LES ANGES MEURENT PAS DU CON

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Une fois dans l’escalator de Pont de Levallois-Bécon, le souffle court, je cale ma bicyclette d’un côté, m’affale de l’autre, le temps que ça cesse de tanguer. November Ultra dans les oreilles, je m’extrais de moi, juste un battement de cœur.

Me and my thoughts are having a discussion

I wish I wasn’t so wrong…

On enjambe. On râle. Bicyclette et moi, on dérange. Comme un clochard qui mord sur le chemin du bureau. M’en fous. La musique me traverse comme ma propre bande son tandis qu’un cadavre exquis glisse sur les murs en carrelage blanc : PIZZAHH des pandas en danger d’extinction changer l’eau des fleurs le cercle des poètes disparus 3769€ pour vos essais cliniques !

En bas des marches, le disque raye et saute : un mec me fonce dessus avec sa trottinette, ma bicyclette bascule et on s’emmêle. Il répète Pardon sur quatre tonalités différentes. Il veut m’aider à me relever, hésite à m’attraper par le coude, à me toucher, ses yeux exorbités par les coquelicots séchés sur mon jogging. Je récupère mes AirPods sur le sol, les jointures exsangues autour du guidon, je vais sans un mot jusqu’à la rame, m’écroule sur un siège. Station Louise Michel. Un SDF Noir monte, casquette sur les yeux, il défile dans l’allée, les deux bras en avant comme s’il attendait d’être mutilé ou menotté, son poing dissimule une boule de papier bleu blanc rouge. Je coupe la musique au moment où il s’appuie sur ma selle. Je crois qu’il a remarqué mes doigts qui tressautent. Il dit qu’il connaît la Marseillaise de bout en bout. Puis s’avoue vaincu quand le grand SDF au nez tordu, monté à Pereire, gueule cinq fois d’affilée qu’il est désolé de nous déranger. Le Noir titube hors de la rame à Malesherbes en scandant C’est ça, l’Humanité ! C’est ça, ma France ! au moment où une jolie Asiatique s’installe sur un siège, qui craque. Ça la fait marrer. Elle balaye la rame du regard, tient à nous préciser qu’elle n’y est pour rien, C’était cassé, c’est pas moi qui suis grosse ! Elle me fixe. Elle se marre encore. Je baisse les yeux. Puis, Nez tordu tient à remercier les trois personnes qui lui ont filé une cigarette, une pièce de cinquante centimes et une autre d’un euro sans le regarder, et nous autres sommes prier d’aller nous faire foutre dans notre confort. À Saint Lazare, on descend ensemble. J’observe mon reflet sur la vitre. Mes spasmes me donnent l’air fou. Derrière, l’Asiatique ne se marre plus. Je sors de la gare et me glisse sous la pluie avec la détermination de quelqu’un qu’on attend.

Paris en collage dada. Affiches du cirque Zavatta collées à l’arrache sur les palissades de chantier. Barbès. Perruques-méduses derrière les vitrines crades. Maïs chauds, Marlboro et coupes de cheveux à la sauvette. Je slalome sur le bitume qui miroite. Cris en arabe. Amoureux qui s’embrassent dans le chaos. Le son que Lucie m’a envoyé hier soir passe dans mes oreilles :

You’re so patient with me

Cause when I start to cry, you smile

You’re my yellow home in a town of grey houses

Il doit y avoir une maison jaune, quelque part, seulement elle est noyée au milieu de la nuit et des blocs gris. Sous les ponts de La Chapelle, la pluie tombe en staccato. Sirènes en contre-fond. Tags ruisselants sur les murs : NAHEL ON T’OUBLI PA, MACRON FDP. Des gosses jouent à Mission Impossible sur une carcasse de scooter calcinée, à deux mètres des tentes en bâche bleue alignées sous le périph et des regards absents. Celui de l’homme au front contre le béton, qui prie, vomit ou attend la fin. Puis Saint-Denis. Fumée blanche. Kebabs glauques. Tuk-tuks bariolés. Mon téléphone vibre. Je m’acharne sur les pédales. Je roule comme sur une corde raide chauffée à blanc. Un SDF à dreadlocks rit de ma gueule en brandissant un journal dans les airs. Peut-être Le Parisien. Peut-être Étretat : l’adolescent disparu retrouvé. Avenue Jean Moulin. Trois blocs plantés en triangle. Je longe le square miteux au centre. Deux types fument. Je jette ma bécane sur la pelouse cramée. Monte au septième. L’escalier pue la pisse. Et comme j’approche, je prends l’odeur d’alcool, de chanvre, d’un nouveau sursis. Ça y est. Des hurlements de stade et une techno détraquée cognent derrière la porte d’Amanda. Je suis trempé jusqu’au slip. Je tiens mal sur mes jambes, comme un étranger au-dessus de moi. J’ai toujours détesté ces gens-là. Ceux qui tremblent au point de sortir de leurs corps, qui ne savent plus comment respirer, comment trouver la maison jaune…

Des aboiements résonnent dans l’appart d’en face.

Le temps de reprendre mon souffle, je sors mon téléphone. Trois appels de Lucie. Deux d’Adèle. Quinze de plus de Morgyn. Je galère à taper sur mon écran détrempé pour envoyer un SMS à Lucie :

Moi

dsl je pouvais pa rester

jme rattrap qd on se voit

jtm

Puis j’écrase la sonnette, qui se perd dans la techno.

  • Amanda ! Ouvre cette putain de porte !

Je tape, d’abord du plat de la main, avant les poings.

Un Rottweiler surgit de l’appart d’en face. Et derrière lui, ce mec, tatoué jusqu’aux paupières — le genre à se prendre pour un gangster cainri. Bandana, torse musclé sec en carence en vitamine D sous un débardeur crade, caleçon lâche au bord des hanches, Crocs défoncées.

