version de Javier Ruibál de Gnossienne n°3, hissé quatre cachetons hors de ma poche que j’ai gobés sans ménagement. Puis, en arrosant le tout de Ballantine’s, je me suis balancé de plus en plus haut. En espérant faire le tour de la barre autant que les paroles, elles, faisaient le carrousel entre mes tempes.
Mírame a los ojos
Mira bien que soy Granada
Tuyas son mis lunas
Mis miserias y mis galas…
Boire. Boire. Et reboire. Pleurer un coup, aussi, comme la guitare sous le piano de la Gnossienne. Parce que Morgyn croirait que je suis mort sans lui avoir fait de vrais adieux. Et Lucie me manquerait. Et la musique aussi. Et me défoncer. Et parce qu’y aurait presque personne à mon enterrement. Parfois je me l’imagine. Je sais que n’est pas que moi, que beaucoup de gens font ça. S’obstiner à se représenter des rangées de chaises à perte de vue, alors que seules les quatre premières chaises seraient prises.
Me faire du mal, ça aussi, ça me manquerait.
Boire. Boire. Et reboire.
Eres mi señor y no mi dueño. Si tú…
Sabes como acariciar mi sueño. Si tú…
Puis, comme une toupie, j’ai tourné vite, les cordes enroulées autour du cou. Le sang coincé dans mon cerveau. Les yeux vrillés sur la nuit en flou cinétique. Tout tournait, tout s’effaçait, tout me baisait. Je n’avais plus de nom, plus de centre. Rien qu’une masse fondue dans un silence blanc. Les étoiles comme des gyrophares. Mon corps tourbillon cherchait encore l’air, l’espace, la sortie, en guerre avec moi et sa propre fin. Et j’ai cru que j’y étais. Que mes vieux découvriraient mes draps plats et froids, et hurleraient trop tard. Qu’y aurait un crac. Un truc qui cède sans détour, qu’on ne recolle pas.
Mais là d’un coup, un éclair dans mon épaule a donné l’élan aux cordes pour repartir dans l’autre sens.
Vite, vite, vite.
J’ai fini étourdi, projeté sur le sol amortissant.
Mais rien ne m’a avalé… Le noir m’a recraché dans la nuit comme un noyau de pèche.
Tuyas son mis lunas
Mis miserias y mis galas…
J’ai ouvert un œil, la gorge en feu.
Y avait ce mec qui se balançait sur la balançoire d’à côté, comme s’il avait toujours été là, en train de siroter au goulot ma putain de bouteille de Ballantine’s, tranquille. Même qu’il souriait en regardant les étoiles, ce golmon. L’air de rien. Je me suis redressé sans le quitter des yeux. Ça sentait la tise, l’herbe coupée et la cendre. J’ai essayé de lui articuler, la voix toute enrouée, de me rendre mes affaires et d’aller se faire foutre au passage. Mais c’était trop douloureux. Alors j’ai continué à l’observer. Sa balafre sur sa joue gauche, pâle comme la Lune, qui se réfléchissait dans ses yeux d’un bleu étrange. Et ce sourire, qui ne se dégrafait pas. J’aurais pu le lui agrandir jusqu’aux tempes. Comme un Joker au rabais. Mais ma lame brillait à ses pieds. Et il buvait, buvait, rebuvait mon poison.
Ce fils de pute.
J’ai fini par me lever et m’asseoir à côté de lui.
- Crever dans un parc pour gosses, faut vraiment en avoir plus rien à foutre de rien.
Je lui ai arraché la bouteille. Envoyé le liquide brûlant tapisser les parois de ma gorge pour l’anesthésier. Il me regardait grimacer et je le regardais. Il avait autant l’air de mon âge que d’aucun. Le bleu de ses yeux était profond, peut-être même sans fond. Ça m’a retourné le crâne. Pendant quelques secondes, j’avoue, je me suis dit qu’il ressemblait à un ange. Sorti de nulle part, là, comme ça, propice à y croire. Mais les anges, ça ne porte pas de débardeur, de jean crade et de Converse élimées. Alors j’ai mis cette connerie sur le compte de l’alcool et de la désoxygénation.
- T’as une sale gueule.
Je n’ai pas répondu. Sa voix était douce, traînante, légèrement rocailleuse.
- T’as l’air triste… Pourquoi t’es triste ?
- T’es qui ?
- Je t’ai posé une question avant.
- Et je te dois pas de réponse, j’ai ânonné.
- T’as raison.
Il s’est tourné pour se remettre à contempler le ciel noir, son sourire irritant sur les lèvres.
- Là-bas, c’est Andromède, il a dit en pointant des étoiles microscopiques. C’est la galaxie la plus proche de la Voie Lactée. On la voit mieux avec un téléscope.
- T’es qui, putain ?
- Mike. Et toi ?
- Je t’ai jamais vu ici.
- Je suis pas du coin.
- T’es d’où ?
- Plus tard, il a soufflé en me fixant et en me reprenant la bouteille, comme s’il cherchait autant à s’enraciner dans mes entrailles que dans la tise.
