77. La mort n’a qu’un œil

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Jilam…

Jilam…

Jilam…

JILAM !

Cette balade dans les grottes lui rappelait sa lointaine jeunesse. Avec les autres démons, ils jouaient à cache-cache dans le noir. Ils ignoraient encore leur véritable nature. Le noir peignait son monde et lui évoquait depuis toujours son enfance. Son unique lumière d’alors émanait des vers luisants qui poussaient en grappe dans les boyaux de terre-mère. Succulents par ailleurs. La première lueur qu’elle ait jamais goûtée. Elle n’était ni la Quo de ce jour ni les Quo d’autrefois, ce qu’elle était n’avait pas de nom, apprenait tout juste à parler. Cette chose se cherchait encore. Encore aujourd’hui, elle se cherchait. Sa vie ne constituait qu’une quête perpétuelle.

Le sang d’un démon jaillit de l’union de la terre et de l’obscurité. Aussi, au début de son existence, qui peut s’étirer sur un temps infiniment long, le nouveau-né évolue dans les entrailles d’un monde qui lui est inconnu, comme un bébé humain qui prendrait conscience dans le ventre de sa mère. Ses yeux sculptent la lumière à partir de la nuit souterraine. Solitaire, il lui arrive de croiser des congénères. C’est ainsi qu’il apprend à se servir de sa langue pour autre chose que savourer les vers luisants. Les parties de cache-cache dans le noir se révèlent un excellent moyen de tromper l’ennui. Puis, au bout d’un moment, la faim se faisant sentir, les vers luisants ne suffisant plus à soutenir sa croissance, le démon quitte sa grotte pour s’offrir au monde extérieur.

Son flair constitue le dernier de ses sens à se développer. Il apprend à employer son odeur pour marquer ses proies. Sa faim ne connaît de limite que lorsqu’il hiberne, durant les interminables journées estivales. Si au début il ne supporte pas le soleil, il s’en accommode avec l’âge. Il continue de dormir la journée et d’assouvir ses loisirs la nuit mais, en vieillissant, il a tendance à développer une insomnie, qui ne cesse d’empirer à mesure que le temps s’effeuille. Cela faisait longtemps que Quo ne dormait plus qu’un quart de la journée. Cela lui permettait de profiter davantage de la compagnie de Luc et de ses parents. Elle se rattrapait durant son hibernation estivale. À son réveil, elle s’empressait de quitter son logis, car la faim était si intense qu’elle lui embrouillait l’esprit. Il lui fallait rapidement s’éloigner de la famille d’humains et se dégoter une proie avant que la famine ne la rende complètement folle, comme lors de sa rencontre avec Jilam.

Le jeune homme avançait devant elle. Ils devaient marcher en colonne. Le boyau était assez large en soi mais la toile d’arachnodon recouvrait les murs et pendait en lianes du plafond. Le moindre frôlement de cette lumineuse tapisserie attiserait à coup sûr l’intérêt de la colonie carnassière. Aussi Quo gardait le nez et les oreilles aux aguets, n’ayant aucune envie de réitérer son séjour dans le cocon. Certes, il l’avait maintenue en vie et permit de guérir de ses incurables plaies ; et c’était un endroit paisible, qui vous donnait le temps de réfléchir à vos choix tout en vous épargnant l’horrible douleur du corps. C’était une mort douce, aussi douce que puisse être la mort. Alors que son corps se lamentait des lacérations encore imprégnées dans sa chair. Ses nerfs pouvaient encore sentir la morsure des crocs.

La caverne s’élargissait, offrant à la démone le loisir de marcher de concert avec Jilam. Elle se doutait que l’humain devait être dans tous ses états. Il n’était pas passé loin de vriller plus tôt, quand il avait appris pour Nellis. Elle aussi s’inquiétait pour la sorcière. Même son esprit censément optimiste ne parvenait à écarter ses craintes naturelles. Garder la tête au frais n’en était que plus urgent. Motiver les esprits avait déjà déployé suffisamment d’ardeur et d’énergie. Alors même que leur plan ne tenait que sur un mince fil de soie.