Il me jauge comme une saloperie sur son lino.

  • Tu comptes casser les couilles de tout l’immeuble longtemps ?
  • Désolé. Je dois juste voir…
  • Tu dois voir personne, ici.
  • Ben… si.
  • Arrête de jouer au plus malin, mec. Barre-toi. Ou je te monte en l’air.
  • Je dois juste…

Ma voix vacille, minable. Je devrais y voir une aubaine pour disparaître avant qu’il lâche son chien. Avec l’état de ma hanche, il me rattraperait en moins de deux, de toute façon. Je cogne encore, des deux poings. Le Rottweiler grogne. Je le toise lui et ses crocs, puis lui et son maître, qui d’un coup gronde d’un rire mauvais.

  • T’es le gars qu’on a retrouvé à poil, non ?

Je n’ai rien intercepté dans ses yeux sombres, et pourtant je sens quand même un filet chaud couler de ma narine. Je fixe la porte, m’essuie dans ma manche.

  • Essaie pas de me mytho, hein. On a tous vu les Snaps passer. Ton père qui te porte comme un sale macchabée, zgeg au vent, et tes yeux de gros cinglé. Y en a qui racontent que t’étais déjà bien frappé en primaire… Willy-dingo, voilà ! Ça me revient ! Le frère de l’autre tarlouze des réseaux !
  • Sur Snap… ?

Ça m’échappe, un couinement étranglé, qui aurait dû continuer à rebondir entre mes tempes.

Plus de gravité, Will, je me répète.

Je ravale, hausse une épaule.

  • Dis ce que tu veux sur moi, mais mon frère…
  • Ouais ?

Ce que je n’ai pas dit le fait ricaner.

  • Menaces avec la tremblote… Mignon.
  • C’est pas à cause de toi.
  • Ah ouais ?

Je bastonne de nouveau la porte.

  • Amanda ! C’est moi, c’est Will !
  • Écoute-moi bien, sale macchabée, si tu te tires pas d’ici à dix secondes…

Amanda apparaît avec un joint greffé au coin de son sourire aviné et un reste étranger de danse, bras levés. Top sans manche, mini-jupe en jean, paillettes argentées qui bavent autour des yeux. La ruine assourdissante sous néons bleus dans l’entrebâillement de sa porte.

Son visage se décompose quand elle remarque le mec à côté de moi.

  • Va chier sur un autre palier, Seb !
  • On peut parler, au moins ?
  • De quoi ? Du fait qu’en plus de pas savoir faire jouir une nana, tu couches avec ton clebs ?

Le Rottweiler aboie comme s’il tenait à objecter.

  • C’est lui ton nouveau mec ? Il te la fourre loin, hein, grosse pute ?
  • Cherche déjà ta bite sous ton calebar avant de parler de la mienne, je grince entre mes dents, mais ma voix sort trop molle, presque en morceaux.

Écarlate, il se tourne vers moi.

  • T’es un petit rigolo, Banania.
  • C’est la nature. T’y… t’y es pour rien. Ça se saurait, si on choisissait. Les mecs comme toi… vous marcheriez dessus. En pensant combler le vide.

Il secoue la tête machinalement en me tendant un regard de mort, et il claque sa porte, sec.

Amanda explose de rire, des strates au-dessus de la réalité. Amanda ou la fée clocharde. On se connaît depuis la quatrième. Elle flottait dans les couloirs du collège comme un spectre en jogging Ralph Lauren. Toujours un rire trop fort. Toujours trop à l’ouest pour se sentir concernée par quoi que ce soit. Les gens disent qu’elle a bouffé ses vieux. La connaissant, ce ne serait pas si improbable. La vérité, c’est que ses vieux sont pétés de thune, comme un cliché, toujours fourrés aux quatre coins du monde, et que cet appart — autant que la vie de leur fille —, ils n’ont jamais vraiment eu le temps de s’y pointer.

  • Désolée, j’ai pas ouvert avant, j’ai cru que c’était ce petit con qui me harcelait encore ! elle lance en haussant sa voix de crécelle pour être certaine qu’il l’entende derrière sa porte. Sébastien Tobin… Il est pas aussi méchant qu’il voudrait en avoir l’air, t’en fais pas.
  • J’avais capté.

Elle me regarde une seconde sans rien dire. Puis d’un coup, elle me tombe dans les bras, me couvre de baisers. Je m’assure qu’elle ait retrouvé une stabilité au-dessus de ses jambes avant de la lâcher. Je ne me souvenais pas qu’elle était aussi maigre.

  • Putain ! William Fergus, quoi ! En manque et en os sur mon palier ! Les yeux vert-tox et un vibro géant dans la carcasse… Ça me fait plaisir de te revoir intact, ma belle !

J’aurais préféré que mon prénom ait fini de gondoler sur ma peau, pendant ces trente-deux jours. Qu’il se soit désolidarisé pour de bon. Être redevenu X.

Mais je lui souris, rien de bien glorieux.

  • Tu sais pas ce qui s’est passé pendant ta disparition, toi : ta sale gueule de tox était tous les jours partout aux infos !
  • Waouh ! Jure sur la vie de ta mère ?
  • T’es con, putain… Non, t’es une superstar, maintenant ! Y’avait des paris au bahut sur si on te retrouverait crevé ou non au fond d’un caniveau ! J’ai gagné vingt balles !

Je laisse passer un rire jaune.

  • Pourquoi tu saignes du nez ? Attends… C’est moi ou y en a un tas sur ton fute ? C’est Seb ?!

Elle envoie son pied dans la porte d’en face. Je dois la retenir de justesse de s’écrouler au contrecoup.

  • C’est à cause de ma psy.
  • Tu l’as trucidée ?
  • Fais pas chier, Amanda. Faut juste que tu me dépannes. Mes vieux m’ont dépouillé.

