79. Joyaux drilles en toc
Elle ressentait tout, chacune des âmes s’agitant dans le ventre du cratère, une foisonnance qui creusait d’autant plus le vide de son subconscient. Morbani évoquait un crâne trépané, socle d’un esprit dément qui, ô combien terrifié par le silence de la nuit, l’habillait de tous les sons possibles, incapable de saisir que ce silence émanait de ses pensées. Pauvre cerveau ignorant, incapable de concevoir son état de mort, luttant en quête d’une vie qui l’a depuis longtemps fui. Tout comme elle ? Qu’attendait-elle au juste ? De ce morceau d’existence.
Jilam était mort ; son échec : complet. Pourquoi donc s’entêter dans cette démence ? Ces pensées ne sont pas les tiennes. Les tiennes sont mortes. Laisse-toi aller au silence. Ce silence n’est pas ton ennemi. Au contraire. Écoute-le. En elle quelque chose d’ancien et de nouveau à la fois s’était éveillé, secoué par les souffrances innommables qui lui avaient été infligées : un pouvoir longtemps enfoui ; le plus précieux don qu’une immortelle puisse détenir : le savoir de défaire les souvenirs, de ratiboiser la mémoire telle une souche et la ramener à l’état de bourgeon. Ce pouvoir, combien de fois en avait-elle usé depuis le début de sa longue, trop longue existence entrecoupée de multiples lambeaux de vies, lambeaux qui auraient bien pu s’étirer sur plusieurs lustres sans qu’elle en ait le moindre soupçon d’écho. Ce lambeau-ci, en fin de compte, n’aura pas duré longtemps. Elle tentait de se convaincre qu’elle n’avait pas été si heureuse que ça ; vain moyen de rendre l’amputation moins douloureuse, plus acceptable.
Jilam était mort ; que lui restait-il de ce lambeau ? Mieux valait en finir maintenant, tant qu’elle détenait encore un minimum de raison. Ce pouvoir enterré, arraché de son cercueil tandis que son visage lui était arraché, et qui depuis pulsait au même rythme que la douleur, rivalisant d’intensité avec elle, se combinant parfois tous deux dans le désir de la briser une fois pour toutes.
Nellis. C’était-là son nom depuis une génération humaine ; né de son premier regard sur ce lambeau. Alors que ses yeux s’ouvraient sur un monde entièrement fait de savoirs à dompter, allongée dans les hautes herbes dansant dans la bise, sa vision s’accrocha en premier lieu sur une fleur solitaire poussant là, au cœur de la végétation sauvage, insensible aux vents rageurs, ses pétales immaculés refusant de se fondre dans le jaune mordant de la steppe. Un prénom simple, choisi sur un coup de tête. Comme un autre coup de tête pourrait l’effacer. Combien d’autres noms avait-elle porté ? Les avait-elle tous choisis d’elle-même ? Restait le premier, inhumé sous de multiples couches composées des ossements de ces précédents lambeaux. Quelqu’un lui avait-il donnée ? Quelqu’un l’avait-il aimée avant Jilam ? Comment ces lambeaux évanouis s’étaient-ils achevés ? Sur quelle tragédie pour qu’elle se décide à tout annihiler ? Était-elle déjà venue en ce lieu ? Sa vie devait-elle toujours se terminer sur le même enfer ?
Arrive, arrive, arrive… Vivement elle repoussa Mú vers les méandres de sa conscience décharnée. Comme son visage ; seul à être demeuré immuable au sein de son existence intangible. Ultime vestige de ses lambeaux passés, unique héritage de sa première bouffée d’air. Ressemblait-elle à sa mère ? En eut-elle seulement une jadis ?
Des images imprimées sur des loques émiettées servant de feuillage aux branches d’un chêne à l’aspect maladif, aussi imposant que tordu ; sa silhouette meurtrie par le temps et la vermine pullulant dessous sa sombre écorce.
... Une prairie fleurie où bourdonnent les abeilles.
… Des arbres flous campant au bas d’une butte herbue.
… Une voix étouffée qui appelle un nom inconnu.
… De ses minces gambettes elle s’évertue à courir après les pollinisateurs, suçant ses doigts sucrés.
Qui donc l’appelle ? Qui appelle-t-on ?
Bribes moribondes tout aussi susceptibles de la livrer aux bras de folie que la submersion de ses vies antérieures. Ne suffit-il pas d’une aiguille dans le cœur pour abattre un géant ? En vérité il n’est pas nécessaire d’être tué pour mourir. Abattre les certitudes suffit le plus souvent à anéantir toute raison ; et sans raison, la vie n’y est plus, elle dérive. Un lambeau jeté à la rivière, voilà à quoi son être écorché se résumait ; ses pensées demeurant plus un poids qu’autre chose. Insuffisantes cependant pour la noyer. L’eau de son ego fondu l’étouffait sans aller jusqu’au bout du processus. Pendue elle était à la corde de sa propre déchéance, la pointe des pieds rattachée à un maigre filet de sol. Elle respirait, oui, comme une feuille suffocant sur le tapis de ses sœurs en décomposition.
L’ironie dans tout ça, c’est qu’en la traînant partout avec elle afin de la porter en triomphe devant ses ouailles, Nazukahi-sous-peau-de-Morbani pensait ajouter à sa torture ; excès inutile car ses yeux privés de paupières voyaient sans concevoir le monde extérieur dont l’emprise sur elle s’était éteinte. Que lui importaient les moqueries, l’humiliation ? Jilam était mort.
Et elle ne tarderait pas à la rejoindre dans le néant. Celle qui fut Nellis s’apprêtait à mourir. Leurs souvenirs en commun s’effaceraient, sans plus personne pour les entretenir. Ceux qui les avaient connus et vivraient encore assez de temps pour que cela compte ne tarderaient pas à les remplacer de frais souvenirs en lieu et place de la nostalgie avariée. Et alors leur vie commune, ce croisement improbable des chemins, n’aura été qu’un vulgaire trou noir dans la nappe de l’univers. Pas même une miette sur la table. La roue aura fini par déloger le caillou.