- Plus tard ? j’ai couiné. J’ai jamais eu l’intention de m’éterniser encore plus tard sur cette planète.
- Moi non plus.
J’ai attrapé un nouveau cachet, je l’ai avalé comme un bonbon. Puis je lui ai repris la tise pour faire descendre.
- J’imagine que t’en veux aussi, sale pince.
- Seulement si tu veux m’en filer.
Mon cœur battait bizarre. Vraiment bizarre. Je veux dire, j’ai dû me détourner pour me retenir de chialer.
Ça n’avait aucun sens.
- Alors quoi ? T’es venu crever ici, toi aussi, mais tes vieux ont oublié de te filer tes fournitures scolaires ? J’ai envie de pisser. Tu veux pisser, toi aussi, je parie ?
- Pas vraiment, mais je…
- C’est du sarcasme.
- Tu fais beaucoup de sarcasme ?
- Je me suis fait virer plusieurs fois du bahut pour ça. Abusé, non ?
- Suicidaire et rebelle, il a lancé avec un petit sourire moqueur.
J’ai aspergé de pisse un tag « COVID = COMPLOT », derrière le toboggan,
- Et nerveux, j’ai ajouté en me rasseyant sur la balançoire. Alors me chauffe pas.
J’ai toisé sa balafre. Hésité entre la rouvrir à vif ou lui demander comment il s’y était pris. Je lui ai montré la main avec laquelle je m’étais tenu pour pisser et, avec l’autre, j’ai fouillé ma poche pour débusquer deux cachetons. Il les a acceptés sans broncher. Je crois qu’il a murmuré quelque chose avant de les avaler. Au même moment, la Gnossienne est repartie.
- C’est quoi ? il m’a demandé, les sourcils légèrement froncés.
- Satie avec des paroles d’un chanteur andalou.
- Tu comprends ce qu’il raconte ?
- Je comprends surtout la musique… Les harmonies dans le blues — blues, l’état d’esprit. Mon père… Satie, il me le fait écouter quand…
Je me suis arrêté juste à temps, comme si j’avais été prêt à lui parler de nuée, du feu, des spasmes et des coquelicots. Prêt à tout déballer à un inconnu aux yeux si profonds que même Léon Marchand s’y serait noyé.
Il a soulevé l’enceinte du sol et l’a collée comme un coquillage contre son oreille. À croire qu’il guettait un signe, au loin, lui aussi.
- On dirait que ça saigne doucement, il a murmuré avec sa voix douce et rocailleuse.
Et ça m’a encore plus retourné le bide. Peut-être que c’était lui, l’hémorragie dans la musique.
Il a gardé l’enceinte contre son oreille jusqu’après la dernière note, longtemps, pour le signe. Autant que moi, certain que le Big Boss aurait profité de cette aubaine pour me balancer un truc. Un pigeon mort. Un crac. Une pluie noire. Mais y a rien eu. Juste lui, Mike, avec son sourire idiot dans le cri du silence.
Il a tourné l’enceinte ronde et muette entre ses longs doigts blancs et osseux.
- Tu veux le remettre ?
J’ai secoué la tête. Il me l’a rendue. Nos doigts se sont frôlés, à peine. Sa peau était tiède. Il n’y a eu ni coup de jus ni rien.
- T’as toujours l’air triste.
- Triste, c’est la puce qu’on m’a injecté dans la jugulaire comme un clebs à la naissance. Faut juste attendre que l’alcool et les cachets fassent alliance. Après, promis, j’aurais plus l’air de rien.
- T’auras plus envie de crever ?
- Peut-être que je le suis déjà depuis mes huit ans, tout carbonisé. Ou juste depuis tout à l’heure, étranglé par les cordes. Et que toi… toi, t’es un ange de la mort. Doit forcément y en avoir un, même en Enfer.
Même si les anges, ça court-circuite forcément, et que ça ne pique ni ta Gnossienne ni ta tise.
Il a ri en hochant la tête.
- Pourquoi tu crois que tu vas aller en Enfer ?
- Dieu… il aime pas les toxs.
- Peut-être bien qu’il les adore. Chercher un état second, c’est peut-être chercher Dieu plus fort que les autres, tu penses pas ?
- Tu cherches juste à te rassurer, parce que brûler, ça te fait flipper. Mais c’est l’inverse, j’en suis sûr.
Je l’ai fixé. Il a haussé les épaules. Le silence est retombé. Long, dense et ouaté.
- Et demain ?
- Demain, Morgyn sera toujours pas là.
- C’est ton mec ?
- Mon frère.
- Ah. Et il est où ?
- Loin.
- Il te retenait de sombrer ?
- Y a presque plus besoin de se défoncer quand il est dans les parages. Mais le combo, c’est le Graal.
- Quand tu te défonces, ça te fait quoi ?
J’ai gratté le sol mou du bout de ma basket pour ne pas sentir ses yeux sur moi.