Quo remarqua quelque chose dans la main de Jilam quand celui-ci se pencha pour la regarder. Elle avait déjà vu cet objet. Une montre, selon Jilam. « Ça sert à mesure le temps », avait-il dit, un soir sous la tente. Elle se souvenait qu’il avait passé son voyage à la tripoter. Son œil de démon remarqua alors un détail changeant : l’une des aiguilles tournait et le mécanisme en-dessous cliquetait. « Tu l’as réparée ? chuchota-t-elle.

— Pas moi, le Chasseur.

— Et de quelle astuce sortie de sa pelisse a-t-il usé ?

— Franchement, aucune idée.

— Ça te réconforte-t-il de voir ces aiguilles tourner de nouveau ?

— Ouais. En quelque sorte. Pas vraiment… En vérité… » Jilam marqua une pause. « Je veux connaître l’heure de ma mort. » Il pointa son regard coupé d’un rictus sur Quo. « Je sais. C’est stupide. Mais c’est comme ça. »

La démone hésita. L’espace d’un instant, le visage de Luc s’était substitué à celui de Jilam. L’esprit humain s’avérait souvent aussi simpliste que complexe à cerner. Mais l’époux que la sorcière s’était dégotée se révélait encore plus retors que ses congénères, du moins les rares avec lesquels Quo avait eu l’occasion d’échanger. « J’imagine que quand la mort vous est promise, on a tendance à vouloir connaître l’instant de son arrivée. »

Le garçon pouffa. « Ah Quo. Tu es sans doute la personne la plus intelligente que je connaisse – hormis Nellis j’entends – mais tu peux dire de ces âneries parfois sans t’en rendre compte.

— Si c’est en commettant des bêtises qu’on apprend, alors pourquoi ne pourrait-on pas aussi les dire ? »

Les deux amis échangèrent une œillade complice. Il y a peu encore, du moins dans l’esprit de Quo, cette dernière, affamée après une hibernation particulièrement longue et un réveil des plus pénibles, tentait de dévorer cet humain, croisé au hasard au pied d’un érable noueux. La démone, bien que terrassée d’appétit, avait, par curiosité devant ce gamin maigre, alors occupé à s’adresser à l’arbre en question, engagé la conversation avant que la folie de son ventre tordu de nœuds ne l’emporte et qu’elle ne cherche à le dévorer, contrevenant ainsi à son plus éminent principe : ne pas discuter avec une proie, ne pas tuer son interlocuteur. L’intervention de justesse de Nellis avait non seulement sauvé Jilam mais aussi Quo de la honte qui ne l’aurait jamais quitté si celui qu’il était alors s’était nourri de l’humain. Perdre un œil avait été somme toute une juste punition et lui servait depuis de précieux rappel : ne plus jamais perdre le contrôle. La frénésie meurtrière incarnait la Némésis du démon. Ce n’était jamais beau à voir : un esprit si vieux qui se consume pour retourner à l’état sauvage, oubliant tout de ses principes, les souvenirs de ses actions, de ses amis et de ses passions. Certains démons préféraient se tuer que sombrer dans pareille condition.

Bien sûr, chaque congénère entretenait ses propres principes, sa morale personnelle pourrait-on arguer. Les voisins de Quo la jugeaient pour accueillir des humains chez elle. Encore, ce genre de lubie, ça pouvait encore se comprendre. Mais aucun d’eux ne saisissait pourquoi, par quelle folie, elle ne s’en était pas lassée depuis.

La rencontre avec Jilam avait tout changé. Il ne s’agissait pas de l’un de ces changements s’opérant par nature chez un démon sous le coup puissant d’une émotion implacable, non, c’était bien plus que ça encore, quelque chose que Quo, et aucun congénère à sa connaissance, n’avait expérimenté : une métamorphose de l’âme. Si elle avait le temps, et l’occasion, plus tard, sait-on jamais, elle ne manquerait pas d’interroger Néropodès sur le sujet. Elle devait s’y connaître. Après tout, les métamorphes appartiennent à ces grands mystères qui perdurent, des légendes au sein même des mythes, à l’image des lapins-mousse.