Ô toute puissante sorcière, regarde-toi. Où a-t-elle décampé ta fierté ? Sous le tapis de ton orgueil. Qu’espérais-tu en défiant celle qui t’a accueillie à la naissance, sauvée des spectres qui te pourchassaient ? Que croyais-tu accomplir ? Sauver le bois ? Et puis quoi encore ?! Une sorcière n’est qu’ego. Elle s’entête à vivre ; même quand son instinct la quitte. Tu t’es crue héroïque. Regarde-toi aujourd’hui. Allons, penche-toi vers le miroir. Tu n’as pas de miroir ? Pas de souci. Ton âme suffit. Rassemble simplement les morceaux. À mains nues voyons. Tu es déjà coupée de toute façon. Mais au lieu de son reflet, ce fut le visage de Jilam qui se matérialisa. « Ma chérie, je suis là ! Allons lève-toi. Partons d’ici. Le bois nous attend. Il y aura du ménage à faire quand on sera rentré. La cabane de Niu aura pris la poussière. Et j’imagine que l’humidité aura emporté quelques planches. J’essayerai de bricoler quelque chose de pas trop mal. Ne te moque pas. J’ai vachement progressé. Le bois m’aura appris deux trois trucs ces dernières années. Je sais, j’oublie ce que tu me dis. Mais tu sais ce qu’on dit : "deux chez soi qui savent faire la même tambouille ça créé l’embrouille". Une sorcière suffit. Tu me suffis. Allez, bougeons, vite, avant qu’elle ne s’aperçoive de quelque chose. Les autres nous attendent à la lisière du cratère. On emmène les offrandes. Mú, tu ne veux pas m’aider toi ? » Arrive, arrive, arrive... « Allez, ma chérie, encore un effort. C’est presque terminé. Commençons par te retirer ce masque affreux. Allons, ne fais pas ta timide ; ça ne te sied pas. Mais… arrête ! Je veux juste enlever cette chose affreuse. Tu l’as suffisamment porté. C’est terminé. Bon sang de démon mais laisse-moi donc faire ! Nellis, mon amour. Je t’aimerai, tu sais, qu’importe ton apparence. Tu seras toujours belle dans mon cœur. Le bois flétrit mais son charme demeure. Tu te souviens ? C’est toi qui l’as dit. Tu verras, quand j’aurai des rides, que ma peau flasque se mettra à pendre sur mes bourrelets, que mes lèvres que tu aimes tant s’affaisseront sur leurs lippes, que des touffes poilues me pousseront aux oreilles, quand j’aurais l’aspect d’un vieux champignon noyé. »
Ridée, flasque, touffue, au moins tu auras toujours la peau au visage, eut-elle voulu lui répondre… si seulement il existait. Mais Jilam était mort, dévoré, digéré dans le ventre d’un arachnodon, et jamais il ne deviendrait ce grabataire à la lippe fripée. Jamais elle n’aurait le loisir de se plaindre de sa laideur vieillissante. Tandis que son souvenir, lui, resterait pour toujours jeune et fringuant.
Trouvée ! La pensée la heurta comme un gravier contre sa tempe, l’obligeant malgré elle à ouvrir son esprit à cette soudaine bouffée de bonheur ; à laquelle succéda aussitôt une lampée d’horreur.
Depuis la foule de danseurs ivres morts et pourtant des plus vifs, Jilam avait ressenti l’éclat de triomphe émanant de Mú, qu’il avait depuis un moment perdu dans la cohue bigarrée d’ailes, de chevelures et de soieries. Traîné en laisse par son instinct, il se retrouva par enchantement à portée de regard d’une vaste estrade aménagée de tapis et de braseros, croulant sous la nasse de corps alanguis, tandis qu’à son sommet trônait la cible de son courroux. Morbani… non, Nazukahi se tenait là, à quelques enjambées de lui, juchée sur son trône squelettique, adossée au crâne du petit géant et dominant de sa morgue conquérante la populace de démonidés en transe. Et au pied du siège macabre : une silhouette familière. Le soulagement se suspendit à l’effroi. Les yeux du jeune homme rentrèrent dans leurs orbites à la vue de la chose sise aux pieds de l’abomination couronnée, posée au milieu de déchets d’os rongés par les molosses infernaux, tous deux occupés à se toiletter mutuellement. Plutôt qu’une créature vivante on l’eut aisément prise pour un mannequin brisé abandonné au rebus ; lambris de bois taillé et jeté en cours de route par l’artiste, inachevé et pourtant vivant ; aussi vivant que puisse être du bois mort.
Le jeune homme, s’approchant sans plus de prudence, put distinguer son visage affalé à travers le rideau de ses cheveux sales dont la blancheur naturelle n’était plus qu’un lointain souvenir ; si lointain lui semblait-il. Un masque blanc, de bois peut-être, couvrait cette figure qu’il avait tant prié de ses vœux de revoir. Des larmes rouges, peintes ou non et séchées, s’échappaient des orbites creuses et imbibaient les lèvres scellées. Son épouse était livrée nue à la perversion collective, la crasse et le sang pour seule couverture ; un vulgaire os à ronger aux yeux de sa geôlière ; engeance suprême qui, sans accorder d’attention particulière à son trophée, se gargarisait de son triomphe sans plus chercher à jouer les solennelles ; gamine rentrant chez elle l’épuisette pleine de papillons, célébrée par toute la famille, assise pour la première fois à la haute table, à la gauche de son père, enivrée par les œillades de fierté du patriarche. Fichtre ! le portrait du frangin Ed à l’adolescence. Son portrait craché. Pardon Ed mais c’est la vérité.
Le sang de Jilam passa à ébullition en deux tours d’artères. Dépecé de sa terreur, il s’avança à travers le défilé étroit de danseurs chamarrés, le nez piqué d’encens et de remugles de liqueur à demi digérée, sans plus se préoccuper de dissimuler sa patte acérée d’arachnodon, ignorant les œillades implorantes de ses compagnons attelés à se démêler du nœud de corps éméchés, luttant du coude pour le rejoindre tandis qu’il s’avançait droit vers la gueule du Sphinx. Mú s’était volatilisé.
