Niveau 1

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11h30. La salle de TD se vida dans un brouhaha de chaises raclées et de sacs qu’on fourrait à la hâte. Dehors, l’air frais nous gifla, presque piquant. On traîna un moment devant la fac, le temps que le groupe se forme, direction le RU.

Mehdi alluma une clope d’un geste sec, tira une latte avant d’expirer la fumée vers le ciel gris.

— Putain, mais c’était quoi ce délire ce matin ?

— Les contrôleurs du CCSEG, mec, répondit Lucas, les mains enfoncées dans ses poches. Ils scannent les cartes pour choper ceux qui ont séché. T’as pas écouté la prof ?

— Ouais, mais c’est quoi, leurs sanctions ? Sam, encore rouge de sa convocation, passa une main nerveuse dans ses cheveux. Ils peuvent nous faire quoi ?

Personne ne répondit tout de suite. On avança vers le RU, le bruit de nos pas résonnant sur le bitume. Les conversations autour de nous étaient étouffées, comme si tout le monde retenait son souffle.

— Personne ne sait ? insista Sam.

Je pris une inspiration, puis lâchai :

— Moi, j’ai chopé une sanction de niveau 1, hier.

Tous les regards se braquèrent sur moi.

— Pourquoi ? T’as séché un cours ?

Mehdi, intrigué, écrasa sa clope contre le mur.

— Non. Dans le bus. Une vieille dame était debout, je l’ai pas vue. J’ai pas bougé.

Un silence. Puis Lucas éclata de rire, nerveux :

— T’es sérieux ? Une sanction pour ça ?

— Ouais. Un mois sans bus. Et je vais être convoqué par mon OSD.

On entra dans le RU. L’odeur des frites et de la sauce tomate nous prit à la gorge.

À la table voisine, deux filles de notre TD, Léa et Emma, chuchotaient. Léa, les sourcils froncés, lança d’une voix tranchante :

— En même temps, c’est plus efficace que la feuille d’émargement. Avant, les mecs signaient pour leurs potes. Là, au moins, plus personne peut tricher.

— On pourrait dire la même chose pour nous, les filles, je te signale, coupa Emma, les doigts serrés autour de sa fourchette. Sauf qu’il n’a pas de CCSEG pour nous. D'ailleurs, il y a des filles qui ont séché ce matin, et trois filles qui sont arrivées en retard avec Sam et Tom. Et pourtant, c’est juste Sam, Tom et les garçons qui ont séché qui vont se prendre une sanction. Tu trouves ça normal ?

Léa haussa les épaules, agacée.

— C’est pas pareil. Combien de filles tu connais qui agressent pour voler un téléphone ? Moi, ça m’est arrivé. Deux fois. Depuis le CCSEG, je me sens plus en sécurité.

Emma traça des cercles sur la table, hésitante.

— C’est quand même un peu radical, non ?

— Radical, mais efficace, rétorqua Léa, les jointures blanchies autour de son gobelet. Les stats sont là : il y a déjà moins de vols, moins de bastons. Tu préfères qu’on revienne à avant ?

Emma leva les yeux vers nous, comme si elle cherchait du soutien.

— Je ne parle pas des stats. Je parle des gens.

Sam se redressa sur sa chaise, une pointe de colère dans la voix :

— On est des gens, Léa, pas des chiffres.

Léa le fixa une seconde de trop, puis détourna les yeux, gênée.

— Mon cousin était un vrai délinquant, murmura-t-elle finalement. Maintenant, il a un OSD, des règles. Il ne frappe plus. C’est mieux, non ?

— Et ceux qui n’ont rien fait ? Emma désigna Sam, Lucas, Mehdi et moi d’un geste discret. Ceux qui se font punir pour un retard ?

— La sécurité a un prix, répondit Léa, les lèvres pincées.

Emma se leva brusquement, son plateau en main, et lança, d'une voix ferme, comme une sentence :
— Le prix, c’est leur dignité.

Elle s’éloigna sans un mot de plus, effleurant mon épaule en passant, comme pour compenser le poids des paroles de Léa, un pardon silencieux qui ne se disait pas.

13h45. Cours de l’après-midi. Philosophie sociale. Je traînai des pieds en direction de l’amphi. Le ventre lourd, la tête encore pleine des images du matin : les contrôleurs en gris, le bip des scanners, le visage rouge de Sam. Et puis, Raph me revint.

Je m’assis au fond de l’amphi, comme d’habitude. Le prof, Monsieur Petrov, commença écrivant le titre du chapitre comme il le faisait au début de chaque cours :

« LES THÉORIES DU CONTRAT SOCIAL : DE HOBBES À ROUSSEAU »

Je sortis mon cahier, mais ma main tremblait légèrement. Une légère secousse dans mes doigts, comme un malaise invisible. J’étais là. Mais je n’étais pas là.

Les mots de Petrov se perdaient dans un écho sourd. Ses phrases se tordaient et se déroulaient, mais rien n’avait de prise. Tout semblait venir de trop loin, comme si le bruit du monde venait de m’écraser sans que je puisse le fuir.

Trois heures passèrent, longues et creuses, comme un décompte sans fin. Monsieur Petrov finit par lever les yeux, son regard glissant sur la salle :
— Je vous remercie pour votre attention, la semaine prochaine nous parlerons de la justice sociale chez John Rawls.

Un bruit de chaises, des murmures. Je ne bougeai pas, encore sous l’effet de la distance.

16h45. Je rentrai à pied. Pas en courant, en marchant. Ça prendrait plus de temps, mais j’avais mal partout. Deux heures de sport de dingue ce matin, plus les allers-retours à courir… Mon corps n’en pouvait plus.

Une heure plus tard, j’arrivai enfin. Les jambes lourdes, le dos en feu.

Je ramassai le courrier dans la boîte.
Une enveloppe blanche. Le logo du CCSEG.
Je l’ouvris sur le pas de la porte.

Convocation – Infraction de niveau 1.

Je devais me présenter au CCSEG le sur-lendemain, jeudi à 18h00.
Putain. Ils n’avaient pas perdu de temps.

Je gardai la lettre à la main un moment, comme si elle pesait plus lourd que tout le reste.

Je filai sous la douche. L’eau chaude brûla un peu, mais ça détendit. Je mangeai vite fait un morceau en silence, sans vraiment avoir faim.

La clé tourna dans la serrure. Ma mère rentra du travail.
— Tu es parti tôt ce matin, Clément.

Je hochai la tête. Pas envie d’expliquer, pas envie de parler du sport, ni du bus, ni du CCSEG. Elle me soutiendrait, bien sûr, mais je ne voulais pas en parler.

— Oui, c’est… compliqué.

J'allai dans ma chambre. Je fermai la porte. Signe universel : laisse-moi tranquille.
Pas très sympa, mais tant pis.

J'essayai de bosser un peu. Une heure de devoirs à moitié faits, l’esprit ailleurs. Puis je m’écroulai sur le lit.

Silence.

Mes muscles tremblaient encore.
Et dans ma tête, un mot tournait en boucle : Convocation.

Je fermai les yeux.

Raph revint aussitôt.
Sous la douche.
L’eau sur sa peau.
Son corps parfait.
Sa verge.

Je respirai un coup, mais c’était trop tard : l’image me serra la gorge comme un poids qui refusait de partir.

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