78. Le démon chevillé au corps
Pendant qu’au dehors le cratère de Morbani s’époumonait, crachait ses tambours, s’égosillait de ses cors, vibrait de ses milliers de cœurs, les sous-sols du palais sommeillaient dans une chape de lourd silence. La compagnie de moucherons, traînant derrière eux le trépas de Quo, une fois faufilée hors du nid des arachnodons, retrouva sans joie la dédaleuse Ashari, son micmac d’ombres et de flammes, de galeries et d’antichambres à n’en plus finir, fouillis de pièces plus vides que l’âme d’une vampire. Heureusement, cette fois, ils avaient Néropodès pour les guider dans cet abracadabrantesque caveau. Les corps fourbus jusqu’à la moelle paraissaient néanmoins légers comparés au poids des larmes versées sur le trajet ; des larmes intérieures, retenues afin d’abreuver la rage comme on jette de l’eau sur les braises pour leur faire cracher leur fumée.
Jilam peinait à retenir ses émotions, il aurait aimé les lâcher, là, sur la première statue venue, la première gueule de démonifée ou de démon qu’il croiserait, se vider d’un peu du trop plein de sentiments qui l’encrassait lui et ses engrenages rouillés. Presque à regretter qu’aucune gardienne ne déambule dans ce sinistre tombeau habité. Juste une bouchée, le temps d’éponger la salive, en prévision de la curée prochaine. La culpabilité vis-à-vis de Quo s’ajoutait à la pile montagneuse d’angoisses qui le rongeait depuis sa séparation avec Nellis. Mousse-qui-pique et Mú, ses deux sbires, gardaient ses flancs tandis qu’il tâchait de suivre la trace du Chasseur aux foulées monstrueuses.
Quelle troupe fantasque ils formaient ! Un humain, plus maigre qu’un bouleau, deux elfes pareilles à des feuilles desséchées, une fée-lutin et sa trogne de cerise trop mûre, fronde ballottant par-dessus l’épaule, et pour mener la danse, une démonifée qui n’en était pas une, assortie d’un nul-ne-sait-quoi d’esprit du bois mal luné. Malgré l’épuisement de leurs muscles, la lassitude béante de leurs pauvres têtes charcutées, ils avançaient, d’un pas plus volontaire que lors de leur entrée dans le terrier de la bête, l’ire vengeresse pompant le sang dans leurs artères, pulsantes et tendues comme la corde d’un arc sur le point de décocher son trait fatidique.
Plus question de fuite désormais, ils libéreraient Nellis, arracheraient les deux cœurs et la tête du monstre, embraseraient le sang de lune ; ou bien mourraient dans leur tentative.
La rage meurtrière et destructrice ne les aveuglaient cependant pas au point de les convaincre de l’irréalisable. Non, bien sûr, leur assaut nécessiterait des alliés, une diversion. C’est pour cette raison qu’ils se dirigeaient, en rang derrière l’étendard à double-face de Néropodès, vers la fameuse réserve à viande où certains avaient eu l’occasion de séjourner lorsqu’ils avaient endossé bon gré mal gré leur rôle d’offrandes. Ce coup-ci, en revanche, ils s’y rendaient avec une geôlière en guise de complice et les clefs des fers en poche. Ne restait plus qu’à croiser les doigts pour trouver quelqu’un parmi les sacrifiés en sursis en mesure d’entendre raison, au moins un individu l’ayant gardée. Jilam priait de toutes ses forces, dans le maigre creux laissé par ses pensées surchargées, pour que Motus, son éphémère comparse et voisin d’étalage, respire encore. Un soupçon de miséricorde dans ce monde sans foi, était-ce trop demandé ?
Mais là encore, la Fée Chance tourna le dos à nos compagnons, insensible à leur malheur pourtant déjà grand, et son dos dédaigneux empruntait l’aspect d’une haute silhouette découpée dans une longue robe turquoise, si fine que la soie semblait s’émietter : un rideau d’écume jeté sur un glaçon. La froideur du regard d’Aramië semblait cracher le givre, à moins que l’origine de ce gel soudain émane de la terreur de Jilam devant cette apparition aussi néfaste qu’inattendue.