- Je me souviens d’un truc, quand j’avais genre douze ans. Ça faisait un bail que j’avais pas tremblé. On avait dit à mes vieux que j’étais guéri, et ils avaient arrêté le traitement au Valium. Je me souviendrai toujours. J’étais en classe, et j’avais l’habitude qu’on chante Willy-dingo dans mon dos depuis quatre ans, mais cette fois, je sais pas pourquoi je me suis retourné, furax, et j’ai croisé un regard… Ça m’était pas arrivé depuis un bail, ça aussi. Les regards, je les fuis comme la peste… Avec le choc, j’imagine, mon nerf vague a pas tenu le coup, et il a rejoué le disque rayé de ma naissance : poumons et cœur en rideau. Je me suis réveillé à l’hôpital. Morgyn qui s’acharnait sur le bouton de la perfusion de Valium plantée dans le creux de mon bras, comme avec sa Nintendo Switch le soir sous sa couette. En me voyant réveillé, il m’a chuchoté à l’oreille : « Le toubib a dit à Papa et Maman que ce truc t’aidera à avoir moins mal. Mais si tu meurs, on reste quand même des frères, hein ? Faudrait pas que tu viennes me hanter, Will. » C’était déjà silencieux dans ses yeux. Le monde ralentissait déjà… Je me souviens, mon sang en fusion, comme s’il enduisait soudain veines et os d’un vernis d’iridium, tandis que je me laissais, tout vaporeux, emporter dans un courant d’air… Et je crois que j’ai su, à ce moment-là, que je voulais plus rien ressentir à moins d’en finir. Rien sinon le silence.
- Devenir une zone grise sur la Terre.
- Exact.
- Mais là, t’as de quoi te défoncer. Alors pourquoi t’as essayé de crever ?
J’allais virer franchement cinglé. Je veux dire, le gars me regardait avec cette intensité… Comme s’il en avait vraiment quelque chose à foutre de ma sale tronche de tox et de ce que je racontais.
- C’est la seule destination, de toute façon. Autant prendre un raccourci.
- Et t’as pas l’intention de t’éterniser ici.
Y avait du silence jusque dans la douceur de sa voix…
Il m’a souri.
- Tu me fais une promesse ?
Une promesse à un putain d’inconnu, et puis quoi encore ? Mais, captivé, j’ai hoché la tête.
- Attends un peu avant de réessayer, OK ?
Je crois que j’ai demandé pourquoi. Si bas que je crois qu’il n’aurait pas dû m’entendre. Pourtant il m’a répondu :
- Mars, c’est le printemps. Un nouveau cycle. Et je serais prêt, moi aussi.
- T’es à fond dans le délire des pierres et des énergies ou t’es juste un jardinier ?
- Je fais germer et fleurir des tas de trucs.
- Mais pas les coquelicots.
- Je pourrai, si c’est ce que tu veux.
- Certainement pas.
Quelque chose me disait que je me viderais entièrement de mon sang, si je me perdais là-bas, dans ce bleu. Et ce serait tout sauf une fin enviable.
- Mars, ça me va alors. Même si j’aurais préféré l’été au printemps. Pour la symbolique.
- Quelle symbolique ?
- Dieu qui s’est pointé dans mon jardin, l’été de mes huit ans.
Il a éclaté de rire. J’ai ri un peu moi aussi. Parce que le dire à voix haute, ça avait l’air débile. J’ai rincé ma gorge au Ballantine’s. Et puis, plus rien. Longtemps.
- Will, il a fini par relever, doucement.
- William.
Il a hoché la tête, comme s’il savait déjà mais qu’il avait attendu que je le dise d’abord.
- Et on ira sur Andromède, en mars. C’est ça ? je lui ai demandé, les yeux que je feignais d’accrocher à une étoile au-dessus de lui pour le regarder en secret.
- C’est le plan.
- OK mais seulement si de près, ça brille toujours autant qu’un rail de coke.
- Même crevé, tu voudrais te défoncer, rester une zone grise, insondable, hein ?
- Même crevé, autant rien laisser au hasard.
On n’irait peut-être pas jusqu’à là-bas. Mais au moins on ne tiendrait pas plus loin que mars. On a parlé encore un peu. Des étoiles ou de rien. J’ai oublié. La came a fini par taper. Mais sa voix, je m’en souviens bien. Elle vibrait autant que les dernières notes de la Gnossienne. Restée suspendue entre les eaux. Et puis on s’est tus comme deux astres en fin de cycle en pleine contemplation des points blancs minuscules, des utopies lointaines, des galaxies promises, une éternité dans un silence de fin du monde ; les balançoires qui geignaient, deux-trois voitures qui passaient dans la rue, des chiens sous la lune qui se prenaient pour des loups, et tout du long, je jetais des regards en coin, des furtifs, des éclairs. À sa balafre. À son sourire. À ses yeux vertigineux. J’aurais pu les sniffer. Juste pour être sûr de m’en souvenir, dans les veines. Je crois que j’avais déjà peur qu’il s’efface de cette nuit.
Ou qu’il n’ait jamais été là.
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