La file indienne
Nous avancions en file indienne. Je ne voyais que le sac de Raph juste devant moi, ses jambes musclées qui se contractaient à chaque pas, ses mollets que j’avais entourés de mes mains pendant la séance d’abdos trois jours plus tôt, et ses baskets qui mordaient le gravier. Mon propre sac me sciait les épaules. Vingt kilos, facile. Les bretelles me rentraient dans la peau, comme si elles voulaient me couper en deux. En plus de la douleur dans les épaules, à chaque pas, la douleur de la pagaie se rappelait à moi, brutale, sourde, impossible à oublier. Je serrais les dents.
Autour de moi, les autres marchaient le visage fermé, les yeux fixés sur les semelles de celui qui les précédait. Personne ne parlait. Juste les crissements sur le gravier, le frottement des vêtements trempés de sueur, les souffles courts de ceux qui peinaient déjà. Une procession de condamnés.
On atteignit la forêt. L’ombre des arbres tomba sur nous comme un couvercle. Le chemin était boueux par endroits, et quand la montée commença, le sac sembla doubler de poids. Mes cuisses brûlaient. Le temps se distendait. Ça faisait peut-être une heure qu’on marchait, deux, dix… aucune idée. Et ce n’était que le samedi matin. Il restait tout le week-end à tenir.
À midi, enfin, un arrêt. On se laissa tomber en ligne, tous les uns à côté des autres, vidés. Je me mis instinctivement près de Raph. Mon partenaire. On n’avait presque pas échangé un mot depuis le départ, la file indienne ne permettant rien d'autre que souffrir en silence.
J’étais exténué. Raph, lui, semblait à peine échauffé. Comme s’il traversait cette épreuve sans la subir.
— T’as l’air de gérer, soufflai-je.
Il tourna la tête, un sourire en coin accroché aux lèvres.
— J’ai l’habitude des randos. Enfin… sans les sacs de vingt kilos et les gardiens en gris.
Je ris malgré moi, malgré la douleur dans mon corps.
— Moi, mon sport, c’était la piscine… quand j’avais le temps. Pas trop préparé pour cette marche interminable.
— La piscine ? Pas mal. L’eau, ça pose.
— Ouais. Et en plongeon ventre-claque, j’ai même eu des médailles.
Il éclata de rire. Un rire clair, spontané, qui résonna dans l’air lourd de la forêt. Quelques garçons se retournèrent, surpris par le bruit, avant de se remettre à marcher, les yeux fuyants. Mais moi, ce rire… il m’avait frappé droit dans le cœur. Et ça me faisait bizarre. Vraiment bizarre.
— T’es drôle, Clément.
Mon cœur fit un bond, et un frisson me traversa. Je rougis sans pouvoir m’en empêcher. J’étais un idiot, mais j’avais l’impression qu’il venait de me donner une place à ses côtés, dans son monde.
— Le coach voulait te voir hier ? demandai-je.
— Ouais. Il était surpris que je sois dans ce programme de remise en forme. Il pensait que j’étais déjà en forme, en fait. Alors je lui ai expliqué ce qui s'était passé…
— Et tu dois quand même faire le sport tous les matins ?
— Ouais, il dit que c'est l'OSD qui décide. Si l'OSD veut me faire chier avec un stage à 5h30, bah c’est son choix. Il m’a dit que la prochaine fois, je devrai pas la ramener.
— Putain…
Je grinçai des dents, repensant à la douleur de la pagaie, mais aussi à la sensation de toute cette colère rentrée, cette injustice. Un mouvement trop brusque me fit grimacer. Raph fronça les sourcils, inquiet.
— T’as mal ?
— Un peu… J’ai été sanctionné hier.
Il hocha la tête, l’air grave.
— Mendez ?
— Ouais.
— Ce type est un sadique.
Je lâchai un rire, un peu jaune.
— Tu l’as aussi ?
— Non. Moi j’ai Girard. Pas un cadeau non plus. Surtout que je me le suis mis à dos le premier jour. La blague qu’il a mal prise… Mais j'ai des potes qui ont Mendez.
Il marqua une pause.
— C’était quoi, ta sanction ?
Je baissai la voix. Même si, franchement, personne n’écoutait.
— Cinq coups de pagaie. À poil.
Raph s’arrêta net. Je m’arrêtai aussi, surpris. Il me regarda comme si je venais de lui annoncer une blessure de guerre.
— Putain… Clément…
Je haussai les épaules, gêné, débile.
— Ça va. Enfin… ça ira.
Il resta silencieux un moment, puis il dit d’une voix basse, sincère :
— T’es courageux.
Courageux. Je n’avais jamais entendu ce mot pour moi. Pas dans sa bouche. Pas avec ce regard-là.
Nos yeux se croisèrent. Une seconde de trop. Quelque chose passa, quelque chose d’électrique, de réel. C’était là. C’était pas dans ma tête.
Je baissai les yeux.
— Merci, murmurai-je.
— Clément ?
— Hmm ?
— Je te trouve… sympa.
Mon estomac se retourna. Mes oreilles chauffèrent.
Putain. C'était ce que je voulais lui dire. C'était ce que j'avais répété, encore et encore.
— Toi aussi, répondis-je, la voix tremblante. Vraiment sympa.
Son sourire se forma lentement. Le vrai. Celui qui lui creusait des fossettes et me faisait tout oublier, même la brûlure dans mon corps.
À ce moment-là :
— Debout. Sacs sur le dos. On repart, lança sèchement un agent du CCSEG.
Et la magie retomba.
On se remit en file indienne. On reprit la marche. Juste le bruit pesant de nos pas, synchrones, mécaniques.
Raph, devant moi, se retourna brièvement… et me sourit encore.
Putain.
Non. Je me trompais pas.
Y avait un truc.
C’était sûr.

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