Entre sourire et douleur

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La nuit entière, je souffris.

Aucune position n’apaisait vraiment la douleur. Chaque mouvement me rappelait les traces laissées par la pagaie, chaque respiration m’enfonçait un peu plus dans cette sensation de brûlure persistante. Je n'eûs même pas le réconfort d'un sommeil apaisé.

Vendredi 4h00.

Le matin arriva comme un poids, lourd, en décalage avec le monde extérieur.

Quand je me levai, une douleur sourde m’envahit, je dus retenir un gémissement. J’en avais presque oublié la violence des courbatures.

Ce soir ce sera enfin le week-end, je pourrai respirer, me reposer. Demain soir j’irai chez Mehdi avec Lucas et Sam. On décompressera.

Je m’habillai lentement, comme si chaque geste me coûtait un effort immense. Le tissu qui frôlait ma peau meurtrie me brûlait encore. J’avalai quelque chose sans sentir le goût, mes pensées fixées sur l’heure. Je devais sortir, et vite. Un retard au stade, et ce serait sans doute une nouvelle sanction.

L’air glacé m’assaillit dès que je franchis la porte. Les températures avaient chuté brutalement pendant la nuit, du givre était apparu sur les trottoirs, et chaque souffle gelé me fouettait les joues.

Je me mis à courir en direction du stade central. Chaque foulée faisait revivre la brûlure, mais je ne pouvais pas ralentir. Alors je serrais les dents et je continuais, en dépit de la douleur qui semblait m’engloutir à chaque mouvement.

Et puis… il y avait Raph.

Je pensais sans cesse à son sourire d’hier. Il ne me quittait plus. Je voulais croire qu’il voulait dire quelque chose, qu’il y avait une intention derrière, que ce n’était pas juste un sourire comme un autre. Mais peut-être me trompais-je. Peut-être que, à force de vouloir quelque chose, on se persuade que ce qu’on veut est réel, même si ce n’est pas le cas.

Je l’aimais.
Je le désirais.
Je devais lui parler.

Il fallait trouver le bon moment. Pendant l’entraînement, impossible : le coach pouvait nous interrompre à tout moment. Le seul créneau, c’était après, quand on sortirait du stade. Juste avant qu’il ne prenne son bus et que je file à la fac. C’était là que tout se jouerait.

Mais pour lui dire quoi ?

J’essayais plusieurs formulations dans ma tête. Certaines étaient niaises, d’autres trop frontales. Et puis je trouvai la bonne entrée :

Je lui dirai simplement « Je te trouve sympa. »
Pas plus. Juste ça.

Ce n’était rien de compromettant, après tout, dire à quelqu’un qu’il est sympa, c’était banal. Mehdi, Sam, Lucas… ils étaient sympas aussi. Mais pour Raph, c'était différent bien sûr. La phrase était ambigüe, et c’était ça, tout le génie de cette phrase.

Je les avais : le moment et la phrase.

En courant, je me répétais la scène encore et encore.

Des centaines de fois, je visualisais ses réactions. Peut-être qu’il rirait, un rire léger, presque complice. Ou qu’il me fixerait en silence, les yeux un peu perdus, surpris, comme s’il ne comprenait pas encore. Peut-être qu’il poserait une question, qu’un mot, un geste, ferait tout basculer.

Je revoyais chaque détail. La distance entre nos corps. La lumière sur son visage. La façon dont il pourrait me regarder, juste avant de répondre.

Tout était net, calibré, parfait, comme un film qui tournait en boucle.

Et chaque fois, je la rejouais. La scène revenait, implacable. Chaque version paraissait plus réelle, plus inévitable que la précédente.

Je n’étais plus là. Plus dans ce monde. J’étais dans cet ailleurs où tout se déroulait comme prévu. Prisonnier de mes pensées. Prisonnier de cette attente qui m’étouffait. J’avais l’impression que tout était déjà écrit. Que rien ne pourrait m’échapper. Chaque mot, chaque geste, gravé dans la pierre. Et cette exactitude me rendait fou.

Je ne pouvais plus m’arrêter. La phrase tournait en boucle, se superposant, se déformant, revenant comme un écho sourd, de plus en plus pressant.

« Je te trouve sympa. »

Ses mille variations résonnaient, s’entrechoquaient, jusqu’à devenir un mantra, une obsession vorace. Tout était prêt. Il ne restait plus qu’à attendre la fin de l’entraînement. Ce moment minuscule où tout pourrait basculer.

Quand j’arrivai enfin au stade, je tendis ma carte à l’entrée.
Bip.

J’entrai. Ce matin, tout le monde était sur le terrain extérieur.

Le froid ne faiblissait pas, mais le coach nous fit quand même mettre en shorts et t-shirts.

— Bon, les gars, on va commencer par dix tours de stade, dit-il.

Je venais de courir une heure, la douleur martelant chaque pas. Et maintenant, il fallait repartir pour dix tours. En short. Dans ce froid.

Les exercices s’enchaînèrent.
La douleur et le froid étaient là, constants. Inévitables.
Mais Raph était là aussi. Ses boucles un peu en désordre, ce regard qui me faisait fondre dès qu’il se posait sur moi.

Je lui souris. Il me répondit.
Non, je ne pouvais pas halluciner. Il y avait quelque chose.

Je pensais sans cesse au moment où je pourrai enfin lui parler en sortant du stade. Lui dire qu’il était sympa, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Jouer la scène que j’avais répétée sans relâche.

7h30. Deux heures de souffrance plus tard, le coach nous libéra enfin pour les douches.

Nous retirâmes nos vêtements et nous nous plaçâmes sous les pommeaux. L’eau chaude ruisselait sur nos corps. Nous nous savonnâmes, passâmes le shampooing dans nos cheveux, puis nous nous rinçâmes, laissant l’eau glisser sur nos muscles endoloris. La vapeur enveloppait la pièce, mêlant nos souffles et nos murmures, et, bien sûr, je ne pouvais m’empêcher de regarder Raph.

Alors que nous commencions à nous rhabiller, le coach appela :
— 120-2733, je veux te voir. Suis-moi.

Putain. 120-2733, c’était Raph.
Pas maintenant. Pas aujourd’hui.
Je voulais lui parler à la sortie du stade. Merde.

Raph enfila ses vêtements sur son corps musclé et suivit le coach.

Les neuf autres, nous quittâmes les vestiaires.
Nous nous dirigeâmes vers la sortie du stade.
Nous tendîmes nos cartes à la personne de l’entrée.
Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip. Bip.

Les huit garçons me dirent « à lundi » et s’éloignèrent en bavardant, leurs silhouettes disparaissant déjà vers l’arrêt de bus.

Moi, j’étais cloué au milieu de l’esplanade.

Autour de moi, plus rien. Pas un passant.
Juste l’étendue minérale, silencieuse.
Le vent glacé me fouettait le visage.
J’étais un arbre mort au milieu du néant.

Et je restais planté là.
Immobile.
Seul.
Comme un con.

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