Scène 2 - Le flash-info

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Quelqu’un pénétra dans les toilettes pour hommes et la porte battante claqua en se refermant. Aussitôt, Christopher se tut. Par réflexe, il bloqua sa respiration, rangea fébrilement son téléphone portable dans la poche intérieure de sa veste et tendit l’oreille. Il y eut le bruit d’une fermeture éclair qu’on ouvre, celui de l’épanchement dans l’urinoir, le lavage des mains, puis le vacarme assourdissant du sèche-main.

Lorsqu’enfin l’homme sortit, Christopher remit en place ses lunettes sur son nez droit, puis jeta un coup d’œil à l’extérieur de sa cabine. Il semblait bien qu’il soit vraiment seul, cette fois. Il allait enfin pouvoir se risquer à lui téléphoner. Aux bureaux des identifications judiciaires de Torcy, Christopher travaillait dans un open-space, juste à côté de la machine à café. N’importe qui aurait pu entendre leur conversation.

Assis sur le couvercle rabattu de la cuvette, il repoussa la frange de cheveux drus et châtains qui lui barrait la vue, puis composa le numéro de Sten, son meilleur ami. Le Suédois décrocha avant la fin de la première sonnerie.

— J’espère que c’est urgent. Je suis au boulot là ! s’agaça Christopher en anglais. Mes collègues pourraient nous entendre.

— C’est urgent. Chris, j’ai besoin de ton aide.

La voix de Sten était grave et affolée à la fois.

— Pour quoi ?

— C’est par rapport à ton travail. Est-ce que tu crois que tu pourrais surveiller un mec sur L.O.L. ? Il est louche, sérieux !

Christopher réprima un soupir d’exaspération, ce ne serait pas la première fois que Sten donnait dans le délire de persécution. En plus, il n’aimait pas qu’on fasse allusion à son travail au téléphone. On ne savait jamais, l’habilitation secret-défense pouvait vous être retirée pour pas grand-chose.

— Je t’ai déjà dit de ne pas me parler de mon travail au téléphone…

— … Mais on ne se voit presque jamais, opposa le Sten. Je n’allais pas attendre que tu viennes en Suède pour te parler de ce gars.

— Quoi ? Il t’a dit qu’il deal du shit ou une autre connerie du genre ?

Après tout, Sten ne savait pas exactement ce que Christopher faisait dans les services de police. Tout juste savait-il qu’il n’avait pas le droit de communiquer sur ses activités. Ce qui suffisait à alimenter tous les fantasmes du Suédois. S’il avait su ! Christopher n’était guère plus qu’un rat de bibliothèque ayant troqué ses livres pour un ordinateur. Il ne sortait presque jamais…

— Non, Chris. Là, je crois que c’est sérieux. Je suis sûr que c’est un de ces tarés. J’en suis certain !

— Quel genre de taré ?

— Un intégriste.

Christopher hésita à raccrocher. À supposer que Sten ait vu juste, cela lui donnait encore moins le droit d’en parler au téléphone. Pourtant, il se tut et écouta Sten. L’habitude. Leur relation avait toujours fonctionné de cette manière : son meilleur ami pleurait, divaguait, tempêtait ou délirait, et Christopher recueillait ses maux, jour après jour, nuit après nuit.

— Au début, c’était presque rien. Il jurait de temps en temps sur le Coran, parlait d’aller à la mosquée. Mais samedi, il m’a envoyé des liens. C’étaient des vidéos d’exécutions, merde ! Au début, j’ai cru que c’était un jeu vidéo, mais avec des chants religieux comme ça en bande-son… ce n’était pas vendeur du tout ! C’est là que j’ai compris que c’était du sérieux. C’est leur vidéo de propagande. J’en suis sûr.