Aveugle à ses pieds, Jilam trébucha sur un rebord et c’est par miracle qu’il ne bascula pas dans le vide apparu juste devant lui. Un trou béant creusait la terre à l’endroit où il se tenait et l’estrade royale se dressait, narquoise, sur l’autre versant. La peur revint au galop alors que la cohue s’agitait dangereusement autour du précipice. Jilam évita une aile errante qui manqua le faire choir dans le gouffre ; duquel émanait une sinistre aura. Plus que sinistre en vérité. Il y avait… comme des voix sortant de la gueule béante. Des voix difformes, écorchées par les limbes. Des chuchotements à peine perceptibles mais qui ne tardèrent pas à lui remplir la tête de leur litanie mortuaire. Des messages d’outre-tombe. Les paroles des Chtonidés. Les divinités des tréfonds empruntaient les voix des sacrifiés à la Gueule d’Abîme afin d’attirer les esprits libres de la surface et les happer par le reflet béant de leur ténébreux miroir. Les récits de Quo à l’ombre du feu carillonnaient dans l’esprit du jeune homme qui conjugua tous ses efforts à se détacher de l’attirance implacable à laquelle le néant le soumettait. Le salut auquel il s’accrocha désespérément fut la vision de Nellis soumise en pâture aux fauves. Alors l’envie meurtrière surpassa la peur du vide. Envolées les paroles de Reyn. Ce serait lui qui tuerait la vieille peau d’horreur. Si une lame dans ses cœurs poussiéreux ne suffisait pas, une solide pointe dans le crâne serait au moins de taille à lui chambouler les idées. C’était le moment ou jamais. Nul ne prêtait attention à sa pauvre prestation de funambule au bord de puits sans fond. Nazukahi n’était qu’à quelques pas. Une Tête-de-Pie avec sa fronde ou un Chasseur avec sa javeline l’atteindraient certainement par-dessus le nid des Innommables. Pas lui, évidemment ; il devait se rapprocher.
D’un pas lent et prudent, il contourna l’abîme, attentif à ses pieds sans pour autant lâcher sa cible. La vieille peau de Morbani ne captait aucunement l’appétit meurtrier dont elle était la proie. Ivre de son triomphe, jamais la sorcière-vampire n’avait été plus vulnérable qu’en cet instant, alors qu’elle pensait tous ses ennemis morts, digérés par les arachnodons, ou bien vaincus à ses pieds, exposés en trophées. Ses sens s’étaient endormis. Le moment propice pour abattre une proie n’est-il pas lorsqu’elle se croit à l’abri de tout danger, une fois ce dernier passé, ce bref répit de soulagement qui suit la course-poursuite ? Même un novice du bois savait cela.
Le vengeur en herbe inspira un grand bol d’air infect, recracha le trop-plein de soufre et resserra sa poigne sur la hampe de son arme ; faîte de la chair même qui avait lacéré Quo, et qui œuvrerait à la venger. Il se tenait désormais au pied de l’estrade, sous le nez insensible de Nazukahi ; restait à trouver un moyen d’escalader la montagne de corps vautrés sans marcher sur une aile ou trébucher contre une corne. Il n’aurait qu’une occasion de frapper, une seule. Il devait se tenir aussi prêt que possible de la trogne de harpie ; et assez loin pour éviter ses coups de griffes. Un regain de bon sens le fit chercher ses compagnons. Aucun ne se distinguait parmi l’assemblée joyeuse de dépravés en grande tenue. Le monde se mit à tourner en même temps que son regard, le faisant chavirer sur ses jambes soudainement molles. Une main sur l’épaule le rattrapa ; puis apparut la face de Reyn : peinturluré de rouge afin de donner corps à son titre, vêtue comme une princesse démone, le regard aussi noir et sinistre que l’abîme voisin dont l’omnipotente malfaisance ne cessait de les couver. Ils n’échangèrent aucun mot. L’elfe se contenta de dénier du chef en désignant le nichoir royal. Jilam sentit d’autres présences derrière lui. Les autres l’avait rejoint sans qu’il s’en aperçoive, trop concentré qu’il était sur son désir ardent – et ô combien stupide et suicidaire ! – de tuer Nazukahi.
Il aperçut alors Néropodès, dame de nuit dans sa robe de ténèbres, se jucher avec grâce et discrétion jusqu’au sommet de l’estrade. La reine mensongère l’accueillit avec une joie honnête, alla même jusqu’à lui caresser la joue, mais dans un geste évoquant davantage une gifle. Nazukahi, sous son cuir de divine impératrice, manipulait les êtres comme les choses, se jouait d’eux autant qu’elle jouait avec. La courtisane, parfaite dans son rôle, reçut les marques d’affection de sa souveraine avec simplicité et modestie sans trahir le moindre soupçon de pensées qui la traversaient. En contrebas, ses complices patientaient, attentifs, sur le qui-vive.
Aucun regard ne s’attardait sur eux faute d’être en mesure de s’attarder sur quoi que ce fût. Les célébrations battaient leur plein depuis maintenant plusieurs nuits sans fin. Les esprits tout comme les estomacs se rembourraient des pires substances débilitantes produites par cette terre de soufre et de stupre ; figures peintes, sculptées à l’image de la lune sanglante dont la face d’œuf trop longtemps couvé, bouffie par les nuées d’encens s’étalait sur la quasi-entièreté du ciel purpurin.
Jilam sentit un regard sur lui. Il vit alors Nellis qui, par-delà son masque, l’observait. À peine eut-il le temps de l’apercevoir qu’elle se détourna vivement dans un mouvement de pure honte. Cette scène lui arracha une nouvelle bouffée de rage. Sa paume cuisait à presser sa patte d’arachnodon. Il tenta de rameuter l’attention de son épouse mais cette dernière s’entêta dès lors à l’ignorer. L’imagination de Jilam travaillait à reconstituer ce que le masque blanc dissimulait sous ses larmes rouges : l’ignominie de Nazukahi. Qu’il lui ferait payer au centuple !
