[Partie I - La Providence] Chapitre 14 : La Loi Kano (post meridiem)

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Chapitre 14 : La Loi Kano (post meridiem)


Sulina avala difficilement quelques bouchées du repas choisi en pensant à ce qu’il pouvait se cacher, ou pas, derrière ces messages. Elle sentait le désir intrinsèque de croire en des événements dont elle ne maîtrisait ni les enjeux, ni les aboutissements. Tiraillée entre l’envie du danger et la perspective d’une mauvaise blague, la jeune femme relisait de manière obsessionnelle, dès lors qu’elle se retrouvait seule, les deux écrits trouvés.

L’après-midi se déroula néanmoins sans rebondissement particulier, les adolescents ayant continué à travailler sur leurs thèmes au sein de la bibliothèque baignée par la lumière des soleils. Sulina avait feuilleté une bonne partie des différents ouvrages se rapportant à son sujet dans l’espoir d’y découvrir un nouveau message, en vain. Au fur et à mesure que les heures s’égrainaient, la dimension obsessionnelle vis-à-vis de cet événement finalement anecdotique s’amenuisait.

Alors que les six camarades s’attachaient à avancer dans leurs recherches, les smartches de l’ensemble des individus présents dans l’enceinte se mirent à crier le son aigu de l’alerte et affichèrent le message suivant :

« Risque de pluies acides niveau 2 à partir de samedi 04h16 à lundi 06h12 – plus d’infos sur votre smartcom »

Chaque personne avait pour consigne d’appuyer sur sa smartch à la réception d’une alerte pour attester avoir pris connaissance du message et assumer ainsi toutes les conséquences induites par son contenu. Ce désamorçage de l’alerte ne pouvait se faire que de manière individuelle, la Smartch étant capable de reconnaître les empreintes digitales de la personne qui la manipule.

Tous se précipitèrent afin de prendre connaissance du détail des informations en se connectant à leur smartcom respectif :

« Risque de pluies acides niveau 2 à partir de samedi 04h16 à lundi 06h12 – activités extérieures réduites voire annulées. Chacun devra veiller à ne pas s’exposer à ces pluies (risques de brûlures légères) dont l’origine est liée à l’éruption du volcan Segnax 2 dans le lagon du Cygna. Les vents défavorables poussent les précipitions vers notre zone d’habitation. »

Ces pluies acides n’étaient effectivement pas rares, compte tenu de la nature volcanique des sols sur lesquels le Royaume des Yachmahaï était établi. La nocivité de leurs conséquences sur la faune et la flore était atténuée par les capacités d’adaptation des formes vivantes qui peuplaient la planète Giorgia. Ces dernières avaient, en effet, su évoluer afin de d’intégrer dans leurs métabolismes respectifs ces bouleversements atmosphériques cycliques.

Les habitants de la Providence savaient, dès lors, quel comportement adopter en de telles circonstances et ne s’inquiétaient donc outre mesure, d’autant que les attaques cutanées éventuelles s’avéraient relativement modérées.

Chacun se remit donc en silence à sa lecture et à sa prise de notes afin de ne pas perdre davantage de temps.

Sulina épluchait les équations mathématiques et les intégrales pour tenter d’appréhender la loi Kano. Son attention était entièrement portée sur cette suite de symboles scientifiques d’apparence barbare dans lesquels elle s’était entièrement replongée lorsque sa smartch se mit à nouveau à retentir, brisant de nouveau le silence feutré qui avait repris le dessus. Avant qu’elle ne prenne connaissance du message d’alerte qui s’afficha, la jeune femme constata que tous les regards s’étaient alors tournés vers elle et, d’un air gêné, fit un geste d’excuse de la main. Son regard interrogatif se porta alors vers son appareil :

« Loi Kano et perturbations cycloniques de J. Bigna. »

D’un geste hâtif, Sulina appuya sur sa smartch afin de désactiver l’alerte et se précipita sur son Smartcom afin de découvrir, en vain, une explication détaillée. Lony, perplexe, interrogea son amie :

– Que se passe-t-il ?

Sulina, perturbée et prise sur le vif bredouilla les quelques mots suivants :

– Non, non, rien, je crois que ma smartch ne fonctionne plus...j’ai, j’ai eu deux fois le message sur les pluies, bref…

Consciente que cet argument était précaire, la jeune femme feint alors de se remettre à la tâche afin de couper court à toute tentative d’explications de la part de son camarade. Elle referma aussitôt son ouvrage et se précipita vers l’allée des sciences physiques afin de récupérer l’ouvrage « conseillé ». Dans la hâte et l’excitation, Sulina ne parvint pas à repérer le livre en question et fit plusieurs fois le tour des rayonnages. L’agacement et l’agitation s’emparèrent alors de son être l’empêchant de constater qu’un jeune homme posté à côté d’elle l’observait tourner en rond avant d’intervenir :

– Vous cherchez un ouvrage ? Je peux vous aider ?

Prise d’effroi en découvrant l’individu, la jeune fille sursauta avant de lancer très spontanément de manière agressive :

– Qui êtes-vous ?

A son tour, le jeune homme, surpris par la réaction de son interlocutrice, lui répondit sobrement :

– euh…Grieg Layounda, je travaille ici…vous me sembliez perdue.

