III

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  La lune brillait. Naylin’lonyn venait d’achever son quart. Ses camarades partaient se coucher ou discutaient encore avec leurs remplaçants. Elle resta un moment accoudée à la rambarde. Les discussions cessèrent, elle écouta les pas de ses équipiers qui descendaient dans leurs quartiers, sous le gaillard d’avant. Elle n’entendit plus rien que le bruits des vagues contre la coque, du vent dans les voiles, des grincements de cordages dans les poulies… Et puis, venant du grand mat, une faible mélodie. Perché sur la hune, Robert Chante-écume jouait sur son luth et chantait quelques mots que le vent et la distance l’empêchait de comprendre. Elle resta là un moment, puis décida de monter le voir. Tandis qu’elle grimpait les enfléchures, la chanson devenait plus distincte.


  Nous ne sommes que deux ombres

  Qui s’enlacent et se confondent

  Qui s’effacent de ce monde

  Quand vient le jour


  Deux ombres insouciantes

  Dans l’ivresse de la dance

  Notre tristesse est immense

  Quand vient le jour


  Ce soir encore le ciel s’empourpre

  Et on s’adonne aux ténèbres

  Je m’abandonne à tes lèvres

  Quand vient l’amour


  Robert Chante-écume regardait le vide à ses pieds, que la Lune ne suffisait pas à éclairer. Ses doigts grattaient les cordes de son luth comme autant d’âmes en peine errant dans un désert. Naylin’lonyn s’assit à côté de lui.

  — C’est beau, ce que tu chantes.

  — Merci.

  Le musicien continua de jouer des accords lent, d’une infinie tristesse. Elle l’écoutait, songeant aux ragots prétendant qu’il était tombé amoureux d’une sirène et que celle-ci l’avait abandonné.


  Chaque jour je maudis la houle

  Qui t'a emportée loin de moi

  Qu'importe si le bateau coule

  Mon amour, si je te revois

  Dans quelque sombre profondeur

  Où les vagues t'on emmené

  Si j'y retrouve ta blondeur

  Alors je serais exaucé

  Que le Drac vienne m'emporter

  Jusqu'au damné pays des cendres

  Où tu demeure désormais

  Où je t'imagines m'attendre

  Et que l'on puisse y être heureux

  Qu'importe si c'est dans la mort

  Et que l'on puisse y être à deux

  Y être à deux et s'aimer fort


  Il murmurait plus qu’il ne chantait. Lorsqu’il releva la tête, Naylin’lonyn vit qu’il pleurait. Elle se sentit honteuse d’être venue le déranger.

  — Elle s’appelait Estrid, dit Robert. Son navire a coulé au large de Rivetendre, il y a six mois. Elle était capitaine. C’était sa plus grand fierté ; la Capitaine Estrid Sivdottir.

  Naylin’lonyn ne répondit pas.

  — J’avais jamais ressentit ça… Cette douleur. Quand j’ai appris qu’elle était… Qu’elle était morte. Je pouvais pas rester chez nous, alors je me suis engagé comme marin. J’étais un terrestre, moi, et je voulais comprendre pourquoi elle repartait à chaque fois. Pourquoi… Et puis je me dis que si ce foutu Drac existe vraiment… la connaissant, ça m’étonnerai pas qu’elle en soit devenue la nouvelle capitaine.

  Il essuya ses yeux du revers de sa manche.

  — Mon père était à bord du Drac.

  Naylin’lonyn ne sut pourquoi elle l’avouait. Même Lyle ignorait cela.

  — J’étais petite quand il a disparu, poursuivit-elle. J’ai grandis avec ma mère qui m’a élevée seule, comme elle pouvait. Je suis restée avec elle, et puis quand elle est morte j’ai voulu savoir, moi aussi, pourquoi est-ce que mon père prenait la mer. Je me suis engagée, ça fait une centaine d’année maintenant. Je ne sais toujours pas si j’aime la mer ou si je la déteste. Et toutes ces légendes autour du Drac… Le navire a coulé, je le sais. Mais je ne peux pas m’empêcher d’espérer que mon père est toujours vivant, quelque part. C’est un elfe, le temps n’a pas de prise sur lui ; il n’en a presque pas sur moi. Peut-être qu’il m’attend, quelque part, sur une île absente de nos cartes. Peut-être que je le retrouverais, même si ça doit prendre plusieurs siècles.

  — Et si les légendes sont vraies ? Si le Drac est vraiment le navire des morts ?

  — Alors je suppose que je le retrouverai, d’une façon ou d’une autre. Le jour où tu retrouvera ta capitaine.

  Il sourit, mais ce fut plus triste que s’il avait pleuré. Ils restèrent silencieux un moment. Une étoile filante passa, mais Naylin’lonyn ne sut quoi souhaiter.

  — Merci d’être venue parler, dit finalement Robert. Ça m’a fait plaisir.

  — Merci à toi. J’avais peur de t’avoir déranger, avoua-t-elle.

  — Ne t’inquiètes pas pour ça. Je joue comme je pleure et, au fond, c’est pour ça qu’on pleure. On espère que quelqu’un nous viendra en aide. Même quand on essaye de se cacher.


  Ils descendirent et allèrent se coucher. Malgré la fatigue, Naylin’lonyn resta longuement immobile dans son hamac, sans parvenir à s’endormir.

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