La poigne de Reyn sur son épaule s’accentua. Un rappel à la raison. Toi, tu t’occupes de ta sorcière.
Chacun de ses camarades vengeurs formaient des traqueurs chevronnés, pour ne pas dire des tueurs, et ce depuis maints siècles que lui-même ne connaîtrait jamais. Une Reyn en valait au moins cent comme lui, si compté qu’il valait quoi que ce fût. Et pourtant, la fureur n’en était pas moins là, le cuisant comme un ragoût en marmite, indomptable, irrépressible. Et Nazukahi : là, juste devant lui ; sa haine et son amour à deux pas l’une de l’autre. Pourquoi donc se priver des deux ?
« Nazukahi ! » Son cri, porté par la douleur, fusa par-dessus le tintamarre jusqu’aux oreilles affinées de la fausse reine dont le regard perçant se porta aussitôt vers sa source. L’ire étrangla la terreur en la tirant avec force par sa liche. Les yeux du jeune homme appelèrent son épouse ; aveugle derrière ses larmes. Sa conscience se sentit soulevée par une bouffée de carnage, le désir pressant d’arracher la gorge de la vampire et de boire son sang poisseux.
La surprise fendit la solennité impériale quand l’engeance identifia l’importun. La cruauté débordait de ses lèvres sanguines avides de souffrances. Le frisson qui traversa Jilam n’émanait que de la furie qui le possédait. « Rends-la moi ! » hurla-t-il, impassible face à la vague d’œillades curieuses et de figures brouillonnes conviées par ses émois.
Il était de nouveau seul ; ses camarades avaient disparu, avalés par la foule.
Morbani se dressa, l’écrasant de son ombre vivante ; laquelle se mit à tournoyer autour de la sienne. Il la sentait le frôler, étrange sensation s’il en était, vile au possible. D’un croc-en-jambe, l’ombre ensorcelée pouvait à tout instant le jeter dans l’abîme situé à quelques foulées derrière lui.
« Qu’avons-nous là ? s’enquit Son Abomination tandis qu’elle descendait quelques marches. Diantre ! il semblerait qu’un moucheron ait déguerpi de la toile. » Elle répéta ses paroles en langage de nuit. Quelques ricanements germèrent du brouhaha des cors et tambours, de battements de pieds et d’ailes et d’éclats de rires et de chants. Partout alentour, à travers l’arène, la frénésie dansante s’évertuait dans son élan sans s’émouvoir d’autre chose que de son propre chœur. Duo d’ailes et de cornes vibraient de lumière au contact de l’ombre sanguine de la lune, se mariant avec les tenues de cérémonie en un vomi de couleurs.
L’attention de Jilam s’arrêta sur l’ombre de Nazukahi ; les ombres plutôt, car elles étaient nombreuses. Et parmi ces silhouettes ténébreuses aux multiples formes, l’une tenait des chaînes reliées à l’ombre de Nellis.
Les molosses infernaux Gors et Srog se soulevèrent de leur torpeur, le museau écorché remuant à la promesse de sang versé. Ils ne tardèrent pas à encadrer leur maîtresse. L’image de Morbani dégueulait d’éclat ; un vrai tas de déchets chromatiques. Sa laideur intérieur débordait sur sa beauté factice et rognait sa prestance. Rien n’était beau en elle ; l’affreux suintait malgré ses pores parfaitement cousus.
« Tu es seul petit ? l’interrogea la tisseuse de peau. Tu as trahi l’hospitalité des arachnodons pour une petite visite maritale ? Eh bien, voilà ta femme. Dis-lui bonne nuit avant de regagner ton lit de soie. Les enfants ne devraient pas se coucher si tard. » Les criquets s’amusaient des bons mots de la reine sauterelle. Jilam n’avait cependant cure de leur dédain, car le sien surpassait de loin le leur. « Rends-la moi », se répéta-t-il, les dents grinçantes, le crâne battant.
La sorcière-sous-cuir-de-reine ouvrit les bras comme pour l’inviter avant de désigner Nellis ; laquelle s’était d’ailleurs gardée d’esquisser le moindre geste depuis que son époux s’était manifesté. « Prends-la donc, petit vautour. Nous te l’offrons. »
Jilam, ignorant la comédie cruelle de Morbani, escalada en quelques enjambées l’estrade, dépassa l’engeance sans qu’elle ne bronche et s’affala au chevet de son épouse silencieuse. « Mon amour, je suis là, allez viens, dépêche-toi, allons-nous en. Mon amour ? » Il avait beau la serrer dans ses bras, elle demeurait inerte, le visage résolument tourné à l’opposé du sien, ses cheveux sales en guise de rideaux tirés. « Allons, Nellis. C’est pas le moment de moisir ici. Qu’est-ce que tu fais ? Hein, quoi ? » Il dut se pencher, la joue contre le masque, afin de puiser un sens du faible souffle émanant la bouche en bois cousue. « Va-t-en. » Il ne pouvait évidemment croire à ce que son ouïe lui dictait, alors il insista plus encore tandis que dans son dos les éclats de rires sadiques dardaient toujours plus drus. Mais que lui importait d’être la risée des monstres, lui qui fut la risée des siens durant des années avant d’être la risée du bois tout entier ? Qu’ils se moquent donc ! Lui-même n’avait jamais compté à ses propres yeux. Il n’y en avait qu’une, et cette personne gisait brisée entre ses bras : une poupée de chiffon comme celle qu’il avait détenu petit. La réalité de ses étreintes, caresses ou secousses n’arrachait aucune emprise sur ce morceau d’être trop longtemps resté à dessécher sous la lune.
« Va-t-en… Pitié. » Cet ordre aux accents de supplique, indigne d’être appelé murmure, lui martelait l’âme plus durement que n’importe quelle ignominie produite par Nazukahi. Non, non ! il se refusait à croire que leur ennemie ait pu abattre la volonté de celle qu’il aimait par-dessus tout. Impossible ! De force capable d’un tel exploit, il n’en existait qu’une à sa connaissance : Nellis elle-même. La sorcière était sa plus grande ennemie. Sa chute, si un jour elle devait advenir, ne pourrait avoir lieu que de son seul fait. Il eut pourtant beau lui insuffler ses certitudes, elles échouèrent à soulever le colosse effondré, ne serait-ce que secouer ses genoux inertes. Éreinté, il enlaça ce spectre masqué auquel il avait été marié au premier regard.
