Les enfants volés  1/2

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Buenos Aires – Argentine

Nous sommes de retour à Buenos Aires, point de départ de notre voyage qui a commencé il y a tout juste un an... Un an ! Dieu qu’il s’en est passé des choses en un an ! J’en ai vécu des aventures, rencontré des gens, des animaux, des personnages et des êtres exceptionnels... J’ai beaucoup grandi, je crois, durant cette année, j’ai mûri aussi. D’ailleurs, aujourd’hui c’est mon anniversaire : j’ai onze ans !

Après un an à traverser l’Amérique du Sud et malgré la tristesse que j’ai à l’approche de la fin du voyage, je suis ravie de retrouver l’Argentine, et la charmante ville de Buenos Aires dans laquelle je me sens chez moi plus que partout ailleurs, peut-être parce que c’est une ville à l’architecture européenne... J’aime ses larges avenues, ses petites places ombragées et son obélisque qui me rappellent Paris, même si je n’irai pas jusqu’à dire que je suis nostalgique de ma capitale et de ma vie d’avant. Mais c’est important d’avoir des repères, et à Buenos Aires je ne suis pas totalement dépaysée.

Nous venons de poser nos valises dans une maison d’hôtes nommée « la Princesse Insolente », et Papa a promis que cette fois, c’était pour un moment ! Moi j’adorais pourtant prendre des avions, des taxis et des trains, rencontrer des gens nouveaux et découvrir d’incroyables paysages, jour après jour... Papa dit aussi, d’un air moqueur, que cet endroit me va bien et personnellement, je ne comprends pas pourquoi : je peux être insolente, sans doute, à mes heures, mais princesse, moi, certainement pas !

C’est une maison très mignonne, située dans le quartier de Palermo. Ses chambres sont colorées, et le maître des lieux, monsieur Delgado, est l’homme le plus gentil et le plus chaleureux de la Terre. Il nous a fait visiter la demeure, une jolie bâtisse couverte de fresques, et nous a installés dans l’aile droite, nous attribuant un appartement qui donne sur un petit patio au milieu duquel perroquets et perruches évoluent en liberté. La chambre que je vais partager avec Alphonse est jaune comme le soleil, tandis que Papa et Maman dormiront dans la pièce voisine, sous un lit à baldaquin bleu électrique et un ciel étoilé.

Dès l’entrée dans la maison, mon objet magique s’est mis à chauffer très fort et pendant notre tour du propriétaire, il n’a pas cessé de vibrer dans ma poche, comme s’il voulait me dire quelque chose. Comme cela ne s’était pas produit depuis longtemps, j’avoue avoir eu une forte envie de le consulter dans l’instant, mais j’ai joué la carte de la politesse et de la patience, et j’ai attendu d’être tranquillement installée dans ma chambre pour interroger celui que je nomme mon « oracle » depuis que j’ai appris ce mot.

Quand j’ai collé mon œil à l’orifice, j’ai eu un choc ! J’ai pris en plein visage un tsunami d’images effrayantes, et je me suis rappelé ce dont le kaléidoscope était capable! En lieu et place des formes géométriques colorées habituelles qui me rassurent et que j’aime tant, des visages d’hommes, de femmes et d’enfants se sont mis à tournoyer et à s’enchaîner, comme dans un cauchemar. Des figures apeurées, des gens en pleurs ou dans des attitudes grimaçantes, qui m’ont donné la chair de poule. J’ai tout de suite éloigné le kaléidoscope de mon œil, choquée par ce que je venais de voir. Je n’ai absolument pas compris le message qu’il essayait de m’envoyer, il m’avait rarement montré des images aussi terrifiantes ! J’ai glissé le tube sous mon oreiller et j’ai rejoint Alphonse et mes parents dans le patio, encore troublée et un peu tremblante.