Étrangement, à y repenser en cet instant, Quo nourrissait soudain l’impression que ce jour mourant où il était tombé par hasard sur Jilam, évènement qui plus tard façonnerait leur amitié, datait de temps anciens, comme si elle avait sans prévenir emprunté les yeux mortels de l’humain. Ces quelques lunes écoulées depuis et qui pourtant ne représentaient d’ordinaire qu’une fraction de souffle dans l’esprit de la démone. Alors pourquoi ? Quo ne cessait de s’interroger. C’était dans sa nature, pas seulement celle de son espèce, aussi et surtout la sienne propre. Même parmi ses congénères elle passait pour curieuse, voire obsessionnelle. Ça lui allait. Cela faisait belle lurette qu’elle ne se sentait plus très à son aise auprès des siens, d’où sans doute son désir soudain de compagnie nouvelle – et quelle compagnie ! Depuis la mort de Mal, il n’y avait plus un démon qui l’intéressait. Même la vie dans le bois commençait lentement à la lasser. Sans Luc et ses parents, et Jilam et Nellis, elle en aurait déjà eu ras les cornes. L’idée de partir la titillait avant même que ne s’offre à elle cette aventure inattendue. Aventure qui, en vérité, lui avait un peu passé le goût du voyage.

Mais, plus tard, qui sait ? Quand Luc sera assez grand. Ils pourraient peut être se dévorer un petit bout de monde ensemble. Toute sa vie elle l’avait passé dans le bois depuis qu’elle avait émergé de l’enfance. Son odorat percevait bien au-delà de ses yeux, mais aucun de ses sens sur-développés n’équivalait de près son esprit. Aujourd’hui son être avait faim d’autre chose.

Quelque chose se faufila entre ses jambes. Cette distraction l’évada du carcan de ses réflexions. Mú passa ainsi en trombe, flèche fauve qui s’empressa de prendre les devants de Néropodès, laquelle guidait leur avancée. « Hé ventre-à-pattes, ramène ta queue ici, c’est pas le moment de jouer les pisteurs », chuinta le Chasseur à l’adresse du fuyard, couvrant son tonnerre de voix avec sa grosse paluche pour ne pas éveiller d’écho qui irait aiguiser les mandibules.

Mais comment en vouloir au furet-léopard ? songea Quo, quand son âme-sœur totem pouvait très bien être morte et lui seul au monde, pauvre esprit amputé. Quo avait manqué de le devenir après la mort de Mal. Elle imaginait son état en apprenant que le sort aurait frappé Luc ; sa réaction, puis balaya ces pensées parasites. Ces mêmes pensées qui formaient une laisse autour du cou menu de Mú.

Le tronçon caverneux se recroquevillait à mesure qu’ils grimpaient désormais sans jamais plus redescendre. La démone en profita pour dépasser Jilam et se rapprocher du Chasseur. Depuis qu’on l’avait sortie de son cocon, ce dernier n’avait eu de cesse de l’éviter tout en lui jetant des œillades mauvaises quand il pensait qu’elle ne le remarquait pas. « Sacré larron ce Mú, hein ? » l’aborda-t-elle.

La grosse tête chauve se retourna. Deux Quo aurait pu se planquer dans l’ombre du spécimen. Pour sûr du sang de géant mélangé à celui d’ours devait couler dans les énormes veines gonflées de ces avant-bras aux allures de troncs dont la toison évoquait la mousse d’écorce.

« On avait l’habitude de chasser ensemble de temps en temps, grommela l’individu. C’était avant que je tombe sur Néropode. Enfin c’était pas Néropode encore à l’époque. Corriger ses travers m’a sacrément accaparé. Fallait que je nous isole. C’était plus sûre pour elle. Et puis les autres.

— Ah l’éducation des jeunes s’avère toujours plus ardue que ce qu’on imaginait, pas vrai ?

— Parce que t’as des gosses toi ? » À tâter des deux amandes que l’autre lui dardait, il savait sûrement que les démons ne pouvaient enfanter, et sans doute un paquet d’autres choses à leur sujet. L’instinct de Quo alertait tous ses sens en sa présence ; la créature était dangereuse. La sorcière-vampire avait en effet un sang d’encre à se faire.

« En quelque sorte, répondit-elle posément au sous-entendu mesquin. Je fais souvent la nounou. C’est encore un bambin du point du vue du bois, mais presque un grand pour l’homme qu’il est. Il va selon son envie et il me faut avouer que, parfois, il me terrifie. »

L’autre mastodonte l’observa d’un air suspicieux. Ses sourcils broussailleux détonnait avec son crâne brillant. Il finit par se retourner. « Ouais bah j’ai la même avec moi. Pas moyen de lui dire juste de faire gaffe sans qu’elle se fâche.