Quand une main aussi froide et légère qu’un flocon se déposa sur sa joue. « Va-t-en et ne reviens plus. Laisse-moi m’effacer. » Des paroles dures prononcées avec amour. Aux yeux de Nellis, l’illusion s’entêtait ; tous ces Jilam successifs venus lui brandir leur mirage en guise d’espoir. Ce n’était là que le dernier fantôme d’une longue lignée.
Jilam avait cependant trop versé de larmes sur Quo pour pleurer sur le sort de son épouse. Mais la sécheresse de son chagrin ne lui était-elle pas plutôt destiné ? Sur qui se lamentait-il au juste ? Sa solitude, longtemps tenue à l’écart, l’enserra comme pour lui rappeler qu’elle était sa plus vieille amie et qu’elle serait toujours là pour lui quand il n’aurait plus rien. Ses paumes rêches et gelées mais bienveillantes se plaquèrent sur ses oreilles ; un chapiteau apaisant recouvrit la fosse aux hyènes. Le jeune homme usa de ses propres paumes pour embrasser le masque de bouleau, effaçant les larmes rouges figées, puis força son épouse à tourner, à défaut de son regard, au moins son visage vers lui, tenta de ferrer l’étincelle de ses pupilles dans les caveaux des orbites. « Je n’irai nulle part. Et ça tu le sais. Car je te le répète depuis toujours. » Ainsi admonesta-t-il les yeux de néant. Une poigne solide le saisit au col, coupant net sa respiration. « Va-t-en je te dis ! » Le hurlement d’agonie fusa en échos stridents dans son crâne. Et tout en l’invectivant, Nellis collait presque son visage au sien et seul le masque les séparait. Le souffle court, Jilam s’évertua à articuler : « Si tu dois me tuer, eh bien soit. Je suis mortel après tout. » Ses paroles n’étaient qu’un sifflet troué ; qui n’eurent hélas pas l’effet de soufflet escompté.
Subitement il se retrouva dégringolant l’estrade tandis que les démonifées courtisanes et démons favoris s’écartaient précipitamment autour de lui en rouspétant dans leur idiome désaccordé. Nazukahi se pencha sur son corps endolori. La dévisageant, il eut la sensation de se prendre un mur. Perdait-il la tête ? Au lieu de la trogne perfide de Morbani, le beau visage de Nellis le couvait d’une pitié qui jamais ne fut sienne. Quel était encore ce sortilège malsain ? Un plaisir sadique enlaidissait la figure de son épouse. « Il semblerait que notre Nellis ne souhaite plus te voir. Madame a grand besoin de solitude. À moins qu’elle ne te trouve plus à son goût. Peut-être s’est-elle lassée. Toi, veux-tu voir ce qui se cache derrière le masque ? » D’un geste vain Jilam tenta de saisir les traits de Nellis mais l’abomination s’évada hors de sa portée. Toutes ses forces s’étaient éteintes d’un seul souffle. Il gisait là, aussi brisé que son épouse, pauvre poussière sur une moquette de soie pourpre. Voilà pour quoi tu m’as sauvé, se lamenta-t-il auprès du fantôme de Quo.
« Assez ! »
Les rires s’effacèrent. Aramië se tenait au bas de l’estrade, dans sa robe bleu perle, un iceberg en pleine tempête, toisant la reine factice de ses yeux de givre.
« À tes souhaits Aramië. Eh bien, quelle est cette mine grossière que tu nous tires ?
— J’ai dit : Assez ! Assez de faux-semblants. »
Nazukahi pouffa : « As-tu vu où nous sommes ? Pauvre fée sans cœur. Ton bon sens t’aurait-il trahi ?
— Plus de comédie. Montre-toi sous ton vrai visage, engeance ! » Des rumeurs outrées traversèrent l’assemblée. Au loin les tambours grondaient toujours, animant la nuit d’un rythme brusquement pesant. La dureté sans égal de Morbani, elle, ne s’émut guère. « C’est ainsi que tu t’adresses à nous, ta reine-mère ? »
La démonifée, à ces paroles, vacilla. Pour la première fois, Jilam vit fondre entièrement la muraille du glacier. Son teint immaculé s’empourpra. Une ondée violente souleva ses ailes lumineuses. « Ni reine ni mère, parasite suceur de sang, voleuse de peau, âme flétrie qui aurait du mourir au berceau. » La virulence des mots eut l’effet d’une bourrasque sur la figure de Nellis qu’arborait toujours l’horreur aux multiples couches. « Gibier de saignée, fille ingrate, qu’on l’attrape et qu’on lui ligature les ailes ! »
Aramië dressa un bras cinglant ; geste à première vue inutile dans la mesure où personne n’avait bronché malgré la volonté royale. Néropodès, qui attendait dans l’ombre du trône, non loin de Jilam et Nellis, se garda aussi d’agir. L’indiscipline sévère marqua un moment de latence, gênante pour les protagonistes de la scène. Les démonidés, incapables d’arranger leurs pensées ivres, semblaient pris dans un marécage, tiraillés par une situation qui leur échappait. « Mes sœurs ! tonna la courtisane par-dessus le vacarme, de plus en plus ténu, du festival, celle qui se présente devant vous n’est qu’une imposture, une faussaire, souillure de glaires, ignominie de la nature. La meurtrière de Sa Magnificence ! » Le tintamarre ambiant s’étrangla sur ses notes. L’ouïe fine des démonidés captait les paroles d’Aramië ainsi portées en réverbe d’un bout à l’autre de l’arène. « Nous avons été trompées, dupées jusque dans nos cœurs, violées par la souillure. L’engeance qui se tient devant vous avec le visage volé d’une offrande est venue ici avec en tête un seul objectif : détruire notre Saint Royaume, bâti pour nous par Notre Divine Mère que ce monstre a poignardé entre les ailes après qu’Elle lui ait gracieusement accordée l’asile. Et non contente d’abattre Sa Grandeur Millénaire, elle l’a dépecée de sa chair avant d’emprisonner son âme et pour finir a enfilé sa noble dépouille avilie comme on change de robe selon ses lubies. »
Le silence salua ces révélations, lancées loin, jusqu’aux oreilles de la lune, dont le rouge se teinta de colère, ou peut-être de honte. Il s’abattit aussi soudainement qu’un tombereau d’orage, glaçant les corps jusqu’à la moelle des os. L’hilarité goguenarde de Morbani le brisa tel un miroir. Il fut pendant un moment le seul son émanant du monde. Les vapeurs d’encens dansaient sous ses éclats tranchants.