Depuis l’aventure à Ushuaïa, après mon choix de l’abandonner au vent pour retrouver mon frère, j’avais comme perdu le contact avec mon objet magique. Il semblait éteint, ne diffusant plus ni sa chaleur rassurante ni ses vibrations tranquilles. Mais il s’est réveillé hier pour m’envoyer des images effrayantes au moment de notre installation à « la Princesse Insolente », et voilà qu’il s’est mis à nouveau à chauffer dans ma poche aujourd’hui, pendant que je me promenais dans le centre-ville de Buenos Aires avec Maman ! Il a commencé à trembler lorsque nous sommes arrivées dans la rue Defensa. Intriguée, surtout après ce long silence, je l’ai laissé me guider, et, tirant Maman par la main, nous nous sommes dirigées vers la «Casa Rosada », la grande maison rose dans laquelle siège le gouvernement argentin, au cœur de la ville.

Ce n’était bien sûr pas la première fois que nous nous rendions à cet endroit, mais en ce jeudi après- midi, nous avons eu l’opportunité d’assister à un spectacle étonnant : devant le Palais du Pouvoir, entre la Cathédrale métropolitaine et la Pyramide de Mai, nous nous sommes arrêtées pour regarder danser des femmes. Elles étaient presque toutes vêtues de noir, avec un foulard blanc sur la tête, et reprenaient en chœur des chants que je ne comprenais pas, mais qui m’ont touchée, instantanément. Elles tournaient en rond sur la place, certaines tenaient des banderoles, et toutes avaient dans les yeux une gravité et une tristesse évidentes. J’ai demandé à Maman qui étaient ces femmes et, une émotion dans la voix, elle m’a dit :

— Ce sont les Grands-mères de la Place de Mai.

En une fraction de seconde, je me suis souvenue d’un petit square à Paris, dans notre quartier du quinzième arrondissement, un endroit très intime, tout en longueur, que j’aimais beaucoup pour deux raisons : il était délimité par de magnifiques arches de roses, et il portait un joli nom : « le jardin des Mères et Grands-mères de la Place de Mai ». À l’époque, je ne m’étais pas posé la question de l’origine de ce nom, j’imaginais que c’était le lieu de rendez-vous des mamies parisiennes, et il est vrai que j’en voyais souvent discuter sur les bancs. Je me suis à nouveau tournée vers Maman pour lui demander :

— Elles ont un rapport avec le square aux arches de roses, près de la maison, à Paris ?

Maman ne m’écoutait pas. Elle était ailleurs, fascinée par la ronde et les chants tristes des grands-mères de Buenos Aires. Je lui ai secoué le bras :

— Maman ?

— Oui chérie, le jardin de Paris est un hommage à leur action.

J’ai essayé de savoir ce qu’elle entendait par « leur action », mais elle n’a pas vraiment répondu, évoquant des histoires compliquées, quelque chose qui avait à voir avec la guerre, et que j’étais trop jeune pour comprendre.

Le soir, à table, j’ai raconté à Papa l’événement de la journée : la ronde des Grands-mères de la Place de Mai, et il a dit qu’il irait les photographier jeudi prochain. J’ai à nouveau tenté de connaître leur démarche, mais Papa n’a pas été plus clair que Maman : il a juste précisé que ces femmes étaient très courageuses, qu’elles avaient bravé les différents gouvernements pour retrouver leurs disparus. J’ai alors imaginé beaucoup de choses, leurs maris, casqués et armés de baïonnettes, couchés au fond de tranchées comme dans un film de guerre vu à la télé quand j’étais petite, film qui m’avait beaucoup impressionnée. Du coup, je n’ai pas insisté : je comprends que mes parents n’aient pas envie que je fasse des cauchemars, mais quand même, j’ai onze ans !

Seule dans ma chambre — à force de pleurs, Alphonse a une nouvelle fois réussi à dormir avec Papa et Maman — j’ai beaucoup pensé à ces touchantes grands-mères, d’autant que mon objet magique n’a cessé de me rappeler leurs visages en les faisant tourner en boucle dans son tube, les mêlant une fois encore à des visages d’enfants et de jeunes gens aux regards effrayés. Troublée par le renouvellement de cet étrange phénomène, et sentant que le kaléidoscope tentait de me délivrer un message important, j’ai eu du mal à trouver le sommeil. J’ai alors pris une décision : jeudi prochain, j’accompagnerai Papa pour sa séance photo de la ronde des Grands-mères, et là, il y aura bien quelqu’un pour m’expliquer leur mouvement !

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A suivre...

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