Je mens mal. La plaquette de Xanax le crie, écrasée contre mon pubis.

  • Ben mon dealer est pas encore arrivé, mais il devrait pas tarder.
  • J’ai pas le temps d’attendre… Genre t’as rien, là ?
  • Ben si, mais je connais la bête, tu vas me mettre à sec rien que pour à peine décoller du sol.
  • Tu me dois au moins ça, vieille garce. Après les sous que t’as gagné sur mon dos.
  • Fair-play. OK. Tout pour le messie des toxs.

Elle me tire par la manche sous les néons bleus. L’appart est dépourvu de contours nets, avec tout ce monde. Il hurle, vacille, sautille, bras en l’air, se déhanche, s’imbrique entre des cuisses sur cette techno détraquée qui défonce les tympans depuis une enceinte dans l’évier. On ne respire pas ici, ou alors on fait semblant dans cette touffeur-étouffoir poisse. Mon estomac se resserre, comme si j’allais gerber. Amanda me hurle un truc à l’oreille. Quoi ? Mais elle s’évapore. Super… Je trouve un mur contre lequel personne ne se pelote. Et j’attends, les mains dans le dos pour camoufler mes tremblements. Ou juste que je ne suis pas ce mec-là. Une meuf danse devant moi, les pupilles dilatées comme des supernovas en fin de cycle, me tend son joint. Je fais non de la tête en détournant le regard et écrasant mon nez contre mon poignet. Elle m’appelle « mon chat ». La musique ne lui donne pas l’impression de hurler. Elle dit, Mon chat, faut te détendre un coup, et elle refond déjà dans le magma. Peut-être bien qu’en fin de cycle, tout fusionne trop vite dans les supernovas pour être intercepté à temps par un William. Certains des contours du magma sont des gens que je connais du bahut et que je salue à peine en plein jour. Ils sont méconnaissables, sous l’emprise du sexe et des substances. Roger-Charles, mon voisin de table du cours d’espagnol est aussi là. Le genre intello tout autant à la marge qu’un tox, sur l’échelle sociale du bahut. On dirait qu’on l’a traîné ici de force. Il me fait signe. Il me bassine souvent avec son église congolaise et les mikatés de sa daronne que je dois absolument goûter. Je crois qu’il croit qu’un putain de plan de classe a fait de nous des amis. Qui sait, on aurait sans doute pu l’être si ces mikatés, il ne voulait pas qu’on les déguste après son culte du dimanche…

Je lui rends son sourire au rabais, faute de mieux en réserve.

  • Hé, William ! il s’écrie, tout transpirant, en me tapant dans la main.
  • Roger.
  • Comment ça va, mon gars ?
  • Comme un dimanche.

Il fronce les sourcils, parce qu’on est jeudi. Puis ses yeux s’ouvrent grand dans les miens : dimanche, réapparition à Étretat sous son crâne ; les coquelicots chaud sur ma lèvre supérieure. En colmatant mes narines avec la manche de mon sweat, je m’amuse à regarder ses grosses joues brunes pâlir sous les néons bleus.

  • Tu reviens quand en cours ? Je peux t’envoyer les devoirs, si tu veux ?
  • J’ai fait une overdose et j’ai disparu, et tu me parles de devoirs à m’envoyer ?

Ça le met mal à l’aise que ce soit moi qui prononce le mot overdose.

  • C’est grave, j’avoue, il crie dans mon oreille pour être certain de me clouer ça dans le cerveau.
  • Peut-être pas autant que d’être en vie.
  • C’était volontaire, alors ?

Je ne réponds pas.

Il s’installe contre le mur à côté de moi.

  • En tout cas, je suis désolé.
  • Pour l’overdose, la disparition ou autre chose ?

Il hoche la tête, puis secoue. Puis hoche encore.

  • Je peux être honnête avec toi, Will ?
  • Vas-y, sois honnête, Roger.
  • J’ai été inspiré en te regardant, et je crois que si Dieu a permis qu’on te retrouve, c’est parce qu’Il a prévu des choses pour toi.
  • T’as été inspiré ?
  • Oui. Par le Saint-Esprit.
  • Par le Saint-Esprit, je répète en sentant un sourire narquois étirer mes lèvres. Il devrait sûrement t’inspirer d’autres trucs que des paraphrases de ce qu’il inspire à ma mère, alors.
  • Ben non, justement.
  • Gentil Roger…
  • Hein ?
  • Rien.

Les coquelicots se sont un peu calmés, mais mon sweat-shirt est ruiné.

  • Tu ferais mieux d’être ailleurs plutôt que dans ce genre d’endroit.
  • J’y suis plus à ma place que toi, je rétorque.
  • Tu rigoles ? C’est mon son préféré… Dans ma tête, c’était plus cool.
  • Première soirée ?

Il hoche.

  • Tout le monde boit et se drogue et fait des trucs chelous en public, ici.
  • Gentil Roger.
  • Tu devrais pas être là.
  • J’avais compris la première fois.
  • Je prierai pour toi.
  • Pas besoin, je lui articule directement au fond de l’oreille, à mon tour.
  • Si, ça me fait plaisir.
  • Dieu, ça lui fait pas plaisir que tu sois ici.
  • Dieu connaît mon cœur. Si ça se trouve, Il m’a conduit ici pour qu’on ait cette conversation.
  • Alors félicitations, Roger. Dieu t’aime assez pour te confier le sale boulot.

Je balaye le magma. Aucune trace d’Amanda.

  • Je vais vraiment prier pour toi, Will. Je le ressens en moi, que je dois le faire. Et si jamais ça te chauffe, dimanche, on pourra aller au culte ensemble. Y a des équipes de prière pour intercéder, et…
  • Bon, si t’insistes : prie pas, alors. Tu dis plutôt au Big Boss de se dénicher un nouveau tox à harceler et de me foutre la paix. Trente-deux jours, c’était largement suffisant. OK ?