— Mais on les aime quand même, hein ? » Le démone marqua un instant d’hésitation, puis reprit : « Dites, si c’est pas trop vous demander, j’aimerais savoir… pourquoi l’avoir prise avec vous ?

— Simple, c’était soit ça, soit lui abréger ses souffrances. Je suis pas un tendre, mais je suis pas non plus un sans-cœur. Et puis, quand elle m’a supplié de la tuer, je sais pas… ça sonnait faux. C’était pourtant pas la première fois que j’abrégeais une bête blessée. Mais là… je sais pas… Bah ! qu’est-ce qu’un démon comprend à ce genre de choses ? »

Quo sourit. « Bien plus que vous ne pensez, cher ami. Oh oui, bien plus. »

Un souvenir remonta soudain à la surface. Cela ne faisait pas longtemps que Luc et ses parents avaient emménagé chez elle. C’était une nuit, alors qu’elle jardinait, elle avait senti la peur émaner du tertre. Il s’avérait que ce n’était que Luc qui avait fait un cauchemar. Elle avait alors réveillé le garçon et l’avait consolé dans ses bras, encore tatillons d’hésitation à l’époque. Elle pouvait sentir les tremblements du pauvre enfant qui avait vécu de si terribles choses, bien trop pour un si jeune être. Elle avait tâché de son mieux de le rassurer et avait veillé sur lui jusqu’à ce qu’il se rendorme. Elle se rappelait les paroles qu’elle lui avait confié : « Repose-toi, te triture pas la feuille, je veille au grain. Le démon viendra pas te croquer dans ton sommeil. » Elle avait regretté tout de suite sa mauvaise plaisanterie. Mais alors, la réaction de Luc l’avait surprise, et profondément émue. « C’est pas ce démon-là qui m’effraie », lui avait-il rétorqué encore sanglotant. Elle ignorait pourquoi mais ces mots étaient demeurés gravés en chacun de ses cœurs. Ce n’est pas ce démon-là qui m’effraie.

Le boyau s’élargissait derechef, ne cessant jamais de grimper, de plus en plus pentu, si bien que des marches en taillaient désormais le sol. La soie d’arachnodon émettait toujours sa lumière, inutile aux yeux de démon, mais dont ils s’émerveillaient néanmoins. La beauté réside jusque dans les plus obscurs endroits. Telles étaient les démonifées : des esprits ténébreux dans des corps de lumière. Du moins était-ce ainsi que Quo les concevait.

Une ombre passa près d’elle, l’arrachant à l’antre de sa mémoire. Jilam détalait après Mousse lequel pourchassait Mú l’intenable. Comme eux, le jeune homme puisait son énergie soudaine, non dans le maigre sommeil agité qu’il avait pu glaner ou le mauvais potage de Quo, mais dans celle du désespoir, guidé par un soupçon d’espérance gravé à même le tambour battant de son cœur unique. Il aperçut alors, au détour d’une bifurcation de la grotte, ce qui excitait tant les deux courtes-pattes. Un point rouge les guettait du fin fond du tunnel, grossissant en un œil gonflé de lumière sanguine à mesure qu’il escaladait les marches inégales et traîtres de l’escalier taillé dans la roche. Cet œil était une promesse, il annonçait l’enfer du dehors près à les happer dès leur sortie. Mais c’était aussi là-bas qu’il retrouverait Nellis… ou son cadavre. Qu’importe, il la retrouverait, quoi qu’il lui en coûte. Il l’embrasserait, même si c’était là son dernier geste en ce monde.

Le jeune homme ignora les avertissements chuchotés par ses comparses alors qu’il les distançait à grandes enjambées douloureuses. Il vit Mousse glisser et le cueillit au passage en pleine roulade, manquant à son tour de trébucher, se rattrapant de justesse contre le mur. Zut ! La toile ! Le soulagement en se retournant face à une paroi nue de trace de soie. Ils étaient bel et bien parvenu à la lisière du nid. Il tâcha de reprendre son souffle. Une grosse ombre se pencha alors sur lui. Il ouvrit les yeux et distingua la trogne protubérante du Chasseur. Un lustre de toile luminescente découpait sa silhouette colossale. Une silhouette qui… Le hic : la tête du Chasseur pendait du plafond.