Puis, une fois le rire éventé, l’usurpatrice démasquée, à l’apparence paisible sous son masque de sorcière du bois, appela son dernier recours. Néropodès se décida enfin à rejoindre sa maîtresse. « Emmène donc Aramië prendre le soufre ; l’encens et la liqueur lui déteignent la façade – Puis se tournant vers la cible de son courroux : Quelle imagination débordante ma fille. Que les idées fusent dans ce cerveau troué. Effet secondaire de la débilité sans doute. Cruel fléau s’il en est. Aussi serait-il exagéré de trop t’en vouloir pour cela. Nous sommes prêtes à te pardonner ton défaut de bon sens, en échange de quoi tu auras l’infini honneur d’être la première à porter le titre de "bouffonne royale", titre qui portera effet dès à présent. Qu’en dis-tu ? Ce n’est pas cher payé contre ta vie. »
Mais Aramië ne broncha pas face à la menace. Sa colère dépassait dès lors toutes les limites. La statue de givre s’était muée en furie de feu, prête à embraser son monde pour le libérer de l’emprise maline qui le détenait. Néropodès aussi demeura de marbre, n’ayant d’yeux que pour la fausse Morbani tout en ignorant ses ordres pourtant clairs.
Soudain, le bras sombre de la métamorphe fusa à la vitesse de l’éclair. Sans ses réflexes surnaturels, la peau-de-reine aurait fini égorgée sur le parvis de son palais. Sa main se saisit de la dague assassine que sa servante traîtresse brandissait de nouveau contre elle. « Ainsi tous les masques tombent enfin », se targua l’engeance. La dame de nuit retira vivement sa lame du fourreau de chair. Quelque chose vola en projetant une traînée de liquide noir : un pouce griffu. Le visage de Nellis s’écarquilla tandis que le cri de Morbani, semblable au son d’un pipeau fendu, s’échappait de sa bouche béante dont la lippe violette dégaina une langue rouge carmin couronnée de canines blanches comme la nacre. Les veinules oculaires explosèrent d’un coup d’un seul pour repeindre les pupilles améthystes en perles d’onyx. Désormais les traits combinés de Nazukahi, Morbani et Nellis se mélangeaient en une tempête rageuse. Ses yeux bouffis et exorbités : deux furoncles noirs qui ne réclamaient qu’à être percés. Les narines démonifères se retroussèrent à l’odeur étrange du sang de reine. Néropodès sabra l’air, obligeant le monstre au voile tombant à reculer. Dans sa main vide était apparue une longue lame courbée, le genre pour taillader la viande, forgée non dans le métal mais dans le cartilage : une griffe de sphinx – vestige abandonné sur le versant du Seratusor, récolté par une démonifée et sculptée en œuvre d’art boucher ; que son actuelle détentrice manipulait avec l’agilité d’une guêpe employant son dard.
S’apprêtant à bondir, Nazukahi se retrouva strangulée par Aramië, laquelle décolla aussitôt, ses longs bras fins servant de corde à pendaison. Devant la scène, la foule d’ailes et de cornes demeura d’abord aussi coite qu’à l’écoute d’un discours solennel. L’effarement mêlé incompréhension se lisait sur chacun des visages peinturlurés. La violence de la scène, sa nature pourtant évidente, se heurtait à l’incongruité des effluves : pourquoi le sang de Morbani écœurait-il autant par son odeur et son apparence ? Aramië disait-elle vraie ? Nul ne savait comment réagir, s’il fallait intervenir ou s’enfuir à tire d’ailes. Des frères et sœurs traumatisés par une querelle parentale. La confusion réduisait les esprits aux limbes primaires d’une enfance ô combien lointaine.
Nazukahi-Morbani, surprise par l’assaut conjoint, et bloquée dans ses mouvements par Aramië, incapable entre autres de battre des ailes correctement, ne put esquiver la pointe qui l’embrocha en pleine trachée du cou. Sa main enlaça aussitôt la lame tranchante qui pressait vers son menton tandis que celle au pouce amputé visait les yeux de son ennemie. Néropodès pencha la tête de côté et saisit le poignet clinquant qu’elle se mit à tordre. Nouvel hurlement de harpie. La dame de nuit s’éloigna d’un long bond juste avant que l’engeance ne dégaine son second bras. De la plaie profonde qui ouvrait la gorge de Morbani s’échappait seulement un mince filet de liquide visqueux et noirâtre. La métamorphe n’avait guère de choix pour frapper, la robe en écailles de dragon, aussi légère que la plume et plus dure que le diamant, absorbait les meilleurs tranchants, y compris celui d’un sphinx. Et elle savait de toute manière qu’il ne servait à rien de viser les cœurs : réduits en cendres depuis longtemps selon Jilam. De cœur, la sorcière-vampire n’en avait point, toujours selon le garçon, vendus chacun pièce par pièce dans l’espoir aveugle d’assouvir son insatiable mémoire. Aussi Néropodès s’appuyait sur les dires de Quo. La démone, avant sa mort, lui avait en effet contée son duel face à leur Némésis dans les Gorges ; et celle-ci s’était révélée des plus vulnérables sous l’effet d’une colère exacerbée qui troublait sa concentration, ralentissait ses mouvements et émoussait ses sens aigus. Bonne chose à savoir.