Je lui tapote l’épaule, puis je traverse le magma pour me dénicher un nouveau mur tranquille. J’essaie d’agiter un peu la tête, je perds vite le rythme, pas évident à suivre avec toutes ces basses et ces corps alentour qui s’agitent à mille cadences différentes. Alors je feins de repérer un truc crucial au sol — théâtre tragique de canettes, de mégots et de chips écrasées. Et tout ça vibre, comme si d’un coup l’Univers avait le vertige. C’est toujours tard, quand je me rends compte que j’ai merdé. Traverser Paris, trempé jusqu’aux os, pour finir à une soirée pourrave. En ayant manqué me faire croquer le derche par un clebs. Pour finir par écouter les bondieuseries de Roger. Tout ça pour empocher un max de cachetons, comme un rongeur avant l’hibernation, et ne pas avoir à revivre la dèche qui a conduit à ma « disparition »… Merdé est un euphémisme.

Mais hors de question d’être le seul con à blâmer de l’histoire. D’une cause déterminée résulte nécessairement un effet, un truc dans le genre. Euh… Spinoza, je crois. L’histoire aurait pu se ponctuer il y a un peu plus d’un mois, sur le carrelage dégueu des toilettes du troisième du bahut. Avec Mike, j’aurais soigné ma sortie sur un coup de grâce. Accordé une remise de peine à mes vieux qui pensaient en avoir pour perpète, après dix ans de nuée, de monstres en feu sur les murs, de prières, de la méthode Satie-benzos-Coalgan-bercements. Mais me voilà ici contre un mur. Spinoza dans les pattes, de mèche avec le Big Boss. À enfoncer mes tremblements dans un mur pendant que Roger tente d’évangéliser des bêtes à cornes, qui tournent les bouteilles. Se pécho. Ondulent comme des anguilles en transe dans ce carnaval animal sous mes stroboscopes, à moi, l’ampoule blafarde sur le dance-floor. Même Roger s’est trouvé une bonne raison d’être ici, en fin de compte. Je le regarde rouler comme une boule de billard dans le magma. Aborder ceux à qui il reste des morceaux de conscience encore un peu viables. Si ça se trouve, il les évangélise et ça fonctionne.

Amanda me repère au loin. Elle a une bouteille de vodka dans une main et un mec collé aux talons, qui me mate comme un mirage. Je le reconnais du bahut. Le genre à fanfaronner, les bras congestionnés, et à fumer des joints dans les couloirs pour pousser à bout les surveillants. Amanda me remplit un verre à ras bord. Cul sec. Goût de médoc bien dégueu. Lui sirote ça comme un jus de fruit, oscillant, fugace, entre mes lèvres et l’élastique de mon jogging gris.

  • T’as autre chose que de la tise ? je demande, agacé, à Amanda. Faut pas que je traîne.
  • Tout pour le messie des toxs, elle répète, l’haleine fétide directement dans mes narines.
  • Oxy ?

Elle hoche en remplissant de nouveau mon verre à ras bord.

  • Sur place ou à emporter ?
  • Les deux.
  • Patientez ici, votre commande est bientôt prête.

Elle s’éloigne, les jambes comme des échasses déséquilibrées. Le mec fait genre de s’intéresser aux meufs qui se pelotent à côté de nous quand je le prends une nouvelle fois en flag.

  • T’as besoin d’aide ? je lui demande, acide.

Il me regarde, incrédule, puis mime une parabole avec sa main devant son oreille. Faut peut-être que je lui fasse en LSF…

Il s’approche, se penche à mon oreille :

  • Tu saignes du nez.

Je hausse une épaule.

  • Moi, c’est Kam. T’es à Rolland, non ?

Sa voix est monotone, basse, toute boulée, comme s’il avait peur de sonner doux ou d’articuler assez.

Je hoche la tête.

  • Je t’ai jamais vu avec Amanda.
  • Toi non plus.
  • J’avoue, il crache avec un rire sec. Comme tous ces chiens ici. Mais ce qui se passe chez Amanda reste chez Amanda.

J’ai effectivement déjà entendu cette devise traîner au fond d’un couloir du bahut.

  • Toi t’es William. Le frangin de Morgyn, celui qui a disparu.

Je soupire. Cul sec.

  • Dommage pour lui, il en a pas d’autre, je dis.
  • Ça doit te faire chier qu’on te parle de ta disparition depuis dimanche, je parie.
  • Belle intuition. Tu devrais jouer au Millionnaire.

Apparemment, je suis une bonne blague…

Et la soirée aurait pu continuer encore comme ça, lui qui me mate en se croyant discret, moi qui vide deux-trois verres en attendant qu’Amanda redébarque avec mon fast-fixe. Mais au loin, j’aperçois Sébastien Tobin faire irruption dans le salon, comme une bouffée de toxines ; l’air saoul, il gueule, décroche des mecs imbriqués, envoie des patates au hasard dans le magma vibrant. Kam se pose contre le mur à côté de moi, à croire que ce qu’on voit n’est qu’un numéro tout préparé, un service qu’on commande habituellement après minuit trente aux soirées d’Amanda. Ça y est, il m’a remarqué. Il approche, du feu dans les yeux.

  • Alors, Banania, on s’intègre ? Pas encore fourré dans la petite chatte d’Amanda ?
  • Encore un peu et je vais finir par croire que c’est dans ta petite chatte à toi, que tu veux ma queue.

Avant que je capte, il me chope par l’épaule, me jette au milieu du salon, me plaque sur le ventre, le visage qui cogne sur une canette écrabouillée. Les basses font trembler le parquet, ou c’est moi qui suis déjà sonné. Un… Deux… Dix flashs qui jaillissent sous les néons. Sébastien m’écrase le dos avec son genou, empoigne une touffe de mes cheveux pour tirer ma tête en arrière. Mon sourire rouge lui tord les lèvres à lui dans un rictus bleuté par les néons.