Trop tard. À peine Jilam avait-il entr’aperçu le bouquet de globules purpurins que les mandibules s’écartaient, laissant libre passage à une langue pâle hérissée d’une infinité de minuscules dents. Il n’eut le temps que d’aspirer l’haleine fétide avant que le moteur de son cerveau ne se fige.

Une force démentielle le projeta alors au loin. Il rebondit sur la roche, ses côtes gémirent. Il ouvrit les yeux, les bras toujours serrés autour de Mousse.

Une cohue s’animait dans la pénombre. Des cris, ponctués de râles. Noyés soudain sous un chaos strident. À croire qu’une harpie se faisait égorger. Les oreilles de Jilam bourdonnèrent. Il vit le Chasseur plonger son bras jusqu’au coude dans l’abdomen du monstre, pendant que les deux elfes évacuaient un corps : celui de Quo !

Le cœur du jeune homme bondit hors de sa poitrine. Il bouscula Tête-de-Pie qui s’était précipitée à son aide. La bête se retourna sur le dos brusquement et il manqua d’être assommé par une patte, que Néropodès trancha aussitôt à l’aide d’un long coutelas de forme étrange. Le monstre s’agitait comme un forçât tandis que Chasseur et démonifée s’acharnaient à mettre fin à son calvaire. Ses hurlements étaient à fendre le cristal.

Enfin, un dernier chuintement. Pattes et mandibules cessèrent leur danse. La créature exhalait son dernier souffle rance. Le Chasseur se tenait devant la carcasse, essoufflé et plié en deux, le corps tout entier lavé de sang ; un sang clair et brillant, presque transparent. À son côté, Néropodès n’était pas en reste : sa robe de nuit ainsi salie ressemblait à de vieilles fripes. Ses yeux de braises luisaient avec intensité, d’une vie qui s’éteignait dans ceux de l’infortuné arachnide.

Le cri de Silène ranima les esprits enfiévrés par la lutte. Tout le monde se précipita vers elle. Tête-de-Pie rattrapa Jilam dont le crâne sifflait encore de sa formidable voltige. Dans ses bras Mousse tremblait encore telle une feuille trempée. Les deux elfes avaient étendues Quo sur une marche. La pénombre camouflait l’état de la démone. Mais en s’approchant, Jilam eut tout loisir de constater les dégâts occasionnés par son intempérance, et ravala un puissant haut le cœur.

Une mare de sang sombre se répandait à une vitesse folle autour de la silhouette allongée, dessinant un halo vert, quasi bleu à la lueur timide de la lune. Les cornes pourpres pâlissaient à vue d’œil tandis que le souffle de Quo s’écourtait, de plus en plus rauque.

« Quo ! Allez tiens bon ma grande ! » C’était Silène qui s’affairait à ses soins. « Chasseur vite ! » hurla-t-elle à l’intéressé qui se précipita sans égard pour ceux qui le gênait. Un sanglier furibard, en pleine charge, trempé de bile et de sang, ignoble créature de visu, mais qui, en cet instant, constituait l’unique espoir d’une âme démoniaque.

« Foudre ! grogna-t-il. La saloperie lui a balancé son venin. Néropodès, vite, ta tambouille. »

Ordre inutile, la démonifée s’affairait déjà à préparer l’élixir.

Jilam ne ressentait plus sa propre souffrance, seulement celle de Quo. La culpabilité l’étouffait. « Pardon, Quo, pardon… » gémissait-il tout en appuyant de tout son poids sur la plaie béantes crachant les intestins de la démone.

« Gargasse ! s’exclama Reyn. Comment ça a pu te percer un trou pareil dans une couenne de démon ?

— Les mandibules d’arachnodons savent découper le diamant », rétorqua le Chasseur.

Même la couenne de démon n’était assez épaisse. Adieu le bras de Quo ! Malgré tous leurs efforts, à quatre, le flot de sang s’épanchait sans interrompre. La panique l’emporta sur Silène. Pour la contrer, Reyn lui administra une bonne claque. Que de sang froid pour quelqu’un qui, quelques instants auparavant, se noyait dans son chagrin à coup d’auto-flagellations.

