Chapitre 3 : Le serment
Je fus poussée jusqu’à la salle du trône. L’incertitude due à la perte de mes enfants me rattrapait. En arrivant à la lumière du grand hall, je repris contenance. Comme changeant d’esprit, ma tête se releva, mon regard s’affermit et je regardai droit devant moi. Je représentais mon peuple, il était ma vie et je devais lui donner la mienne. Je ne pouvais me permettre de paraître faible. La présence de mon mari n’était plus un poids, une chaîne qui me traînait par terre à ses pieds, je pouvais être libre en faisant preuve d’intelligence.
L’homme dut percevoir mon changement d’attitude, mes sourcils se froncèrent, sa main lâcha mon bras pour me la tendre. Il voulait que l’on descende ensemble comme unis mais je refusais de me montrer ainsi devant lui. Il ne m’avait pas écoutée, malgré mes supplications, il avait ordonné à son homme de main de retrouver mes enfants. Alors j’ignorai sa main, je regardai la foule et descendis les marches de la salle, seule, le regard porté sur l’avant.
La grande salle était remplie par les habitants de la forteresse. Beaucoup étaient assis, calmes et semblaient ne pas bien comprendre ce qu’il leur arrivait. D’autres discutaient entre eux. À travers la salle, plusieurs têtes dépassaient de la marée des villageois. Il était facile de deviner qu’il s’agissait des envahisseurs. Ils faisaient tous plus de deux mètres, habillés de manière étrange. Ils étaient tous torse nu, arborant des peintures et des marques sur le corps. Je sentis de nouveau ma respiration se bloquer au fond de ma gorge.
Soudain, l’homme derrière moi rugit, un hurlement qui fit vibrer chaque partie de mon corps. Je me figeai d’un coup sur l’escalier. Tous les regards convergèrent vers nous, l’homme descendit plusieurs marches pour me rejoindre avant de réclamer à la foule : « Meute ! En cercle ! » D’un coup, comme un seul homme, tous les géants laissèrent leur discussion. Ils s’installèrent sur le sol, un genou relevé, l’autre jambe pliée, créant un cercle. Autour d’eux, mes hommes étaient terrorisés et ne savaient pas où se mettre.
Les géants tournèrent tous la tête vers moi, le regard sombre. Ils semblaient jauger de quoi j’étais capable. Tandis que je repérais dans la foule des visages familiers, les conseillers présents me fixaient. Chacun avait été désigné par mes parents ou moi, puis Bruder les avait changés trois ans auparavant par des hommes plus proches et en accord avec ses convictions.
La main de l’homme qui m’accompagnait se posa sur le bas de mon dos et me força à avancer. L’ordre intime était brusque mais son geste trahissait une forme de tendresse... cette douceur me surprit, car je ne m’y attendais pas.
Il me conduisit au centre du cercle et se positionna en face de moi. Le silence se fit dans la salle jusqu’à ce qu’il me demande d’un ton fort et majestueux : « Cheffe, comment prêtes-tu serment à ton futur maître ? » Une part de moi fut étonnée qu’il me considère comme cheffe, l’autre restait pétrifiée de peur et d’incompréhension. Je ne fis rien paraître et, d’un pas saccadé par mes blessures, je me dirigeai vers l’étendard qui couvrait la fenêtre, que je décrochai.
Puis je fis demi-tour et commençai le récital ancien que j’avais retenu pour les grandes cérémonies :
« Devant nos assemblées rassemblées, je jure à toi que le clair de lune éclaire, par la loi de nos dars, guides de notre destinée, que nous resterons à tes côtés. Si tu cherches refuge, si tu demandes aide ou si tu installes ta famille, les portes sacrées de cette place te recevront. Par ma main qui représente toutes celles de ceux qui étaient, qui sont et qui seront, je te donne la responsabilité de nous protéger. Loyauté et fidélité te seront données si tu promets de respecter nos lois, nos valeurs et nos cultes. Viens t’agenouiller devant moi, pour réciter ton serment et que je t’appose l’étoffe de notre blason. »
On se toisa tous les deux du regard, je m’attendais à ce qu’il me rie au nez, refusant d’un geste dédaigneux de la main tout mon discours. Mais à la place, avec une lenteur calculée et solennelle, il se rapprocha encore et s’agenouilla. Même ainsi positionné, il m’arrivait à hauteur des épaules. Puis, de sa voix encore plus profonde qu’avant, il prononça ses serments. Les vibrations parcoururent mon corps et m’auraient de nouveau fait trembler si je ne m’en étais empêchée.