« Je ramène ces offrandes à la réserve, déclama Néropodès sans se départir de son rôle. Tel est le désir de Sa Magnificence. Toi, Aramië, au lieu de croupir ici-bas, tu devrais plutôt profiter des célébrations que nous avons mis tant d’efforts et de temps à préparer, fanfaronner auprès de tes prétendants, leur briser les cœurs un à un, comme tu sais si bien t’y prendre. »
Le glaçon ne broncha pas. « Tu me prends pour une idiote ?
— Non. Je ne te prends pas. » L’hostilité suait entre les deux hautes dames de Morbani, dégoulinait à ras-bord même, entre ces rivales de pouvoir.
Le Chasseur s’avança, ses intentions aussi claires que le silence de ses mouvements. Néropodès gela son assaut d’un geste leste. L’intrigante métamorphe nourrissait une idée et son sanglier bourru de mentor acceptait de la suivre dans son pari. « Que fais-tu ici Aramië ?
— Mon instinct me dictait que tu tramais quelque chose. Et voilà que je te retrouve en compagnie d’offrandes sacrifiées aux arachnodons. Dont l’engeance qui a osé fomenter l’assassinat de Sa Glorieuse Majesté. Prise comme un papillon dans son filet. »
La métamorphe demeura impassible en dépit de son masque arraché. « Et quoi ? fanfaronna-t-elle. Tu vas me dénoncer ? M’abattre en vue de récupérer ta dignité volée ? »
Aramië, rompant avec son mimétisme d’iceberg, esquissa un rictus. « Cela me paraît une savoureuse mise en bouche. Mon imagination raffole déjà des supplices qui te seront réservés. Sa Magnificence ne pardonnera pas ta duperie. Son implacabilité est louée par-delà les monts et les âges. Pour sûr tu serviras de splendide divertissement surprise. J’ai hâte d’assister à ta performance. »
Loin d’être ébranlée par la menace, Néropodès s’avança vers sa congénère, non sans avoir fait signe derechef à ses complices de calmer leurs ardeurs. « Dis, Aramië, y a rien qui te chiffonne ?
— Si, toi. Depuis que tu t’es fourrée dans mes pattes et que tu lèches les ailes de Son Immortelle Grâce.
— Son Immortelle Grâce, parlons-en justement. Tu es une vraie plaie Aramië, mais bête, ça, je ne peux te l’accorder. Tu as nécessairement compris, à défaut deviné. Cette reine que vous vénérez, elle est fausse.
— Aussi fausse que toi, trancha Aramië, dont la figure de marbre sévère ne pouvait toutefois dissimuler les effets visibles des paroles de vérité. gination raffole
— J’ai menti, certes, comme toutes ces dames en cette cour de tromperie. Mais fausse, non, non. C’est moi qui me tiens devant toi, dans mon entièreté et désormais sans mensonges, aussi nue qu’il est possible de l’être pour quiconque.
— Garde ta robe, créature. J’ai assez d’horreurs en tête. » Dédain que Néropodès goba pour mieux le recracher : « On t’a déjà dit que ton sens de l’humour est enfantin ? Dans tous les cas, Aramië, très chère ennemie, il semblerait justement que nous en avons une en commun. Cette créature qui a tué la véritable Morbani pour enfiler sa peau. Nazukahi. » Une onde de colère passa sur les traits de l’intrigante démonifée.
« Et qui me dit que tu n’es pas sa complice ? Toi qui es apparue si peu de temps après la sorcière. Qui folâtre avec l’assassin raté de Son Immuable Splendeur.
— Ne va pas insulter ta propre intelligence simplement pour satisfaire ta lubie de me confondre. Que crois-tu que je mijote à me trimballer ceux-là ? L’usurpatrice est ton ennemie, au moins autant que la nôtre et même davantage selon moi. Par ses actions, elle a souillé la sacralité de ce royaume, ébranlé son éternité, mis en péril l’avenir de nos sœurs en tuant notre mère à toutes. Morbani n’est plus. Que restera-t-il de son héritage ? Qu’en ferons-nous ? Qu’en feras-tu ? »
Là encore, une autre fissure apparut dans le masque d’Aramië. « Tu oses prononcer Son Nom, ignoble harpie, cracha-t-elle, cachant mal sa décontenance derrière cette haine vibrante. Toi dont l’existence même constitue une insulte à la création toute entière. »
Loin de se faire happer par sa propre véhémence, Néropodès, se retournant vers le groupe, indiqua à chacun de ne pas broncher au risque d’écoper de sa hargne, le tout dans un mouvement de l’arcade sourcilière qui évoqua au plus grand dam de Jilam son épouse absente. À la pensée des sévices que Nellis endurait au même instant et ce depuis des jours, la violence le démangeait atrocement et il s’en fallut de peu qu’il se jette à la gorge de la démonifée. Qu’attendaient-ils au juste ? Que cherchait Néropodès ?