  • C’est tout ? j’ânonne.

Le molard que je veux lui envoyer dégouline sur mon menton.

  • Et si je te rafraîchissais un peu la mémoire pour te rappeler la grosse merde que t’es ?

Il renvoie mon front s’écraser contre la canette. Et mon jogging glisse dans un frrrip sec. L’air froid sur mes cuisses. Zoom ! Zoom ! on crie par dessus les basses et mon râle. Je me débats sous Spinoza et son poids, les gestes empêtrés dans la techno qui cogne toujours, égale et cruelle. Et dire qu’on vibrait, baisait, chantait dessus, encore une minute plus tôt… Et que là, plus aucun acteur. Que des spectateurs déguisés en flashs blafards qui révèlent la ruine du salon.

Je retrouve un peu d’air lorsqu’il se relève. Pour m’envoyer un coup dans les côtes, qui me retourne comme une crêpe sur le dos, avant de ne pas louper ma joue avec son molard, lui. Il envoie un coup de pied dans ma plaquette de Xanax.

  • Au cas où vous l’auriez pas encore reconnu à sa bite et à ses yeux de barjot, c’est Willy-dingo, le putain de chouchou de l’algorithme du moment ! il déclame au milieu des flashs et la techno. Le frangin de l’autre chouchou aux cheveux roses ! Et ma meuf, en grande amatrice de bête de foire, s’envoie déjà en l’air avec lui !

Et soudain, il s’écroule à côté de moi en se protégeant la tête. Un vase éclaté à côté de la tempe.

  • Strike ! Amanda gueule, en s’inclinant. Maintenant, qui c’est le trou de balle qui a laissé ce baiseur de clebs entrer chez moi ?!

Une main tente d’agripper un lambeau du jogging à mes chevilles, pour le remonter sur mes cuisses ou le déchirer pour de bon. Je me relève, tout enduit de vodka et de crasse. Et c’est mon tour de lui envoyer la pointe de mon pied dans les côtes. Déséquilibré par le garrot autour de mes chevilles, je m’écroule dans la ruine. Mais mon corps repart en solo ; claques, poings, crachats. C’est presque aussi jouissif que grotesque, d’ici, de le regarder, les fesses à l’air, récupérer un bout de sa dignité et de ses droits ; tatouer la nuée et la mort de Mike et le trou noir jusqu'à Étretat dans la chair d’un autre.

On finit par intercepter mon bras en plein élan.

  • C’est bon, superstar, fin du show !

Amanda hurle Pas d’autographes, bordel de merde !, et une grosse vague de rire nous engloutit. Avec Kam et Roger, elle m’évacue dans le couloir comme une starlette en coulisse. Et au loin, je vois la liesse fiévreuse reprendre son court, exactement là où elle s’était interrompue. Dans les quatre coins du salon, on redanse, on rerit, on rebaise. Et même si l’appart explosait, les membres écartelés continueraient.

On atterrit dans une chambre plongée dans le noir.

Un mec déblatère, debout sur le lit :

  • Tu vois… la sagesse… c’est pas un viok avec une barbe qui récite des maximes, nan… c’est plus… enfin, le temps, c’est… attends, merde, j’ai perdu le fil…
  • Fous le camp avant de perdre plus qu’un fil, Socrate de mes deux ! elle lance.

Le mec sort avec une meuf et un nuage de shit.

Je m’écroule sur le lit, encore essoufflé, le carrousel sous mon crâne fait tournoyer le plafond. Une lave ardente coulée depuis mes côtes jusque dans la hanche. Seules les basses de la musique traversent les murs. Les draps collent à mon dos, comme si je fondais dedans. Amanda cale trois cachetons entre mes lèvres entrouvertes. Trois hosties. Puis un joint, juste à la commissure. Étincelles rougeoyantes qui embrasent, avec, mon sourire ; j’ai fait un putain de strike, moi aussi : Sébastien Tobin et le Big Boss.

  • Il sonnait dans sa poche, Kam dit en posant mon téléphone sur le lit à côté de ma joue. En tout cas, je pense que l’autre a compris la leçon.
  • Et moi je pense que t’aurais pu l’aider. Je t’ai laissé avec lui deux minutes.
  • Moi, j’ai essayé, Roger dit.
  • T’es qui, toi ? elle crache.
  • Roger-Charles. Je suis à Rolland, moi aussi… Salut… C’est vrai ce qu’on raconte sur tes parents ?
  • Quoi ?
  • Tu les as bouffés pour de vrai ?
  • T’aimerais ça ?
  • Non.
  • Alors c’est faux.
  • Ils sont où ?
  • En Argentine. Ou ils pourraient tout aussi bien se trouver en Afrique du Sud, là… Comment j’ai pu sortir avec ce trou de balle ? On sort pas avec son voisin, Amanda ! elle lance en ratissant ses cheveux secs.

Je ferme fort les yeux. Je pense à des trucs au hasard, le temps que les Oxys prennent le relai. À si le dealer d’Amanda est déjà passé. Si c’est lui que je dois remercier pour les hosties. À des singes dansants. Au nombre de lettres dans « Volkswagen ». À Sunflower 24. Maison jaune. À Lucie…

Je m’agrippe aux draps avant qu’ils m’engloutissent.

  • Seb pense vraiment qu’on baise, Will. Mais ce serait la fin du monde, si toi et moi on baisait. T’imagines si tu me mettais en cloque ? À tous les coups, je donnerais naissance à l’antéchrist.

Son rire des strates au-dessus de la réalité. Mon corps reste mou lorsqu’elle envoie une petite claque dans mes couilles, comme si elle pouvait voir en direct le danger de mes spermatozoïdes et qu’elle les réprimandait.