Reprenant ses esprits, Sulina prit conscience de la sincérité de l’individu et lui rétorqua avec un sourire et une décontraction simulée :

– Excusez-moi, j’étais perdue dans mes pensées. Je prépare mon exposé sur un sujet assez complexe et effectivement je ne parvenais pas à trouver le livre dont j’ai besoin. Mais c’est bon je l’ai repéré, je vous remercie…

Sulina se précipita alors sur le premier ouvrage à portée de main dans le rayonnage en face d’elle, Réfraction de la lumière en milieu liquide afin, d’une part, de ne pas passer pour une démente mais également pour inciter son interlocuteur à s’en aller. Le jeune homme, perplexe replaça alors quelques livres sur ces mêmes étagères et retourna à son bureau situé au rez-de-chaussée. Sulina l’observait s’éloigner du coin de l’œil en simulant maladroitement la consultation de l’œuvre qu’elle avait empruntée. Une fois l’intéressé sorti de son champ de vision, la jeune fille retourna à ses investigations avec précipitation et finit, avec soulagement mais appréhension, par trouver l’ouvrage qu’elle pensait être disparu. Fébrilement, elle délia les pages de ce livre épais afin, peut-être, d’y trouver un élément, un message, une lettre, une photographie, tout et n’importe quoi mais quoiqu’il en soit une pièce à ce puzzle mystérieux. Quelle ne fut pas sa déception mêlée à un certain soulagement de n’y découvrir qu’une suite logique de pages n’abritant ni trésor, ni cadavre. Avait-elle été leurrée ? Ne s’agissait-il que d’une lecture conseillée, au vu du sujet qu’elle devait traiter, sans aucune arrière-pensée ?

Son esprit fut alors de nouveau envahi par des pensées confuses et interrogations désorganisées. S’en suivit un monologue intérieur dont l’objectif inconscient était de rationnaliser ces événements et de rassurer la jeune femme.

Contrariée et frustrée, Sulina referma l’ouvrage et s’apprêtait à le remettre à son emplacement lorsque, prise par une soif incommensurable d’aventure, cette soif violente et parfois irrationnelle qui vous pousse à croire en des lendemains incertains, dangereux et stimulants, elle saisit l’œuvre à bras le corps et l’emmena à sa place afin de pouvoir l’étudier. Elle ne pouvait penser ni à une coïncidence ni à une fausse piste et se convainquit qu’un message s’y cachait. Alors que la jeune femme rejoignit sa place, le livre dans les bras passionnément serré contre sa poitrine, des centaines d’images se télescopaient dans son esprit, des images de voyages, de combats, de joie, de mort, de mensonges, de départ. L’envie de nouveauté qu’elle pensât être à portée de vie, mêlée à l’excitation du danger éventuel malgré la peur de l’inconnu, se manifestait sur son visage à travers un début de rictus devenant, au fur et à mesure que Sulina avançait dans les allées de la bibliothèque, un sourire radieux incontrôlable. Peut-être de manière irrationnelle, elle avait la profonde sensation qu’elle reprenait vie. Comme après une deuxième naissance, la jeune femme se sentait différente, prête et plus combative que jamais. Malgré les difficultés qu’elle pensait devoir affronter, Sulina Kalika avait en elle, chevillé au corps, l’intime conviction que le temps était compté avant le grand saut vers l’inconnu.

Après s’être assise à sa place, elle ne put s’empêcher de poser un regard compatissant sur Lony, son frère de cœur, qu’elle savait ne pas pouvoir mettre dans la confidence malgré le profond respect qu’elle avait pour lui et l’amour qu’elle lui portait. Lui vint alors à l’esprit l’idée qu’elle devrait un jour rompre les liens avec celui aux côtés duquel elle avait grandi. Sulina se sentit meurtrie par cette perspective de séparation. La rage flamboyante qui illuminait, de manière incandescente, chacun de ses lobes laissa place brusquement à une angoisse grave trahie par le regard obscurci qui avait pris soudainement une teinte sombre d’aniline. Se sentant observé, Lony leva instinctivement la tête vers sa camarade :

– Quoi ? lui chuchota-t-il.

– Non rien, je rêvassais.

– Je ne sais pas ce que tu as aujourd’hui mais tu es vraiment bizarre. C’est la loi de Kano qui te met dans ces états ?

– Tu es bête. Je pensais simplement à tout ce qu’on avait vécu ensemble…

Dubitatif, le jeune homme observa à son tour Sulina pendant quelques secondes avant de répondre dans un léger éclat de rire :

– Tu vas me demander en mariage ou quoi ?!

La jeune femme lui sourit en retour et observa le visage enfantin et naïf de son ami qui semblait satisfait de sa plaisanterie. Si lui ne savait rien, elle, en revanche, pressentait des lendemains singuliers. Consciente du lien qui l’unissait à Lony, elle se jura, à cet instant, de ne jamais oublier ni trahir cette affection si particulière, malgré les chemins sinueux qu’elle serait susceptible d’emprunter.

Les adolescents fermèrent alors leurs ouvrages et se dirigèrent vers la fin d’une journée anodine pour beaucoup, immensément riche pour certains.

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