Qu’importe. Pas un instant de plus gâché.
Sans plus de raison dans la caboche depuis la mort de Quo, il s’avança, lance en patte d’arachnodon brandie, prêt à charger, droit sur la gorge d’Aramië, quand la poigne implacable du Chasseur le retint. D’un œil vilipendeur, ce dernier le tança jusqu’à ce que sa rage meurtrière se recroqueville dans son écrin fêlé. La robe turquoise ne s’agita pas d’un pli devant la menace avortée qu’elle n’avait pu manquer. Les deux démonifées se toisaient telles deux hériphants mâles se disputant un territoire, se jaugeant les yeux dans les yeux, cherchant à statuer si le duel valait le coup ou bien s’il n’existait pas meilleure approche pour régler le différend. Aramië haïssait Néropodès autant qu’il était possible de haïr quelqu’un. Mais qu’en était-il de Nazukahi, l’engeance répugnante, régicide et violeuse de toutes choses sacrées ? Laquelle des deux représentait le plus grand danger au regard de la courtisane ?
« La Reine a été tuée, reprit la métamorphe, son corps mutilé et transformé en costume de carnaval. Personnellement, sa mémoire m’importe peu. Son héritage, en revanche. Qu’en sera-t-il si l’usurpatrice demeure au pouvoir ? Et qu’en est-il de toi, Aramië ? M’aideras-tu à venger ta reine ? Ou comptes-tu rester sans rien faire, jouer la comédie pendant que l’autre abomination viole son souvenir sous tes yeux et celui de tes sœurs ? Pour sûr, tu n’es pas la seule à l’avoir remarqué. D’autres te suivraient si tu venais à te rebeller. Et il nous suffirait de dévoiler l’imposture à la grande lune pour rallier l’ensemble de nos sœurs. Quant aux démons, ils décamperons ou se battrons mais ne représentent aucune menace. » Le souvenir encore vif de Quo remua les pensées en feu de Jilam, plié dans l’ombre du Chasseur.
Aramië, elle, sembla pétrifiée sous le coup des arguments de sa rivale honnie, écartelée entre deux tentations inébranlables. Son corps élancé paraissait fondre sous sa robe et ses cheveux hérissés par l’ire contenue. Les ailes vibraient des échos de son conflit intérieur. Le glaçon fondait sous les yeux de nos compagnons pressés d’en découdre. Mais Néropodès nourrissait un plan. Tandis que le sort de Nellis gisait en suspend, et après la mort de Quo, leur situation nécessitait de nouvelles options : ils avaient besoin des démonifées pour abattre Nazukahi. La désertion de ses courtisanes laisserait l’engeance à la merci de leur vengeance.
Alors Aramië, émergeant de sa léthargie, s’écarta, ouvrant le chemin vers les chambres aux offrandes. On eut dit un fantôme écrasé par le poids de plusieurs vies. Sa froideur n’inspirait plus qu’un grand vide. Son monde s’écroulait autour d’elle pendant que la compagnie passait sous son regard inexpressif.
Jilam n’en revenait pas. Le pari de Néropodès avait payé, et ce grâce à la confiance du Chasseur. Les deux esseulés du bois avaient su se trouver, et cette complicité entre eux ne put que lui rappeler à quel point sans Nellis il se sentait amputé d’une part de lui-même.
Si profond dans les entrailles du volcan, l’hémoglobine magmatique du Seratusor irradiait les veines d’Ashari. Ainsi les futures victimes du banquet orgiaque profitaient-elles d’un confort tout relatif en ces lieux qui avaient abrité les derniers instants de tendresse partagée entre Jilam et Nellis. Cette douleur, impérissable à chaque pensée vers elle ne faisait que croître à mesure qu’ils s’approchaient de leur objectif tout en s’en éloignant. Il aurait aimé directement monter jusqu’à la chambre de Nazukahi, arracher Nellis à ses griffes. Il lui fallait néanmoins se tempérer. Sa hardiesse avait déjà coûté la vie à Quo, et venait de manquer de peu d’annihiler un potentiel d’alliance inespérée. Quo. Il s’y refusait d’y penser. Impossible. Son cerveau hurlait, implorait ses genoux de flancher. Mais une force tierce avait pris le contrôle. Et Jilam ne savait comment la nommer. Ignorait jusqu’à sa provenance. Était-ce un don de Nellis ? Un cadeau d’adieu ? Non, non, non. Hors de question.