J’entends le parquet grincer, la penderie couiner en s’ouvrant, des cintres métalliques crisser.

  • Si je te file une robe pour rentrer, ça te va ? J’ai plus que ça. Mini et rouge. Ou mini et cuir. Ou…
  • Tu vas pas lui mettre une robe, Roger intervient, interloqué. Mon père vient me chercher, je peux lui demander d’apporter un pantalon pour lui. Et en attendant, je peux le couvrir avec ma veste.
  • Mon gros Robert, t’es bien mignon, Amanda dit, mais des draps, moi aussi j’en ai… Tu fais au moins dix fois son tour de taille. Et Will a pile le mien.
  • C’est Roger-Charles… Pas Robert.

Kam ricane.

  • Qu’est-ce qui te fait rire ?
  • T’as raison, désolé, mon pote, Kam lui dit. T’inquiète, on va lui remettre son joggo plus tard.
  • Il est bon à jeter, t’as bien vu.
  • On va s’en occuper tout à l’heure, je te jure.

On ouvre la porte avec des bruits moites.

  • Allez baiser ailleurs ! Amanda s’égosille.

La porte qui claque.

  • Pourquoi tout à l’heure, Kam ? Amanda s’interroge. Tu préfères qu’il reste encore un peu à poil ?
  • Tu racontes quoi, toi ?
  • Et après, ça joue les gros durs au bahut. Les mecs de cité, vraiment… T’as vu ça, mon gros Robert ? Il croit que je le vois pas mater sa queue depuis tout à l’heure.

La bile me monte, acide, dans la gorge.

Je rouvre les yeux. Le carrousel toujours.

  • Oh ! Fais pas le choqué, Kam. On est entre nous.
  • Ouais, mais là tu dis des dingueries.
  • Ah ouais ?
  • À fond.
  • T’as l’air bien sûr de toi, ma belle.
  • M’appelle pas comme as.

Amanda rit.

  • Will, t’es au courant qu’y a une vidéo non censurée de toi à Étretat qui buzze sur Snap ? Ben cet enfoiré de Kamil est convaincu que je dis des dingueries alors que l’autre jour, il voulait me montrer un truc sur son tel, et il est malencontreusement tombé sur un screenshot qu’il avait fait de ta queue — et sacrée belle queue, au passage, au cas où on te l’aurait pas encore dit ; pas vrai, Robert ? Lucie est gâtée ! Parce que, Kamil, c’est un fumeur de shit accro aux prots le jour et un putain de BDR by night ! T’es gay, et c’est OK ! Alors relax… Mon gros Robert, on laisse Will à poil encore un peu, et toi, Kam, tu te réjouis en paix du spectacle. Mais si t’éjacules dans mes draps, je te bute. Pigé ?

Elle renvoie une claque dans mes couilles.

Je crois que je vais vomir.

Je me redresse trop vite. Mon sang ne fait qu’un tour, comme si je ne m’étais pas mis à la verticale depuis une plombe. Je me débarrasse de mon sweat à capuche, et, comme un funambule, je la rejoins à la penderie pour en extirper la mini robe rouge.

  • Tu veux une culotte, avec ? Histoire que rien se perde en route.

Je jette la robe sur mon épaule, et je m’éloigne vers la sortie.

  • Tu vas où ? Si tu vas chier, tu mets du pschitt !
  • Va te faire foutre, Amanda.

Je récupère mon téléphone sur le lit. Et j’aspire une dernière latte, fort, qui pourrait me dissoudre, avant de lui balancer le joint. Je vise mal. Il ricoche sur son épaule, s’éclate dans les draps. Des braises rongent le tissu. Kam bondit, paumes battantes pour étouffer le départ de feu. Puis, il lève ses gros bras blancs, comme deux drapeaux de reddition.

  • Relax, frérot ! Pas la peine de péter un câble !
  • Toi aussi, va te faire foutre.

Je sors.

Le couloir est un cauchemar en travelling. Un tunnel de basses. D’échos. De corps qui s’embrassent. Qui baisent encore. Deux lesbiennes s’interrompent pour fixer ma procession nue. Elles doivent croire à un mirage ou à un poème foiré, elles aussi : je suis un albatros sur la corde raide d’un funambule. Je parviens à atteindre le bout du couloir. La salle de bain. Une meuf en train de sniffer sur le couvercle des chiottes, à califourchon sur un mec évanoui ou déjà crevé. Elle sort sans broncher en traînant le mec comme un sac à patates derrière-elle. Je verrouille la porte, tombe face au miroir. Mon reflet me renvoie un sourire de clown, fendu. Yeux céladon. Du vert tranchant comme le verre de tessons de bouteille de bière. Il me regarde, je le regarde. Mes côtes constellées de cicatrices violacées, où, en braille, je relis la chute, puis le trou jusqu’à Étretat. Le cœur au bord des lèvres. Je me glisse dans la robe rouge, tire le tissu sur mes cuisses jusqu’à venir à bout de ma bite. Je me trouve presque joli dans la glace. Puis je veux m’asperger le visage d’eau froide, le molard de Sébastien a séché sur ma joue, le mien sur mon menton. Les coquelicots aussi à mes narines. Mais je devrais peut-être m’allonger un coup avant. Mon cœur bat à l’envers, ou c’est la Terre qui gravite d’un coup à contresens. Le carrelage est frais sur ma joue, agréable. Je devrais poser un écriteau à côté, de Si quelqu’un entre, sédatez-moi. Par la fenêtre, un ciel de jais, sans fond. Constellé de silence. Sainte nuit… mère des toxs… priez pour moi, pauvre camé… maintenant, et… Là-bas, c’est peut-être Andromède. Un rail de poudre cosmique… Ça y est, les trois Oxys tapent au bon endroit. Ma tête est tombée de mon cou, flottant de travers au-dessus de mon torse. Respiration rauque. Mécanique, comme si j’avais une machine dans le thorax. Je ne respire plus : je suis respiré. En va et vient. J’existe à contre-courant. Mon corps porté, sombre et long ressac. Chaque battement me surprend, et les vibrations dans ma poche finissent de me signaler que je suis encore là.

