Épreuves de cohésion
Mes jambes brûlaient après des heures de marche. J'avais mal aux pieds. Mes épaules étaient sciées par les lanières du sac à dos, et mes fesses me rappelaient la pagaie que j’avais reçue l’avant-veille ; une chaleur sourde, encore vive. Pourtant, une énergie étrange me maintenait debout.
Certains garçons étaient à bout. Ils respiraient par à-coups, le visage pâle, les mains tremblantes. Nous dûmes nous répartir leurs sacs, les soutenir, presque les pousser. Pas question de revivre ça le week-end prochain. Et même sans la menace, nous ne les aurions pas laissés tomber.
Le mec du CCSEG prenait des notes sans lever les yeux. Chaque faiblesse, chaque plainte, chaque arrêt. Il enregistrait tout. Je ne serais pas surpris que certains garçons se voient imposés des séances de sport obligatoires à partir de la semaine prochaine. Je connaissais le sujet.
Enfin, après ce qui sembla une éternité, nous nous arrêtâmes. Le mec du CCSEG se plaça face à nous et lança, sèchement :
— Montez les tentes. Deux par deux.
Chacun choisit un emplacement. Nous, nous avions opté pour un coin un peu à l’écart, près d’un bosquet d’arbres, qui nous protégerait du vent. Le reste du groupe s’affairait autour de nous. Certains en silence, d’autres chuchotaient, les gestes maladroits, ralentis par la fatigue de la journée.
Raph déballa la toile avec une aisance presque parfaite. Il secoua le tissu pour l’étendre. Moi, je m’attaquai aux arceaux, mes doigts engourdis par le froid.
— T’as déjà monté une tente ? demandai-je en essayant de déplier un mât, sans succès.
— Une fois. En colonie. Mais c’était il y a des années, répondit-il sans détourner les yeux, sa voix calme.
Il s'agenouilla, attrapa un coin de la toile et commença à l’étendre au sol. Ses bras se tendaient, ses muscles roulaient sous le tissu de son t-shirt. Je le regardai faire, fasciné par la précision de ses mouvements. Il savait exactement quoi faire et chaque geste semblait naturel chez lui, fluide, comme une danse.
Il est beau même quand il monte une tente.
— Tiens, prends ça, dit-il en me tendant un pieu.
Nos mains se frôlèrent. Un frisson me parcourut, malgré la fatigue. Il releva les yeux, comme s’il avait ressenti la même chose. Nos regards se croisèrent. Une seconde. Une seconde de trop.
— T’as froid ? murmura-t-il, l’air presque inquiet.
— Un peu.
Il hocha la tête, puis se concentra à nouveau sur les sangles. Moi, je n’arrivais plus à détacher mes yeux de ses mains, de ses doigts longs et habiles qui nouaient les cordes avec une précision qui me semblait presque irréelle. Chaque geste était une œuvre d’art.
Nous travaillâmes en silence. La brise glacée effleurait nos peaux, mais à chaque fois que nos épaules se touchaient, ou que nos mains se frôlaient, une décharge électrique me traversait. Cette tension entre nous… c’était presque insoutenable.
Enfin, la tente fut montée.
Mais déjà, l’agent du CCSEG aboya son ordre :
— Tous en rang !
Nous nous exécutâmes sans un mot. Et il enchaîna, comme un robot, l’air toujours aussi sec et désincarné :
— Nous allons faire deux exercices de cohésion ce soir et deux demain. Si l’un des exercices est raté, vous recommencerez tout le week-end prochain. Vous serez reconvoqués.
Il désigna un énorme tas de pierres, puis un chêne qui se trouvait à plusieurs centaines de mètres.
— Ce tas de pierres doit être déplacé à côté de l’arbre. En moins d’une heure. Si vous dépassez le temps imparti, l’exercice est raté et vous le refaites la semaine prochaine. Il y a différentes tailles de pierres, vous devez vous organiser pour les plus grosses.
Nous nous mimes au travail, les pierres se succédant dans nos bras, lourdes et rugueuses. Le tas de pierres semblait ne jamais diminuer. Le bruit des pierres qui s’entrechoquaient, les souffles saccadés, tout ça formait un étrange ensemble de râles et de cris étouffés, comme une symphonie d’épuisement.
Les plus petites pierres passaient, mais les plus grosses… elles nous assommaient. Il fallait se mettre à trois ou quatre pour les soulever. Et à chaque mouvement, nous nous frottions les coudes, se gênant dans cette frénésie de mouvement. La chaleur des corps mêlés, la sueur qui collait la poussière à la peau, tout ça nous rappelait qu’on n’était pas là pour se reposer.
Au bout d'une demi-heure, la fatigue s’insinua en moi comme un poison. Mes bras étaient comme des blocs de béton, mes jambes n’avaient plus la force de soutenir mon corps. J'avais l'impression que chaque pierre déplacée pesait plus lourd que la précédente. Mes poumons me brûlaient à chaque inspiration. Le silence s'était emparé de la troupe. Les grognements, les souffles hachés, les bruits des pierres jetées dans le sol étaient les seules choses que l'on entendait, l'air vicié par la tension.
Après quarante minutes, l’agent du CCSEG fit une remarque sèche.
— Vous n'êtes pas en avance
Un frisson parcourut la troupe. Mais personne ne broncha. Personne ne se plaignit. Parce que tout le monde savait : si on échouait, tout le week-end serait à recommencer. Et tout le monde aurait à payer pour ça.
Enfin, après ce qui sembla être une éternité, le dernier tas de pierres fut déplacé. 58 minutes. Juste. Un exploit dans cet enfer.
Nous nous laissâmes tomber sur le sol, haletants, tremblants. Mes jambes ne voulaient plus me soutenir. Je sentais la sueur glacée sur mon dos, mes mains douloureuses. Un silence lourd s’abattit sur nous, presque sacré, comme si chacun mesurait la difficulté de l’épreuve.
Mais à peine avons-nous commencé à souffler qu'un ordre sec brisa ce silence :
— Deuxième épreuve : vous devez creuser une tranchée, dit le mec du CCSEG en montrant la zone délimitée.
J’avais oublié les petites pelles dans nos sacs. Pas de contrainte de temps, mais la tranchée devait faire un mètre de profondeur et 50 cm de largeur. Après dix minutes d’effort et un résultat plus que décourageant, il n’y avait pas de choix. Nous devions continuer. Pas d’issue.
L’exécution se poursuivait de nuit. Chaque pelle remplie de terre semblait plus lourde que la précédente. Le froid se faisait de plus en plus mordant. La fatigue était presque insupportable. Mais nous avons tenu bon, le groupe s’organisant pour ne pas perdre trop de temps. Enfin, au bout de l’effort, la tranchée fut creusée. C’était une victoire, aussi petite soit-elle.
On nous autorisa à manger nos rations. La douleur dans nos corps, la tension dans l’air, s’éclipsèrent un instant. On se retrouva tous en cercle, épuisés mais vivants. Je m’assis à côté de Raph.
L’atmosphère prit un air de camp de scout. Nous commençames à disctuer. Le moment était plutôt sympa en fait,
Finalement, nous allâmes nous coucher, deux par deux, dans nos tentes.
Raph entra le premier, se glissant à l’intérieur. Je le suivis, m’agenouillant à côté de lui. L’espace était exigu, le tissu tendu tout autour de nous. Nos genoux se frôlèrent. L’intérieur de la tente devint une bulle intime, un espace clos où tout semblait suspendu, figé, où plus rien n’existait à part nous deux.
Ce moment, je l'avais attendu depuis le matin.

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