Ils eurent l’heureuse surprise de tomber sur des sous-sols déserts. Le trompe-la-mort frelaté n’aura pas manqué d’éveiller les soupçons de la fausse-Morbani, leur narra Néropodès, et la Fée Chance voulut qu’elle confit le soin de surveiller les offrandes suspectes à la favorite du moment. Se gardant d’avertir qui que ce soit, ladite servante s’était assurée que nul ne garde les chambres aux offrandes, renvoyant les assignée, trop ravies d’abandonner leur corvée pour se mêler aux communes réjouissances. Et aucune démonifée autre que Aramië, en cette nuit féerique entre toutes, n’aurait un seul instant songé à faire preuve de zèle. Quelle fulgurante ascension fut celle de l’intrigante métamorphe pour que ces dames aux bagages millénaires lui obéissent au doigt et à l’œil sans rechigner.
Ainsi nos comparses parvinrent-ils sans ambages devant la flopée d’offrandes affalées en rangées amorphes, loques parfaites aux regards noyés par le vide de leur conscience. Parmi cette mer de figures mortes, ils traquaient le moindre éclat. Quand soudain l’une des créatures se souleva, ou plutôt bondit sur ses pattes courtaudes. Jilam reconnut Motus, et depuis sa chute dans l’antre de la toile, il avala sa première bouffée d’air frais. Le spécimen, dont il était difficile de situer la nature, sautilla tout en joie jusqu’au jeune homme qu’il alpagua de ses bras raccourcis puis le souleva grâce à une force puisée du tiroir secret de son gabarit réduit. « Raah ! L’Motus savait k’tété pô un flambard, l’gars ! ‘Fin, p’têt qu’il a un tantinet gobergé d’la feuille en t’voyant pô v’nir, ‘vec ces tronchons de cailloux plats. Pô toussi plat faut dire. L’en a dégoté qui trifouillent ‘core du ver. Verrue j’te jure ! R’garde. Hé montrez vos pifs l’mioches, grimpez vos miches qu’le Jilam y vous r’luque. » En effet, parmi les visages éteints Jilam put-il distinguer quelques lanternes clignoter, la peur tracée au fusain sur ces tableaux de mille espèces. La peur : signe primaire de raison. La peur qui entretient l’espoir de survie.
Pas le temps de souffler, car il en fallait pour convaincre les faiblards d’activer leurs gambettes, puis d’enjoindre les moins frivoles à servir de guide aux melons évidés. Cela accompli, restait à dénicher une bonne planque à toute cette foule bigarrée le temps de créer la diversion adéquate pour que cette belle bande d’ambassadeurs du monde ancien puisse quitter cet enfer à ciel ouvert, le tout sous la houlette de Motus, bombardé chef d’expédition de sauvetage par l’assemblée des héros suicidaires, ceux-là même qui se chargeraient de créer la fameuse diversion. Situation d’autant plus angoissante qu’une solide partie du complot reposait sur Aramië, laquelle n’avait rien promis, se contentant de les laisser aller. Elle avait tout aussi bien pu aller rameuter du renfort histoire de leur tendre un piège à la sortie des souterrains. L’unique garantie résidait dans la confiance de Néropodès dans ses propres talents de persuasion ; talents qui, au vu de son statut acquis en peu de temps, ne paraissaient pas tant usurpés. Et de fait : nulle aile de papillon ne les attendait en embuscade quand ils quittèrent les chambres aux offrandes ; ni lorsqu’ils remontèrent les boyaux d’Ashari.