Je mets une plombe à décrocher.

  • Will, putain, ça fait des heures qu’on essaie de te joindre avec Maman et Lucie ! T’es où ? Je reçois des messages hyper chelous d’un tas de gens, là !

La voix de Morgyn me perce les tympans, comme venue d’un autre monde. Elle me tire vers la sobriété. J’ai une boue tiède dans la bouche, mais j’essaie d’articuler.

  • Mo… Je suis… content de t’entendre. Ça va ?

Défoncé, ça s’entend, c’est une fréquence sonore qui grésille au bout du spectre.

  • T’es où, Will ?
  • Tout va bien, Mo, je te jure. Je… je suis sorti un coup prendre l’air. Je rentre bientôt. OK ? Et j’ai hâte de te voir… Tu rentres quand, déjà ?
  • Vendredi prochain. Mais j’ai l’impression que tu me dis pas tout, là. Tu peux…

Je regarde la poignée s’abaisser, la porte s’ouvrir en me cognant le genou. Une silhouette se découpe dans l’embrasure, floue. Elle entre doucement, sans hâte. L’air de savoir exactement ce qu’elle vient faire ici. Je la regarde s’asseoir sur le rebord de la baignoire, les cheveux en bataille. Une balafre sur la joue gauche étirée par son petit sourire idiot. En me regardant. Moi. Pas à travers moi. Pas comme les autres. Avec ses yeux trop bleus. Trop profonds. Tellement que, même aux frontières de la sobriété, les coquelicots n’ont jamais su fleurir sur ma charogne en m’y plongeant.

Mon téléphone glisse et s’éclate au sol. Morgyn hurle à l’autre bout. Très loin. À l’autre bout d’un rivage que je refuse de rejoindre si c’est pour l’égratigner.

  • T’as encore une sale gueule, toi.

Un rire me gratte la gorge, ou un sanglot, je ne sais pas. Je ferme les yeux. Trente-deux… La clé de voûte. À Robert Ballanger. En jours. En secondes avant de céder à la croyance d’un impossible.

Quand je les rouvre, ma vision ne s’est pas tordue : il est toujours là.

  • Mike…

Et il me sourit. Large. Comme s’il avait attendu que je prononce son nom depuis des lustres.

  • William.

Mon cœur se tord, comme un linge qu’on essore.

  • T’as toujours l’air triste.

Sa voix exactement celle dans mes souvenirs. Légèrement voilée. Comme une Gnossienne, une caresse douce sous la peau.

Je n’arrive pas à choisir entre respirer, rire, hurler ou le toucher.

Mais je me redresse.

Ma main s’immobilise à quelques centimètres de lui.

Du miracle. Ou du gouffre.

Son odeur me frappe — entre l’encens et le bois brûlé. Rien de terrestre. Rien d’humain. C’est doux. Brutal. Rassurant. Terrifiant.

Puis ses longs doigts me caressent le front. Tièdes… Réels. Ou c’est juste que je crève d’envie qu’ils le soient.

C’est alors que le ressac me cahote, violemment, et ma tempe cogne le sol. Un diapason sonne sur mes tympans. Un vert aveuglant dans le céladon. Et Mike, d’un coup, est allongé sous les lavabos des chiottes du troisième, les yeux constellés de rouge, son sourire idiot tendu au plafond, au silence. Le souffle râpant le carrelage crade, je rampe vers lui, joue contre sol, en fredonnant Satie à son corps gris. Comme à Cerbère. Comme lui l’a fait cent fois, sans avoir la moindre idée du combat métaphysique auquel il prenait part. Auquel Cliff prend part depuis l’été de mes huit ans. Mais son corps gonfle, suppure son sourire idiot, sa balafre, le camaïeu de bleus de ses yeux, qui faisait redoubler mon cœur de ratés, juste parce qu’il savait toujours germer sous les racines des coquelicots…

Et puis tout se recompose comme de rien. Le carrelage froid de la salle de bain d’Amanda sous mon omoplate. Mike, d’un calme olympien, juché sur le rebord de la baignoire. Le bout de ses doigts effleurant encore mon front, tandis que, moi étalé sur le sol, je retiens ma respiration, comme si un souffle de travers pourrait provoquer un courant d’air et le dissoudre.

  • T’es mort, Mike, j’ânonne.
  • Les anges meurent pas, du con.
  • Les anges, c’est… une connerie… d’Adèle.

Je ne sais pas ce qui le fait marrer dans ce que je raconte. Je ne sais même pas ce que je raconte.

Il recule en me fixant.

  • Tu sais toujours tout mieux que tout le monde.
  • Les anges abandonnent pas… Ils respectent leurs promesses… Ils te portent dans le silence des nuages.
  • Et tu crois que, tout imbibé de came que t’es, encore, t’es disposé à la comprendre, cette promesse ?
  • Va… te faire… foutre.
  • Regarde-toi. À te battre nu. Regarde ta hanche, du con… Même brisé, tu t’arrêtes pas de lutter.
  • T’es mort… avec toute la gravité. C’est mon cerveau qui voudrait que tu sois là… dans un moment pareil. Mais je suis putain de lucide, Mike…

Il sort un truc de sa poche et le dépose à côté de moi.

Un flacon vide.

« Oxycodone ». Le même que mardi — celui de trop.

  • Même brisé, tu t’arrêtes pas de lutter, il répète sur le même ton.

