WILL.MOV 2
Je sais bien ce que tu dirais, là. Que j’ai encore envie de crever parce que je filme cette vidéo sous la pluie, dans la nuit noire de Levallois, alors que je devrais avoir les mains sur le guidon. T’as toujours eu raison, même quand je t’assurais du contraire, j’avoue. Mais là, t’aurais eu tort.
Ma nouvelle thérapeute dit que je dois le faire dès que je le sens. Sortir mon téléphone et vloguer. Dès que j’ai besoin de me confier. Je dois lui faire parvenir le tout par mail ensuite pour qu’elle organise nos séances. Ou juste pour se rouler la bille dessus… Dégueu. Je rigole. Mais pour cette vidéo-ci, en tout cas, elle peut crever. Je lui enverrai que dalle. Alors…
Putain, tu la détesterais, c’est sûr. Elle a cette manière de dévisager qui fout en l’air. Limite, t’hésites entre lui coller ton poing dans la gueule et céder en lui racontant pourquoi t’es une grosse merde… Ce que j’ai fait. J’ai même parlé un peu de toi avant de me dégonfler, et en…
Tiens, regarde comment elle me fixe celle-là.
Comme un putain de fantôme.
Elle peut pas juste promener son clebs et s’inquiéter de la tronche qu’elle aura demain, quand elle aura retiré ses gros bigoudis ?
Bref. Je disais quoi ? Ah oui ! J’ai voulu parler de toi à Trudeau et je me suis dégonflé. Et en parlant de se dégonfler, jerentre de chez Lucie. Y a qu’à toi et à Mo que j’arrive à parler de Lucie, tu sais bien, mais Mo est à Londres et il essaie de m’appeler, et… On parlera de Mo une prochaine fois. Lucie, je l’ai attendue chez elle mais je suis pas restée. Je crois que j’ai pas eu le cran de lui faire face… La revoir après tout ça. Elle m’aurait dit qu’elle m’aime quand même, serré trop fort contre elle, dans sa chaleur, elle aurait répété qu’elle est là pour moi, qu’on va surmonter tout ça, le regard des autres, la came et tout… et moi, j’aurais eu quoi à lui donner ? On aurait peut-être essayé de baiser, et je sais pas si j’aurais réussi à avoir une mi-molle ou à l’aimer assez fort… Tout simplement, c’était juste trop le bordel dans ma tête, d’un coup. Bref. Jevoulais juste te dire que… Que c’est vers toi que je serais en train de pédaler, normalement. Tu m’aurais gonflé d’assez de courage pour faire demi-tour. Ça fait juste… bizarre que tu sois plus là. Et… T’aurais pu m’attendre, du con. Comme moi je t’ai attendu jusqu’à mars. Comme tu me l’as demandé. Tu te souviens de la chanson que t’as écrite sur les nuages, dans le pommier ? Je te revois perché dans les branches, tes yeux bleus rivés plus haut, sur les hauteurs. L’écho d’un été qu’on laissait s’étirer dans le jardin. Tu sentais le tabac froid et l’herbe sèche — le genre d’odeurs qui restent collées au souvenir.
S’défoncer c’est cool
Mais c’est d’là-haut qu’vient l’vrai silence
Faudrait qu’tu coules
Pour couvrir toute la distance
Un ange de mars
Atterrira dans la crasse
Deux-trois coups d’ailes
Pour le silence éternel
On avait ri de tes paroles débiles, des heures, puis je t’avais proposé de rencontrer Lucie. T’avais rien dit, j’avais pris ça pour un oui. Puis t’avais essayé d’ajouter un refrain à la chanson, et moi des harmonies foireuses, tous les deux à des années-lumière de se douter qu’un mardi en plein mois de mars, on y croirait un peu trop, à cette chanson… Je me souviens, ce jour-là, mon cœur l’avait sans doute pressenti. Il s’était mis à déborder et à battre étrangement.
Putain.
Je crois que j’avais espéré que, vu que j’ai fait une OD, alors, toi tout gris sur les carreaux des toilettes désaffectées du troisième au bahut, c'était une connerie que j’ai imaginée trop fort pendant ces trente-deux jours de noir. Un cauchemar dont on finit par se réveiller. Et je me suis réveillé, et c’était pire que le pire des scénarios : personne qui parle de toi. Comme si t’avais jamais existé. Que toi et ta mort, je vous avais imaginés. Alors qu’on sait tous les deux que j’aurais pas pu imaginer un trou du cul de ta trempe. T’étais bien trop brillant pour provenir du tissu flingué de mes pensées. Putain. Je vais gober ces…
Tu les as entendus, les mecs derrière ?
Willy-dingo, Willy-dingo !
Je suis une star, maintenant. On me reconnaît dans la rue. L’hexagone sait que je suis un gros taré qui se défonce, qui disparaît et qui revient la bite à l’air…
T’as vu tout ce que tu loupes, du con ?
Bref. Je disais : je vais gober ces cachetons parce que ça commence à gratter à l’intérieur — comme t’as pu t’en rendre compte, ça tremble pas mal côté caméra ; autant parce qu’on croirait que j’ai Parkinson, avec le Big Boss à mes trousses,que parce que je suis pas un pro du cadrage. Enfiler mes Airpods. Et puis trinquer à ta mémoire en me remettant à engourdir le monde sous un filtre qui me plaît mieux.
No homo, tu me manques, du con.
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