Tandis qu’aux étages huppés, dans le nid foisonnant des innombrables chambres et salons, les démonifées conviaient leurs congénères inférieurs, favoris de la nuit, à s’épancher de nectar et copuler copieusement, ou partager d’autres activités ludiques comme se faire tirer le portrait au stylet, à la rapière ou encore à la pierre ponce, alors que les modèles devaient poser dans des postures aguicheuses, parfois humiliantes, parfaitement immobiles sous peine, en cas de tressaillement, de vilaines égratignures que certains excités réclamaient de leurs vœux ivres. Le sang de démon aux pigments variés servait de peinture pour ces séances d’art corporel, coulait sur les draps, tâchait le marbre veiné, les griffes jaillies par l’extase autant que la douleur extatique déchiraient les somptueuses tentures. Cris de jouissance et de souffrance, répercutés en échos et vibratos, voyageaient ensuite à travers les galeries désertes, de colonne en voûte, traçant une partition sans fin dont la litanie jamais ne s’essoufflait.
Nul ne fit attention à la boustifaille gambadant librement dans les galeries. La Fée Chance était de retour. Et des plus aimables qui plus est. Probablement pour se rattraper de ses précédentes incuries. En dépit des bavardages de Motus, que même les grognements du Chasseur ne savaient interrompre bien longtemps, aucune aile ou corne n’apparut au détour d’un couloir ou de derrière une tenture.
Trouver un nouvel enclos pour le troupeau ne fut non plus guère complexe au vu de la quantité de pièces vides au sein de l’immense complexe palatial. Nos comparses portèrent leur confiance dans l’esprit grégaire des victimes du trompe-la-mort et la bonhommie bavarde en guise d’autorité de Motus pour aider les têtes éveillées à conserver leur sang-froid le temps nécessaire. Il fallut un moment à Jilam pour convaincre Mousse de rester en compagnie de leur nouvel ami. Ils avaient décidé de laisser en arrière leur compagnon aux grandes oreilles dont les sautes d’humeur, aussi imprévisibles que redoutables, n’épargnaient personne sans discrimination, amis ou ennemis. Au besoin, les piquants touffus servirait à paralyser quiconque aurait l’idée de décamper avant le signal convenu. Se séparer du lapin-mousse fut aussi difficile pour Jilam que pour Mousse. « T’inquiète pô l’gars, j’me charge d’traiter ton lapinou. On veillera l’un sur l’aut’ comme des frères, promis, juré, craché, j’me roule dans la boue. » Jilam remercia Motus, jurant cent fois à Mousse de revenir avec Nellis. L’affaire réglée, le groupe se remit en route d’un pas plus léger et d’une vivacité accrue. Néropodès menait toujours leur équipée, seule à connaître ce labyrinthe de folie.
Dans un vestibule attenant à ce qui devait être une chambre d’où provenaient des échos on-ne-peut-plus équivoques quant aux activités qui s’y livraient, nos aventuriers devenus pilleurs s’emparèrent d’une garde-robe à même de leur permettre de se fondre dans la masse de cornes et d’ailes dont les sens, à ce stade des célébrations, ne devaient plus sentir grand-chose, pollués qu’ils étaient par les vapeurs acres d’encens, de liqueur et de stupre. La soie si fine d’arachnodon collait aux peaux tapissées de sueurs froides. Lustres, torchères, rigoles de plomb, l’ampleur des brasiers ne pouvait cependant chasser la tension glaciale qui régnait dans l’antre royale.
« Oh, attends, pas si vite bonhomme, dit le Chasseur en alpaguant le lièvre Jilam prêt à détaler. Faut d’abord qu’on se décide par où commencer à chercher. La traque, ça se joue pas aux osselets.
— Ça me semblait pourtant logique, s’agaça le jeune homme en s’écartant du géant bourru et de son maudit bon sens. La chambre de la reine. C’est là qu’est Nellis.
— Ah ouais, t’es sûr ? grogna le sanglier en penchant son groin vers la face d’humain. C’était y a un moment déjà. Tu crois pas qu’elle a pu bouger depuis ? Que l’autre voleuse de peau l’aura pas trimballée ailleurs ?
— Où tu veux qu’on cherche alors ? » Il suffisait de peu aux nerfs de l’époux esseulé pour se mettre à bouillir. L’impatience le transperçait comme une lance qu’il devait impérativement retirer avant qu’elle ne l’empoisonne.