Jilam s’essayait à jouer les guérisseurs faute de sorcière pour accomplir le travail mais ses capacités étaient plus que limitées. Il aurait mieux fait d’écouter davantage en classe. Et sa professeure aurait dû faire preuve de davantage de patience. Mais qu’est-ce que je raconte ! Quo est en train de mourir bon sang !

« Le venin d’arachnodon empêche la régénération ! grogna le Chasseur.

— Elle est foutue », dit Reyn. Ce fut au tour de Tête-de-Pie de lui administrer une claque, à laquelle l’elfe ne réagit pas.

« Néropode ça vient !? » Le Chasseur œuvrait de tout son possible mais personne n’était dupe. Sans les pouvoirs de Nellis – et même avec eux – Quo n’en avait plus pour longtemps. Le colosse enfourna dans son groin une poignée de lichen et de soie grège qu’il recracha sous la forme d’une boulette gluante fluorescente qu’il apposa sur la blessure et répéta le processus plusieurs fois jusqu’à ce que l’énorme plaie soit colmatée.

Le sang cessa enfin de couler. Le belle affaire ! N’était-ce pas simplement qu’il n’en restait plus ? Au toucher, Quo était aussi brûlante que la lave et exhalait une fournaise. Pourtant elle se disait glacée jusqu’aux os. Elle tremblait, et pas seulement de froid. Forcé de constater que même la plus brave des immortels craignait de disparaître. La démone s’était sacrifiée au péril de sa vie éternelle pour sauver un mortel à qui il ne restait plus au mieux que quelques brassées d’années. Tout ça pour qu’il meure dans les pattes des démonifées un peu plus tard.

« Je ne veux pas revenir à la pierre. Je suis bien là, avec vous. » Malgré ses suppliques, son corps ne cessait de durcir à chacune de ses respirations lentes… très lentes… trop lentes.

« Maudit venin ! Ça la liquéfie et ses propres humeurs l’étouffent. »

Un écho infâme dans leur dos les fit sursauter. Pendant qu’on s’acharnait à sauver Quo, Néropodès était occupée à taillader la trogne de babouin ; qu’elle ne tarda pas à séparer du tronc arachnide en un bruit infâme de brisures et de déglutition.

« Qu’est-ce tu fous ? » l’alpagua Reyn.

La démonifée muette se contenta de lâcher l’abjecte face qui rebondit en un splash retentissant. Jilam observa le faciès décapité. On eut dit qu’on avait collé des yeux d’araignée à une poire de singe, ajouté des mandibules et une langue de caméléon, dans laquelle on avait planté des dents de requin. Voilà l’engeance qui avait abattu Quo : une foutue grosse araignée primate ! Morbani détenait une ironie des plus cruelles.

La voix étouffée de Quo rameuta son attention. « Jilam, Jilam. Où es-tu ?

— Je suis là Quo, je suis là ! » s’exclama le jeune homme en lui agrippant la main et en la serrant le plus fort possible, dans l’espoir naïf d’y rameuter un peu de vie. L’horreur de la sentir si froide.

« Ah Jilam, ahana la blessée dans un long et pénible soupir. Tu es entier ?

— Quelques côtes fêlées, et mon orgueil en miettes, rien de bien méchant. Grâce à toi, répondit l’intéressé en s’efforçant à sourire.

— Bien, bien. Pardon d’avoir été si brusque. » On eut dit un soufflet percé. Le cœur de Jilam se ratatina dans son thorax.

« Pourquoi tu dis des choses pareilles ? C’est moi qui devrais dire pardon. C’est à cause de moi que tu… » Le sanglot ravalé noya le reste.

« Aucun regret, asséna Quo à la honte du jeune homme. Je… Je te rends la vie que j’ai voulu te prendre. » Des larmes coulaient aux recoins des yeux de la démone, miroirs de celles qui floutaient la vue de l’humain.

Quo aspira un grand souffle, puisant dans cet effort tout ce qui lui restait de vie au sein de ses artères évidées. « Diable ! Je continue d'apprendre... » Elle se tourna vers Jilam. Le voyait-elle seulement derrière le voile laiteux de ses pupilles ? « Vis mille milliers de gibbeuses et durant mille milliers de gibbeuses tu ne cesseras d'apprendre. Apprends donc ceci... Jilam. C'est ma dernière leçon. Allez file galampion ! Va trouver ta belle ! Dis à Luc que je l’aime, et qu’il prenne soin de mes châtaignes. »

C’est sur ce mot : châtaigne, que Quo la démone goba une étincelle, puis expulsa son âme.