Grondements forcenés dans son dos.
Les chiens infernaux Gors et Srog, bavant de rage, se précipitaient au secours de leur maîtresse quand des traits aiguisés se mirent à pleuvoir sur leurs museaux pelés. Aussitôt après une Reyn en peintures de guerre surgit du chaos, patte affûtée d’arachnide au poing et, d’un geste aussi vif qu’expert, trancha dans la nuque de l’un des monstres écorchés. Cependant la lance improvisée se trouva coincée dans l’épaisse couche de muscles. Le second molosse – s’agissait-il de Gors ou de Srog ? – en profita pour se jeter sur son jouet favori. L’elfe évita la tenaille de crocs en abandonnant son arme plantée dans sa proie ; sauta en marquant un salto par-dessus le canidé qui la chargeait, rebondit sur les fesses grasses de l’animal avant d’atterrir sur le trône squelettique, les pieds en équilibre sur le crâne bosselé du petit géant. De là, elle dégaina le fouet en langue d’arachnodon, grise et dentue, que le Chasseur lui avait transmis avant de disparaître. La lanière de chair s’enroula autour du cou monstrueux telle une laisse qu’elle tira de toutes ses forces afin de faire basculer l’amas de muscles sans peau et se servir du poids du bestiau pour se projeter derechef en l’air ; atterrir sur la grosse trogne canine et planter sa dague entre les deux orbites vides. À peine la tueuse de molosse eut l’occasion de reprendre son souffle que la bête jumelle à la lance plantée en guise de collier surgit toute fureur baveuse déchaînée. Tête-de-Pie décocha de nouveaux traits ; les échardes en diamant écorchaient davantage la chair vive aux tâches nécrosées. Couinant sous la pluie de fortune, le monstre suscitait presque la pitié. Dans sa rage aiguisée par la souffrance, il s’acharna coûte que coûte à dépecer une Reyn dont l’agilité rivalisait largement avec la puissance de sa musculature. La cheffe des Rats prenait soin de se garder hors d’atteinte des terribles crocs aux allures de défenses ; à défaut d’éviter les éclaboussures de bave. L’occasion de frapper vint lorsque l’un des projectiles de Tête-de-Pie taillada une patte arrière si profond que les tendons se rompirent et les os éclatèrent. La créature poussa un long hurlement propre à déchirer le voile de l’au-delà, et auquel la dague de Reyn mit un terme en plongeant dans l’une des orbites béantes jusqu’aux tréfonds du crâne. L’horreur bestiale avait droit d’accompagner sa sœur dans l’immonde enfer qui les avait engendrées.
Épuisée mais vivante, l’elfe qui jadis portait fièrement ses cheveux de feu se dressait telle une panthère au-dessus de la carcasse, sourire sanglant et yeux brillant de folie. Abattre ces bâtards du diable n’était qu’un avant-goût, il lui restait à déguster le plat de résistance.
Viande des plus coriaces s’il en était. Rien d’étonnant pour une barbaque datant de plusieurs siècles. La métamorphe s’acharnait pourtant à lui infliger le maximum de plaies possibles, aussi minces fussent-elles ; non dans l’intention de la faire saigner mais pour abreuver sa rage maladive ; pendant qu’Aramië s’échinait à lui briser les vertèbres supérieures. La trogne de reine était gonflée et rouge comme un fruit mûr, non à cause du manque d’oxygène – la créature avait cessé de respirer depuis des lustres – mais sous l’effet de la seule colère. Ses soubresauts furieux ouvraient l’échancrure de sa robe en dragon, détail coquet mué en défaut flagrant que Néropodès s’employait à exploiter. Elle avait tailladé les tendons derrière les genoux, laissant les mollets bringuebalants sous la robe pourpre, intacte mais noircie. Les entailles multiples vomissaient leur espèce de vase grasse, vestige de sang coagulé, et conféraient à Sa Majesté malmenée un aspect plus proche d’une rape à fromage que d’une reine immortelle. Ses ombres, loin de l’aider, s’emmêlaient les pinceaux sous l’effet de la panique née de la rage incontrôlée. Leur agitation aurait pu sonner comique si leur existence n’invoquait pas tant la terreur. Terreur qui s’était emparée de l’assistance, tandis que les essaims de démonifées prenaient leur envol et les démons la poudre d’escampette. La bousculade au sol se reflétait dans les airs. Les ailes se percutaient, les cornes s’accrochaient. Quelques corps tombèrent dans la Gueule d’Abîme qui retint l’ultime cri de ces âmes malchanceuses.
Nazukahi gisait dans son corps factice, pantin de cadavre qu’aucun fil ne semblait maîtriser, debout et inflexible malgré son lamentable état, comme si l’idée de mourir n’était jamais venue à son esprit morcelé. La dame de nuit, mutée en reine de carnage, et bientôt rejointe par sa consœur tueuse de molosses, n’en était que plus décidée à dépecer carreau de peau par carré de peau l’affreux déguisement.
Un cri de pure démence puisé des tréfonds souleva alors la poitrine de l’usurpatrice ; si puissant fut-il que l’un de ses poumons flétris émergea de la plaie béante à la trachée. Le rugissement de furie emplit le cratère de Morbani au point de secouer hors de ses gonds la lune acariâtre. Au moment où la métamorphe et l’elfe s’apprêtaient à frapper, l’engeance hurlante bondit en dépit de ses jambes tailladées, Aramië juchée sur son dos, ses bras blancs autour de son cou noirâtre. Passant un bras par-dessus la tête, elle agrippa les cheveux de la courtisane et tira jusqu’à lui décalotter le scalp. Le cri de cette dernière s’étouffa dans le sang de sa proie quand elle mordit durement dans la chair nécrosée du cou, tranchant net de ses dents avides les tendons raccrochant la tête aux épaules. Le chef de la reine factice se mit à ballotter pendant qu’elle lâchait son trophée sanguinolent ; juste avant de griffer le visage de la courtisane. Son bond, plutôt qu’un envol, les avaient propulsées à plusieurs mètres du plancher des démons alors que leurs ailes ensanglantées se déployaient. Celles de Nazukahi, bien plus imposantes, prirent le dessus. Trop tard. La chute fut des plus brutales : une explosion de braises et d’esquilles d’os. Les deux dames avaient atterri sur le trône squelettique, lequel avait volé en millions d’éclats tandis qu’un cratère éventrait l’estrade en pierre heureusement désertée. Néropodès comme Reyn s’étaient éloignées à temps. Tête-de-Pie les rejoignit.