Ce fut au tour de Reyn de l’accoster. « Hé du calme. Déjà que je supporte que tu viennes alors que j’avais gentiment proposé de t’attacher et de te laisser sous la garde de l’autre bécasse à poils de civette, va pas falloir que tu continues tes trolleries. Tu crois pas que ça nous a suffisamment coûté déjà ? »
Jilam aurait pu l’étrangler en cet instant ; du moins essayer. L’envie de lui renvoyer dans les dents ses propos blessants, de lui rappeler, à cette reine de pacotille, sa pantomime ridicule dans les grottes, l’humilier un tant soit peu comme elle venait de le gifler avec sa propre honte. Oui, il aurait pu. Au lieu de quoi, il se garda de la moindre réponse, comprenant via une soudaine clarté que l’elfe n’attendait que ça, qu’il réagisse, une raison pour le ficeler et le garder au chaud au fond d’un coffre.
À quoi jouait-il ? Qu’espérait-il accomplir en se comportant ainsi ? Rien de mieux que la mort d’une amie, songea-t-il penaud. L’idée fugace de s’embrocher sur sa lance le traversa. Une ultime insulte à la mémoire de Quo. Diable ! Je continue d'apprendre… Allez file galampion ! Va trouver ta belle ! À quoi ces mots ont-ils servi ? Et lui, à quoi sert-il ?
Un solide soufflet lui rameuta ses pensées dispersées. La baffe fut aussitôt suivie d’une étreinte, dure comme celle d’un arbre, capable de vous stopper la circulation sanguine mais aussi de vous ranimer le cœur. Et celui de Jilam se mut dans une frénésie à tout rompre. Reyn l’enlaçait. Comme quelqu’un cherchant à insuffler de la force à un être cher. Et de sa voix rauque, encore marquée par ses récents sévices, elle lui glissa dans l’oreille : « Nous on tue cette saloperie. Toi, tu emmènes ta sorcière. » Elle s’éloigna pour lui faire face et achever son sermon : « Garde la tête froide, récupère-la, et une fois que c’est fait, vous décampez sans vous retourner, c’est clair ? Non. Ravale ta langue ou c’est du Motus pour le reste de l’aventure. T’acquiesce, c’est tout. Clair ? »
Comme de l’eau de roche.
« Il y a deux éventualités, déclara Néropodès en rameutant l’attention sur d’elle. Soit Morbani conserve Nellis avec elle, soit elle la garde enfermée.
— M’est avis qu’elle la garde près d’elle, suggéra Silène, jusqu’alors plus silencieuse que jamais depuis Quo.
— Ouais, c’est plutôt le genre à se trimballer avec ses trophées, approuva Tête-de-Pie, dont le bavardage avait également pâti de leur court séjour chez les arachnodons.
— Dans ce cas, il faut commencer par les endroits où la reine est susceptible de se trouver en priorité. Les festivités battent leur plein. Il y a peu de chance qu’elle se cloître dans sa chambre. En soi, elle pourrait se trouver dans n’importe quelle salle du palais ou n’importe où dans l’arène. Mieux vaut que vous restiez cachés le temps que je vous la lève la chauve-souris, ça ne devrait pas être long. J’en profiterai pour sonder les autres démonifées, et si possible m’assurer que Aramië ne nous trompe pas.
— Ouais, ça ce serait pas de trop de s’en assurer », grommela Reyn qui, sous ses grands airs de tueuse aguerrie, ne contrôlait guère mieux sa tension que Jilam.
Or, pour ce dernier, cela signifiait encore tempérer, encore attendre… que Nellis se vide de son sang.
C’est alors que Mú, auquel nul ne faisait attention pour changer, se dressa sur ses deux pattes, queue levée, en poussant une série de couinements aigus. « Oui, Ventre-à-pattes ? » C’est ainsi que le Chasseur appelait le furet-léopard à l’époque où ils avaient coutume de lever le gibier ensemble. Le totem détailla chaque bipède qui le dominait de sa hauteur hautaine, son museau tacheté remuant en signe de défi. « Ah ! s’exclama son ancien compagnon de traque, je crois que notre ami peut nous aider à accélérer les choses. »
Et de fait, comment n’y avaient-ils pas songé ? Le totem de Nellis saurait la trouver jusque dans les tréfonds les plus abyssaux. Rien, sinon la mort, ne pouvait défaire leur lien unique. Mú savait parfaitement où dénicher la sorcière. Ce fut donc à lui de prendre les devants et aux autres de s’efforcer de suivre son rythme.
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