Le jeune homme récupéra son dernier souffle. Son œil unique demeura ouvert dans l’obscurité, mais nulle lueur ne pénétra plus ce regard, un instant auparavant comme jadis si profond et dorénavant si vide. Le corps de la démone alors devint – ou plutôt redevint – totalement pierre. Il ne fallut que quelques battements de cœurs tristes, encore sous le choc, pour que la dépouille sanglante se pétrifie et se confonde avec un gisant de tombe. Nés de la terre, les démons y retournent à leur trépas.

Chacun se réunit au-dessus de la dépouille pétrifiée, tendit la main et empoigna l'air caverneux avant de coller sa paume à l’interaction de ses cœurs – ou sur son cœur seul –, ainsi que le voulait la tradition ancestrale du bois, afin de saisir un morceau de l’âme défunte, fendue et émiettée gravitant autour du corps dans les instants suivant la mort, afin qu’une partie infime de Quo puisse continuer de vivre en chacun d’eux.

La catatonie muette qui salua le départ de la grande âme de Quo fut plus éphémère encore qu’une flamme dans une tempête. La mort brutale de leur compagne, loin de les abattre, leur insuffla un nouveau souffle, lequel s’embrasa à l’intérieur de leurs poitrines glacées, échauffant leur soif d’agir plutôt que de se morfondre sur les erreurs récentes et passées. Une volonté de fer s'empara des compagnons de la démone, battue par une vengeance ardente.

Jilam…

Jilam…

Jilam…

JILAM !

De sa torpeur froide, il émergea, encore poisseux des sangs mêlés de Quo et de l’arachnodon. Tête-de-Pie le secouait comme un châtaigner afin de le rameuter parmi les vivants. Ils devaient se presser. Pas le temps de pleurer. Nellis restait en danger. Et eux aussi. Le boucan avait certainement réveillé toute la colonie.

Sous le regard témoin de Quo la gisante, ils s’attelèrent à dépecer le cadavre de l’arachnodon, chacun se dotant d’une arme prélevée sur la dépouille honnie. Huit lances furent confectionnées à partir des pattes ; le Chasseur se réserva la langue hérissée dont il se fit un fouet ; les crochets des mandibules serviraient de dagues jumelles à la Reine des Rats ressuscitée ; une fronde en toile de soie échoua dans les pattes de Tête-de-Pie, et à la place des balles de plomb : des balles de diamant brut, plus tranchantes que le fer, prélevées à même les parois de la grotte. Néropodès brandissait son étrange coutelas à lame bombée, merveille d’ouvrage, et sous sa robe dégaina en prime deux minuscules dagues, l’une en os, l’autre en obsidienne, qu’elle offrit à Jilam et Silène, les deux termites de la bande, mais qui n’en couvaient pas moins une haine farouche nourrie par le deuil.

Reyn frappa du pied de sa lance en patte de monstre. Tout, de son regard à sa posture, transpirait sa soif de rétribution.

« Tu ne l'aimais pas, souligna Jilam.

— Qu'importe, lui rétorqua-t-elle, plus impitoyable qu’une hériphante défendant sa progéniture. Nous formons un clan, que ça nous plaise ou non. Et qui blesse l'un de nous, nous blesse tous. Il est temps d'aller arracher les ailes des papillons. »

Jilam se souvint alors qu’elle avait été la première à sauter au secours de Quo lorsque Morbani avait lâché ses molosses. Quelle joie de retrouver la Reyn d’antan en cet instant des plus fatidiques, songea-t-il, ravi malgré la douleur, la honte et l’angoisse atroce.

De la mort d'une démone, six démons venaient de naître.

« L’ire des six démons, ça ferait une bonne comptine », suggéra Tête-de-Pie, le ton mordant par-delà la plaisanterie.

Et dès lors, ces six démons coururent en direction de la lune sanguinaire et sa grosse face ivre, dans la ferme intention de la pourfendre.

P.S : Pardon pour ces mois d'absence. Le besoin de travailler sur d'autres projets avant d'achever celui-ci.

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