Cécile

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Cécile avait 20 ans et était oubliable. Ni belle ni repoussante, ni bête ni intelligente. Si elle était un aliment, elle serait une tranche de pain de mie. Parfois, Frieda, son amie d’enfance, lui disait de sa voix perçante :

Courage, bats-toi, t’auras une vie grandiose.

Cécile ne répondait jamais à cette phrase. Parfois, des mots lui brûlaient les lèvres, mais elle se retenait, comme à chaque fois. Elle mangeait de la soupe froide, assise sur la nappe de pique-nique, dans sa robe blanche, ses carnets de dessins oubliés.

Frieda était proche d’elle, et tressait des couronnes de fleurs sous le soleil d’été. L’après-midi n’était ni belle ni mauvaise et Frieda souriait ; elle souriait toujours. Les coquelicots poussaient à leur rythme aux quatre coins de la nappe ; Frieda avait fait attention à ne pas les écraser.

— Fini !

Toute fiérote, elle se releva, ses couronnes en main, et s’assit à ses côtés. Son odeur de patchouli lui explosa au nez. Ses cheveux longs, bruns et jamais coiffés dévalaient sur ses épaules pâles, légèrement rougies par le soleil. Ses multiples colliers à grosses perles multicolores menaçaient de se rompre d'avoir été trop porté.

— Tiens, sourit-elle en posant une de ses créations sur la tête de Cécile.

— Merci, marmonna-t-elle. Ta robe est terreuse.

— Ça partira au lavage.

Un rire ponctua sa phrase.

Courage, bats-toi, t’auras une vie grandiose.

Cécile en avait marre de ses bêtises. Cécile n’était pas courageuse, elle était pleutre, la première à se cacher à la vue d’une montagne trop haute, d’une vague trop grande, d’un soleil trop beau. Cécile était une lâche ; elle était de ces gens-là. Ces gens-là qui ne faisaient rien, paralysés par la peur, qui préféraient dormir plutôt que rêver. Cécile et ces gens-là se contentaient de la soupe habituelle, sans se poser plus de questions car “c'est déjà pas si mal non ?”, et puis parce que c’était pire ailleurs.

Et parce que c’était pire ailleurs, elle ne voyait pas pourquoi elle demanderait plus.

Elle tacha sa robe. Elle continua de bouffer la soupe froide avec le même entrain, pour une parfaite vie égale, où elle ne déborderait pas. Elle sera la fierté de ses parents, qui lui trouveront comme gendre un ami d’enfance, qu’elle épousera à la fin de ses études.

Elle sera satisfaite sans plus, une ligne à barrer dans le grand cahier des choses à faire. Elle aura ensuite un enfant ou deux, qu’elle nommera selon les désirs de monsieur, parce qu’elle n’était pas douée avec les prénoms. Enfin, ce sera ce qu’on lui dira. Ces enfants auront eux-mêmes des enfants dont elle s’occupera, car il faudra bien quelqu’un pour.

Elle terminera sa vie dans une maison de retraite quelconque, veuve, jusqu’à ce que la mort vienne un matin. Une vie parfaite, en somme.

Tout allait bien, elle mangeait la soupe froide. De toute façon, c’était pire ailleurs. Et puis, pourquoi demander plus ? Les choses étaient ce qu’elles étaient.

Cécile avait 25 ans.

Elle fut mariée dans une cérémonie grandiose de banalité. Les quelques invités applaudirent par politesse à son arrivée. Elle était vêtue d’une robe blanche trop grande pour elle, avec des chaussures inconfortables qui mutilaient ses talons à chaque pas. Elle s’imaginait laisser du rouge derrière elle.

Son bouquet de fleurs monochromes inodores pesait lourd entre ses mains. Elle comptait, additionnait, multipliait, puis soustrayait mentalement les pétales et les fleurs entre elles, pour oublier les secondes qui la rapprochaient de l’inéluctable. Parfois, elle arrivait à un nombre qui serrait son cœur, comme 3, l’âge où elle et Frieda se sont rencontrées, ou 11, quand elles furent séparées en sixième.

Elle regardait les fleurs sans les voir, s’imaginait dévaler avec Frieda un champ de blé dans leur campagne natale, où des coquelicots poussaient entre deux mottes de terre retournées. Des coquelicots rouges comme les lèvres de Frieda, dont le vent soulevait les pétales comme le bas de sa robe. Elle avait dessiné cette scène tellement de fois qu’elle était imprégnée dans sa rétine.

Elle prononça « je le veux » sans le vouloir, observa du coin de l’œil Frieda, dans sa jolie robe rose bonbon, avec son sourire trop grand, toujours aux premières loges de sa vie. Frieda lui fit un signe de la main, comme un au revoir. Elle détourna le regard.

Elle jeta le bouquet, ne se retourna même pas pour voir qui était l’heureuse élue. Elle continua de compter dans sa tête.

Courage, bats-toi, t’auras une vie grandiose pensa-t-elle, mais les mots sonnaient creux.

Elle fut enceinte à 26 ans.

Elle pleura en silence devant le test de grossesse. Elle pleura jusqu'à ce qu’il n’y ait plus rien à pleurer. Et quand il n’y eut plus rien à pleurer, elle regarda la petite barre rose, rose comme la robe de Frieda. Peut-être que si elle fixait son regard assez longtemps sur cette barre, elle disparaîtrait.