« Que ton peuple m’entende, je prête ici à tes pieds le serment de protection. Je n’exige rien que la loyauté et la fidélité. Vous vous êtes montrés vaillants et forts, et je vous dois le respect. Ainsi, je consens à suivre vos coutumes mais de ce serment que je porte, j’exige recevoir reconnaissance. »
Comme l’exigeait la coutume, tous les géants furent surpris d’entendre la foule de serviteurs dire un profond « Oui ! » Le peuple acceptait les clauses et la soumission comme je l’avais prévu, et je me retournai devant leur nouveau chef.
« Je vous remercie de votre acceptation, bien que forcée, je vous en récompenserai, mais je dois m’assurer d’une chose. » Il s’était remis à parler, surprenant toute l’assemblée : s’il ne respectait pas l’ordre des jurements, les fidèles pourraient s’indigner.
Je le vis, alors que tout au long de la cérémonie, il gardait la tête baissée par respect, relever celle-ci et plonger ses yeux dans les miens.
« Mon peuple ne connaît pas votre noblesse, et il est de coutume chez nous que l’homme dominant l’ancien prenne ce qui lui revient. Je jure de respecter vos coutumes si, en échange, vous respectez les miennes. Cheffe, représentante de ce lieu sacré, consentez-vous à prêter serment pour leur voix que nos mœurs soient respectées ? »
J’étais coincée dans l’incertitude, je ne pouvais faire passer ma fierté avant les dangers qu’encourait mon peuple. Alors, plaçant mes mains en coupe au-devant de mon corps, je jurai pour mon peuple que son exigence serait respectée de la même façon que le mien. Il me sourit et baissa de nouveau la tête avant de grogner :
« Alors terminez votre serment et scellez par-là notre union et la victoire de mon peuple. »
Les derniers mots prirent tout leur sens en cheminant dans mon esprit. Je ne pouvais revenir en arrière et, refoulant toute l’humiliation qui me rongeait le ventre, je soulevai l’étoffe lourde de l’étendard et le plaçai sur la tête du géant.
« Sous ce tissu sacré, tu es maintenant notre chef, gouverneur de notre terre ancestrale et protecteur de nos biens. Tu as juré et nous avons fait de même, nous sommes désormais liés car ainsi nos guides l’ont décidé. »
Je m’agenouillai alors qu’il se relevait et j’entendis derrière moi l’assemblée faire de même. Le géant me tendit une main respectueuse pour m’aider à me relever. Je ne savais si je devais la prendre ou pas, mais il ne me laissa pas vraiment le choix. Une fois debout, il rugit aux siens :
« Meute ! À notre nouveau foyer et ses terres florissantes !
— Oï ! » répondirent nos ennemis.
Notre nouveau roi prit une boisson que l’on venait de servir et la tendit vers moi. Son geste me fut destiné, il reprit en me regardant :
« Vous avez consenti à notre coutume, les choses de ton mari m’appartiennent, par conséquent ta personne est à moi. »
Personne ne sembla entendre ses paroles, mais elles me poignardèrent. Les chaînes de mon ancien mariage s’enroulèrent autour de mon cou, me rappelant le calvaire passé qui n’était pas encore fini. Sans remarquer mon trouble, l’homme continua à l’intention de la foule :
« Amis ! Demain, le soleil nous donnera un nouveau jour et une nouvelle période, marquons notre union par un lien fort. Peuple, je vous ai promis récompense, votre cheffe gardera ce titre à condition qu’elle devienne mienne. »
Son sourire était étrange, indéchiffrable, il savait que personne n’allait s’opposer au nouveau chef. Les souvenirs de l’homme violent, dont la tête devait servir de modèle, me ravagèrent l’esprit alors que les souvenirs de mes enfants refaisaient à leur tour surface.
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