Le reflet dans la vitre
Je sortis du bureau, mes muscles encore endoloris par les pompes forcées, mes vêtements collés à ma peau par la sueur. L’air frais du matin me gifla presque. Je sortis du CCSEG, en serrant ma carte dans ma poche, comme un talisman fragile.
Devant le bâtiment, quelques garçons attendaient déjà le bus. Certains tenaient leur carte entre leurs doigts tremblants, d’autres croisaient les bras, essayant de cacher leur gêne.
— Salut… fit timidement un garçon à côté de moi.
— Salut, répondis-je, la voix rauque.
Il haussa les épaules, évitant mon regard. Un autre, plus grand, se pencha vers moi :
— Alors, ton OSD… il est cool ?
Je souris amèrement.
— Pas trop...
Un silence pesant s’installa, seulement interrompu par l'arrivée d'un bus. Nous montâmes un à un. J’allai m’asseoir au fond, comme si la distance pouvait me protéger du monde.
Le moteur rugit et nous partîmes. Je fixai le sol devant moi, repassant chaque instant de l’entretien avec Mendez. La rigueur clinique, les mesures, les pompes, les ordres secs… tout avait été une épreuve, mais ce n’était pas ce qui me revenait le plus en mémoire.
Non. Les questions qui m’avaient troublé revenaient encore et encore. Lorsqu'elles avaient fusé, indiscrètes, intrusives , il y avait eu :
« As une petite amie ? Es-tu puceau ? Tu es attiré par les filles… par les garçons… ? »
J’avais senti un frisson, à la fois d’embarras et d’exposition totale. Mendez n’avait pas souri. Il notait tout. Et moi, je devais répondre, sans échappatoire. Interdiction de garder le silence.
Je serrai mes poings dans mes genoux, essayant de repousser l’image de ses yeux froids. Comment pouvait-on réduire ma vie intime à une série de cases à cocher ? Je n’étais pas encore prêt à répondre à ces questions... Et pour certaines d’entre elles, Je n'étais moi même, pas sûr de connaitre les réponses, ni même de vouloir les connaitre.
Le bus secoua ma concentration. Les bâtiments et les arbres défilaient en flou à travers la vitre. Les visages des autres garçons autour de moi étaient fermés, certains lançaient des regards furtifs, comme s’ils revivaient chacun leur inspection. Nous partagions tous la même tension, mais chacun la vivait à sa manière.
Quelques rangées plus loin, deux garçons chuchotaient entre eux :
— Hé, t’as survécu à ton inspection ?
— Ouais… mais ça m’a retourné. Et toi ?
— Ouais… pas cool. Mais au moins, j’ai pas pris d’heures de sport obligatoires. J’ai entendu certains… deux heures direct, tous les jours du lundi au vendredi, encadré !
Je serrai ma carte dans ma poche. Deux heures tous les jours… C’était mon cas. La douleur dans mes bras et mes jambes me revenait aussitôt, crispée, brûlante. Un frisson me parcourut de la nuque jusqu’aux épaules.
— Putain… souffla l’un d’eux. J’aurais pas aimé.
— Ouais… c’est… lourd.
Le silence tomba un instant, seulement troublé par le moteur du bus et le cliquetis des roues. Je me recroquevillai dans mon siège.
Le bus s’arrêta devant une artère passante. De nombreuses personnes montèrent et deux passagers vinrent s’asseoir entre moi et les deux garçons devant moi. Le bus était plein et le bruit ambiant étouffa leurs chuchotements. Tant mieux.
Je regardai dehors, les bâtiments et les arbres qui défilaient derrière la vitre. Le froid du verre me renvoya un reflet pâle, tendu, marqué par la confrontation avec Mendez. Et, sous cette tension, une pensée persistante me rongeait… celle de ce que ses questions indiscrètes avaient réveillé en moi.
Je secouai légèrement la tête, comme pour repousser l’idée. Pourquoi est-ce que ça me troublait autant ? C’était absurde. Pourquoi ces questions m’ébranlaient-elles ?
J’avais dit à l’OSD que j’étais puceau, parce que c’était la vérité. Même si au lycée, je m’étais construit un personnage, un mec avec mille aventures à son actif, un expert, un vieux routier de l’amour. La réalité était bien différente. J’avais avoué la vérité à Mendez, un peu comme on confesse quelque chose, en espérant que ça passe inaperçu. Il n’avait pas bougé, juste noté la réponse, indifférent.
Et non, je n’avais pas de petite amie en ce moment. J’avais rajouté en ce moment, comme pour suggérer que c’était temporaire, que c’était juste une question de temps.
Puis il avait voulu savoir si j’avais déjà eu une petite amie. La réponse était oui, techniquement. Enfin, j’avais eu une très bonne amie. Est-ce que c'était une petite amie ? C'était difficile à dire. En tout cas, ça m’arrangeait de dire que c’était elle, ça simplifiait beaucoup de choses.
Et puis, cette question, celle qui m’avait laissé sans voix : Es-tu attiré par les filles, par les garçons ou par les deux ?
J’avais répondu les filles, instinctivement, presque sans y réfléchir. Mais la vérité, c’était que je n’avais jamais eu de réponse claire. Je suis attiré par les filles, non ?
En même temps, voir des garçons jouer au foot torse nu ne m'a jamais laissé indifférent. Leurs corps cuivrés, brillants de sueur, capturant la lumière du soleil, ça avait toujours éveillé quelque chose en moi. Quelque chose que je n'ai jamais vraiement su qualifier.
Le bus s’arrêta, et d’autres passagers montèrent, remplissant rapidement les derniers sièges. Le murmure sourd des conversations m’enveloppait, un brouhaha indistinct qui me coupait du monde extérieur, mais qui ne parvenait pas à m’apaiser. Je me retrouvai seul avec mes pensées.
Le bus repartit avec un hoquet mécanique, le plancher frémissant sous nos baskets. Un dernier grincement de pneus, puis il se faufila dans la circulation, déjà contraint de freiner pour un piéton pressé.

Annotations
Versions