Christopher était de plus en plus embarrassé. Il pouvait éventuellement refiler cette information à Clarice qui aurait bien trouvé quelqu’un pour creuser la piste, quelqu’un qui gérait vraiment les filatures et les surveillances. Mais avec Sten, on ne savait jamais quoi penser ; il avait très bien pu tout inventer. Christopher n’avait pas envie de se compromettre auprès de sa hiérarchie avec un tuyau bidon provenant d’un proche un peu trop fragile.

— OK, dit-il finalement. Je vais voir ce que je peux faire.

Après avoir récupéré le pseudonyme du joueur que Sten trouvait louche, Christopher écourta la conversation. Il n’en dirait mot à ses collègues. Du moins, pas avant d’avoir effectué quelques recherches lui-même. Il tira la chasse au cas où quelqu’un serait entré à ce moment-là et l’aurait vu sortir de la cabine dans un silence suspect. Il n’avait rien fait de grave hormis passer un coup de fil personnel sur ses heures de travail, mais, dans son boulot, il était entouré de personnes dont le métier était d’avoir l’œil sur tout. Alors, on n’était jamais suffisamment prudent et discret. Il se lava donc les mains et retourna directement au travail, mais en arrivant dans l’open-space, Christopher comprit immédiatement que quelque chose clochait.

De nombreux policiers tenaient un gobelet de café à la main, et pourtant, personne ne buvait. Les conversations anodines habituelles n’avaient plus cours. Au lieu de ça, tout le monde levait les yeux vers le grand écran fixé au-dessus de la porte du bureau de la commissaire. La télé diffusait une chaîne d’info en continu. Un flash-info, comprit Christopher en reconnaissant le bandeau rouge en bas de l’image. Aussitôt, sa bouche devint sèche. Il songea : « Pourvu que ce ne soit pas un nouveau 13 novembre. Pourvu que ce ne soit pas un nouveau 13 novembre. »

Ses yeux déchiffrèrent les lettres blanches qui défilaient rapidement sur leur ruban écarlate : Attentat dans une école juive. Le terroriste toujours en fuite. En plus de la sécheresse, un goût nauséeux s’instilla dans sa bouche.

Une journaliste brune s’adressait à la caméra :

« Les premiers témoins ont déclaré qu’il avait plusieurs armes sur lui : au moins un pistolet-mitrailleur, et aussi des armes plus légères type pistolet à poing. Il portait une cagoule empêchant de l’identifier. Il se serait ensuite échappé à bord d’une fourgonnette grise de la marque Renault. Les habitants des environs sont inquiets et demandent déjà qu’on ferme les écoles pour éviter un nouveau drame… »

— C’est quoi cette tenue ? commenta l’officier Langlais Clarice qui venait de se faufiler juste derrière Christopher. Son pantalon en faux cuir tout moulant et les épaules nues ! On dirait qu’elle sort tout droit d’une comédie musicale des années soixante-dix. Grease… ou La fièvre du samedi soir. Et sa coupe de cheveux, pareil, elle a confondu le coiffeur avec son toiletteur pour…

— Chut, coupa Christopher. J’aimerais écouter.

« La cible de l’école juive oriente les enquêteurs sur la piste de l’attentat islamiste. »

— Et pourquoi pas l’extrême droite ? dit Clarice. Les Juifs sont ciblés par les fachos aussi !

Christopher jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule. La grande femme aux courts cheveux blancs fixait sur l’écran un regard bleu rempli de colère. Il la connaissait suffisamment pour savoir que la journaliste n’était pas vraiment la cible de sa haine.

— Tu sais parfaitement que la menace islamiste à gagner en puissance, argumenta Christopher. C’est l’hypothèse la plus probable.

— Ouais. Mais je n’aime pas les gens qui jugent trop vite. Négliger une piste seulement parce qu’elle n’est pas la plus probable, c’est débile. C’est de l’amateurisme.

Il acquiesça.

— Ça s’est passé où ? demanda-t-il.