Du nuage de poussière, peint en rouge par la lune, toutes trois aperçurent une silhouette émerger. La sorcière-sous-peau-de-démonifée titubait dangereusement ; une de ses ailes traînait au sol, ses membranes pliées méchamment en plusieurs endroits et repeintes de veines éclatées multicolores. Le plus affreux restait le morceau de viande manquant à la jointure de la nuque et de l’épaule, le ballottement du crâne ébouriffé offrant un spectacle quasi-comique. D’une main, elle traînait derrière elle Aramië : monceau inerte de tissu déchiré et de chair saignante. Puis un tressautement indiqua que la démonifée respirait encore.
« Ça y est, vous m’agacez. » La voix douloureusement éraillée pointait du doigt ses cordes vocales endommagées. Ces simples mots, prononcés à première ouïe sans excès de colère, suffirent cependant à animer des frissons chez les trois vengeresses. D’autant qu’ils étaient prononcées par la figure de Nellis, reconnaissable à travers le sang et la poussière. Nellis. Où était-elle passée d’ailleurs ? Et Jilam et Mú ? Non. Le moment n’était pas à s’enquérir de leur sort. Le calme de Nazukahi inspirait mille fois plus le danger que sa colère. Et ses blessures ne paraissaient pas l’handicaper. Que fallait-il donc pour l’abattre ? La décapiter ?
Le momentum s’interrompit avec l’apparition d’un énième larron. La sorcière-vampire vociféra. Un démon aux cornes bleues avait surgi du brouillard rouge et venait de la griffer durement au visage. Un sang noir s’écoulait de la joue profondément entaillée de Nellis, dont les yeux aux sourcils drus et froncés dardaient l’importun avec une haine sans pareille, néanmoins piquetée d’étonnement. « Pas touche à ma promise sale… euh, Votre Magnificence. » La hargne d’Alphamas s’effaça en un éclair. Et son sort ne laissait aucun doute... Quand un javelot brutalement apparu, planté dans la tête de la sorcière – à croire qu’il venait d’y pousser – sauva l’héroïque démon, qui s’affaissa sous le coup de l’émoi.
L’ombre du Chasseur passa tel un nuage au-dessus de ses compagnes et s’apprêtait à donner le coup de grâce ; la reine embrochée était tombée à genoux, les yeux emplis de larmes noires louchant sur sa corne toute neuve de licorne.
Un nouvel hurlement des tréfonds ; propre à réveiller le feu du Seratusor ; le chant de la harpie ; les tympans qui se percent. L’onde sonore repousse le Chasseur dont les paluches se plaquent sur son crâne.
Le visage lacéré de Nellis qui se fend en deux, s’ouvre comme un cocon, puis s’arrache avant que les morceaux ne tombent, révélant un autre visage : Morbani ; qui à son tour se déchire, s’émiette en lambeaux. Le sang de lune illumina les traits de Nazukahi. Tous ses masques venaient de tomber d’un coup. La sorcière-vampire se tenait nue face à ses ennemis ; mais loin d’être vaincue. Alors qu’elle s’affaissait à quatre pattes, elle se mit à vomir la vase noirâtre qui fut son sang. Non, ce n’était pas ça. C’étaient des ombres qu’elle régurgitait. Et ces ombres se dressèrent, insensibles à la gravité du sol. Des dizaines d’ombres aux multiples formes : spectres secrets des mythes, esprits du néant, fantômes captifs ; autant de nouveaux dangers qui se mirent à cerner nos vengeurs. Le Chasseur, les oreilles en sang, se releva malgré ses nerfs en feu et la pesanteur de son gabarit. Poing brandi, il bondit, vif comme la foudre ; pas assez cependant pour les ombres qui le happèrent en vol et le plaquèrent avec force au sol. Ses efforts pour se libérer étaient vains. Les ombres le maintenaient ferme. Sa combativité ne lui valut que des lacérations. La masse informe de silhouettes ténébreuses étouffait ses grognements. D’autres ombres avaient saisi et désarmé ses compagnons ; hormis Néropodès, qui s’était mise hors de portée dans les airs. Le papillon de nuit, armé de son dard antique, piqua droit vers une Nazukahi toujours prostrée, aux contours débordant de noirceur, avec l’intention ferme de la décapiter. Un bras long comme une liane stoppa net son élan tandis que les griffes de Nazukahi se refermait sur son cou menu, noyant son souffle dans ses poumons. La griffe de sphinx tomba à terre. La pierre transmit sa plainte métallique.
Tout en tenant d’une main en l’air Néropodès, la sorcière-vampire, dans sa robe d’écailles noircies, se releva malgré ses tendons tranchés mais non sans peine. Le Chasseur et les deux Rats Chevelus ne pouvaient qu’assister à la scène, le corps écrasé sous les ombres infinies de la sorcière. Pendant ce temps, Alphamas avait rejoint le chevet d’Aramië et la berçait entre ses bras ; des larmes bleues déteignaient sur ses joues de suie. Le regard écorché de Nazukahi plongea dans les méandres lorsqu’elle s’adressa à son assistance : « Minables rebus ! Qu’espériez-vous accomplir au juste ? Que croyez-vous donc être ? Moi je sais. De la vermine qui s’ignore. »
Elle referma le poing sur la gorge de Néropodès, pressa jusqu’à ce la tête sorte de son socle dans un bruit à la fois craquelant et spongieux ; le plus atroce son que quiconque présent eut jamais entendu. La démonifée ne poussa aucun cri en revanche. Ses paupières papillonnèrent un instant, avant de se figer.
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