Elle repensait à ces nuits où elle fixait le plafond de leur chambre commune, comptait les taches et autres imperfections, pendant que la télé mettait en scène un quelconque jeu. Son mari se tournait vers elle et elle se laissait faire. C’était le devoir entre époux, après tout.

Elle sortit de la salle de bain, les yeux rouges et bouffis. Elle annonça la nouvelle à son mari, quand il rentra du travail. Il prévint le monde entier. On le félicita de toute part, comme si elle y était pour quelque chose. On toucha son ventre sans demander. Ses parents s’extasiaient sur leur futur petit-enfant, voulaient choisir la couleur de la chambre. Elle dit oui à tout, parce que c’était plus simple ainsi. Elle n'était plus qu’un corps qu’on félicitait et touchait.

Quand elle annonça la chose à Frieda, elle la félicita avec son grand sourire. Elle lui demanda si elle était heureuse, elle répondit oui.

— Tu as une idée de prénom ?

Elle dit non, que c’était encore trop tôt, et que de toute manière, elle n’était pas douée pour les prénoms.

Mais au fond d’elle, elle savait.

Si c’était une fille, elle l’appellerait Frieda.

Courage, bats-toi, t’auras une vie grandiose.

L’année suivante, elle perdit de vue Frieda, et c'était de sa faute. Elle avait arrêté de l’appeler un soir, et n’avait plus osé le faire. Parfois, une poussée de courage lui faisait sortir son téléphone et cliquer sur son contact, sans jamais aller plus loin. Elle se demandait tous les jours comment elle allait, si sa vie lui convenait.

Durant les courses, elle s’arrêtait au rayon parfums pour sentir les odeurs de patchouli. Le rire perçant d’une femme la faisait sursauter. Elle fermait les yeux et la voyait partout.

Elle vivait avec son mari et son enfant dans un appartement banal, dans une ville banale. Elle était femme au foyer et voyait les journées passer par la fenêtre. Elle lavait les carreaux et repassait les chemises de son mari dans des gestes mécaniques. Elle nettoyait la vaisselle sans gants, sentait le liquide ménager ronger la peau de ses mains.

Un jour, son enfant dessina. Cécile avait aimé dessiner, enfin, si ses souvenirs étaient corrects. Elle ne dessinait ni bien ni mal, un simple reflet de son âme. Mais dessiner, c’était chronophage, puis ça coûtait cher, puis les nouvelles technologies dessinaient déjà mieux qu’elle. Ça ne servait à rien de continuer.

Cécile abandonna ses dessins comme elle abandonna le reste ; sans grand sentiment. Elle passa à autre chose, c’est-à-dire à rien. Elle dit à son enfant que son dessin était beau, le plus beau. Elle l’accrocha à la porte du frigo et retourna faire son ménage.

Cécile avait 46 ans.

Parfois, elle voudrait que quelque chose de grave lui arrive. Un accident de la vie, qui la réveillerait pour de bon de sa léthargie. Alors elle attendait, en regardant par la fenêtre, ce petit drame. Ça serait un accident de voiture, ou une chute dans les escaliers, quelque chose de mondain, de domestique, qu’on oubliera aussitôt. Elle se réveillera peut-être, ou elle ne se réveillera pas. Peu importe.

Sa vie n’était pas si mal.

Et puis, comme sa vie n’était pas si mal, comme elle avait de la soupe froide, elle n’avait pas de raison de résister. Et puis, si elle résistait, la question serait pourquoi ? Pour quoi ? Pour des miettes de bonheur ? Pour un futur, une incertitude ? Non, Cécile était raisonnable, logique et couarde. Elle ne résistera pas.

Et puis, et puis…

Y’avait Frieda, qui était sa montagne trop haute, sa vague trop grande, son soleil. Et elle savait qu’elle l’aimait pareil qu’elle aimait Frieda. Avec ses rires trop forts, son sourire trop grand, ses cheveux bruns toujours emmêlés. Elle portait un parfum qui lui explosait au nez, aux senteurs de patchouli, qu’elle reconnaîtrait entre mille. Sa voix était aiguë, perçait les tympans, et Cécile aimait ça.

Elle aimait l’entendre parler. Rire. La voir vivre. Frieda et ses robes bariolées, ses colliers à grosses perles, son refus de porter des talons hauts, car ça l’empêchait de courir. Frieda, tout simplement. Elle était libre, mais Cécile était de ces gens-là.

Parfois, elle se souvenait de cette après-midi d’été. Combien elle s’en voulait de ne pas avoir été heureuse plus tôt. Alors, pour une fois dans sa vie, elle prit les choses en mains ; elle l’appela.

Ce numéro n’était plus attribué.

Elle chercha, demanda, supplia pour des réponses. La vérité tomba, lourde.

Frieda était morte quelques mois plus tôt.

Cécile se dit qu’elle n’en pouvait plus. Elle allait crever avant d’avoir vécu. Elle voulait vomir la soupe froide, dire merde au monde.

Courage, bats-toi, t’auras une vie grandiose.

Alors, tandis que le monde dormait, elle prit une valise qui n’avait jamais servi, y rangea sa robe blanche d’été tachée. Avant de partir, elle jeta un dernier regard au dessin toujours accroché au frigo : un coquelicot.

On ne retrouva jamais Cécile.

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