— Au Raincy, près de Rosny et de Clichy-sous-Bois. Dans un lycée pour filles. Il est rentré en se faisant passer pour un enseignant d’un autre établissement qui était censé venir évaluer des épreuves du Bac. Il avait même le nom du prof… il s’était bien renseigné. Ils ont ouvert en confiance. Ce fils de pute a attendu la récréation pour ouvrir le feu sur les élèves, au fusil-mitrailleur.

Christopher ravala un juron pour mieux se concentrer sur le poste de télé. La journaliste s’approchait des lieux de l’attentat. La rue grouillait d’agents du service public. Des gyrophares clignotaient dans tous les sens : policiers, gendarmes, pompiers et ambulances. Une femme de forte constitution, habillée à la hâte (lundi avait été boutonné avec dimanche) fut prise pour cible par plusieurs médias. Dans son état, elle n’eut pas la présence d’esprit de les envoyer balader.

— Vous êtes une parente d’élève ?

— Ma fille. Ma fille étudie ici, bredouilla-t-elle. Je suis venue dès que j’ai appris… elle s’appelle Léna. Est-ce que vous l’avez vu ?

La dame regardait dans toutes les directions, à la recherche de sa fille disparue. Faussant compagnie aux journalistes sans un au revoir, elle se dirigea vers une ambulance qui chargeait une blessée. Christopher n’eut pas besoin que la caméra s’approche beaucoup pour savoir qu’il ne pouvait pas s’agir de Léna.

La blessée n’était pas une lycéenne, car elle n’était pas en uniforme scolaire. Sa tenue intrigua Christopher. Du sang tâchait la veste, mais le grand « G » sur sa poitrine restait déchiffrable. Où avait-il déjà vu cette veste ? Cela ressemblait à un vêtement professionnel. Il pensa à une société de livraison. Non, ce n’était pas ça ? Impossible de mettre le doigt dessus.

Tant pis, il reporta son attention sur le visage de la femme inconsciente. Il enregistra chacun de ses traits dans sa mémoire, non parce qu’il pressentait que cela allait lui être utile, mais parce que c’était dans sa nature. Christopher avait le don de se souvenir de n’importe quel visage. Si bien que lorsque la caméra cessa de filmer le brancard, il n’aurait eu aucun mal à dessiner le portrait de cette femme. Un papier, un crayon, c’est tout ce dont il avait besoin pour recréer l’image de cette victime pour laquelle il ne pouvait pas s’empêcher d’avoir un fort sentiment d’empathie.

Il repensa à ses études et aux conseils des formateurs : « Il faut ériger une distance entre vous et les victimes. Vous devez les écouter attentivement, mais vous ne devez jamais vous mettre à leur place. Vous ne devez pas vous identifier à elles. Sinon, vous allez finir chez les dingues. »

Développer des mécanismes de protection. Voilà ce qu’il devait faire s’il voulait évoluer dans le métier.

Or, Christopher était incapable d’oublier un visage. C’était un don fantastique dans son métier. Un don qui lui avait permis de devenir l’un des deux seuls experts en portraits-robots d’Ile-de-France. Malheureusement, il n’avait toujours pas trouvé comment faire pour mettre de la distance entre lui et un visage qui l’accompagnerait à jamais.

— Personne n’a vu le terroriste sans sa cagoule ? demanda Christopher. On ne sait pas du tout de qui il s’agit ?

— L’attentat a été commis il y a une demi-heure, dit Clarice en haussant les épaules. Pour l’instant, nous n’avons reçu aucun coup de fil de qui que ce soit. Les seules infos qu’on a proviennent de ça.

Elle désigna la télévision.

— La DGSI et le coordinateur de la lutte contre le terrorisme ont sûrement mieux à faire pour l’instant, conclut-elle.

— Je vois, dit Christopher sans parvenir à cacher sa frustration.

— Mais si quelqu’un l’a vu sans cagoule, tu seras le premier prévenu. Parce qu’ils feront appel au meilleur pour dresser le portrait-robot.

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