Ma tête en carrousel, je ferme les yeux. Le disque de la chanson sur le vrai silence des nuages tourne dessous. Je nous revois. Lui, perché dans les branches. Moi, plié de rire dans l’herbe.

Trente-deux secondes.

Je rouvre.

Comme une ancre en mer, il est là.

  • Tu m’avais promis, Mike.
  • Qu’est-ce que je t’avais promis ?
  • là-haut qu’est l’vrai silence… Un ange de mars… atterrira dans la crasse.
  • Deux-trois coups d’ailes, le silence éternel.
  • Crever ensemble… en mars. Voilà ta promesse. Et t’as crevé seul… Et tu m’as laissé en chien derrière… Dans la ruine et la crasse…
  • Tu vis en images et en métaphores d’habitude, et là, comme par hasard, tu voulais comprendre une chanson dans son sens littéral ? Une mort en toi-même, Will. Voilà la promesse. Laisser crever le tox en toi et enfin faire confiance à plus haut. Vers Andromède.
  • Andromède, on disait que c’était un rail cosmique.
  • T’as préféré le voir comme ça tout seul.

Je le toise.

  • Et toi, si t’es un ange… celui de mars… t’avais besoin de mourir en toi-même pourquoi, hein ?
  • J’ai été ce que tu voulais que je sois. Ton reflet. Et malgré que tu te sois fait face, malgré mardi, tu restes étalé dans la crasse de la chambre de la douleur. En te fuyant. Parce que c’est ce que tu veux !

Un rire sec grince dans ma gorge.

  • T’es mort, Mike. Sinon tu serais pas devenu… un putain d’hypocrite… comme les autres. À préférer que je saigne les coquelicots.
  • Tu saignes parce que tu résistes.
  • Je saigne parce que…
  • Tu saignes parce que t’es qu’un putain d’égoïste, il me coupe, des lames de rasoir plein les yeux. Qui pense qu’à sa gueule et à sa petite souffrance de merde plutôt qu’à ce qu’il pourrait faire de ces coquelicots. À leur raison d’être.

Ses paroles me bastonnent directement au sternum.

Il se lève lentement pour jeter un coup d’œil par la fenêtre, aux étoiles. Autour de lui, quelque chose palpite, comme des ailes d’azuré.

  • Je suis pas revenu qu’avec un flacon… Vendredi dans deux semaines, au pommier. OK ? Mais si tu choisis encore de résister, cette fois, tu pourras aller te faire foutre, et ni moi ni rien t’empêchera d’éclater, dans tes vieilles loques. Tu seras libre de te battre et de crever autant que tu le souhaites.
  • Y aura plus de Sébastien Tobin si j’ai plus besoin de me défoncer pour rester vivant, je souffle.
  • T’en es sûr de ça ? Tu connais des gens qui parviennent à rester vivant quand leur vie n’a plus de sens ?

Il hoche. Puis répète, plus doux : Vendredi. Pommier.

Je cligne.

Et comme mardi dernier, il m’a laissé là.

Seul rescapé.

Certainement pas indemne.

Mon cœur suspendu dans un silence blanc, overdosé à cette soirée. Mais surtout à Mike. Un goût de cendre transformé en soufre flotte au bout de mes lèvres. Le cœur tassé au fond de la hanche. Je tends la main vers le flacon en verre. Froid. Tangible. Une preuve ténue au moins que je n’ai pas crevé au pied de l’escalator, sous le poids de ma bicyclette. Que cette soirée sans fin me colle bien poisse et indélébile à la peau.

Les leds clignotent. La musique. Les rires distordus…

Tout avait disparu, je m’en rends compte.

Et tout est revenu comme de rien.

Quelqu’un essaie d’ouvrir la porte. On veut me faire croire qu’elle est vraiment verrouillée, quand lui, il est entré, tranquille. En sachant exactement ce qu’il venait faire — ou foutre en l’air. Les anges aux ailes d'azuré ne crèvent pas. Je me suis fait avoir. Leurs pieds ne font que raser la surface du sable brûlant. Ce sont des manipulateurs qui jouent une poésie de poings sur ton cœur. Il te défonce la tronche au détour d’un virage, sans crier gare, avant de retourner s’engouffrer dans les nuages et te laisser là. Cafard rampant vingt-mille pieds dessous. En putain de non-lieu.

Cette fois, je craque.

Les sanglots déferlent comme s’ils avaient prédit depuis ce fameux mardi qu’il leur faudrait attendre ce débordement-ci, celui de trop, pour jaillir. Alors je chiale, sans digue, comme un champ de coquelicots fauché par les pensées du monde entier. Les joints du carrelage deviennent des barreaux, ma cellule de dégrisement. Et je n’ai plus la force de m’en évader. Échec et mat. Cette fois, c’est sûr, quelque chose va lâcher. Quelque chose de minable. De nu. Et je les déteste vraiment fort, ces gens-là, qui ne savent plus comment vivre, où trouver la maison jaune au milieu des blocs gris, qui se recroquevillent sur le carreau, torse contre genoux. En murmurant dans les flammes du sable brûlant, un majeur vers Andromède. Sainte-nuit… Mère des toxs… regardez-moi, sombre camé… maintenant, et à la première heure où je ne serai plus qu’un essaim atone de cendre sous le Soleil…

On frappe. La voix d’Amanda essaie, étouffée :

  • Will, tu squattes encore ? J’ai le Léviathan dans ma vessie !

Mais seule la voix de Mike résiste au feu, en acouphène, sur mes tympans.

Vendredi. Au pommier.

Comme un encore à une pièce de Cliff.

Comme un chapelet d’Adèle au pied de mon lit.

Mike a dit « Vendredi » comme on dit « Tiens bon ». Comme une promesse. Une nouvelle. Mais je ne sais pas si j’ai le courage d’y croire, cette fois.

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