80. Un chasseur sachant chasser
Que s’était-il passé ? Tous les esprits ahuris gobergeaient sur cette question. Qu’ils fussent démons, fée-lutin, démonifée, elfe ou nul-ne-sait quoi encore. Un instant plus tôt, l’ennemie semblait vaincue, le cerveau embroché, tous ses masques s’étaient délités, elle gisait nue dans sa peau d’origine, blessée, à genoux, poussant son dernier cri d’agonie. L’instant suivant, Nazukahi brandissait tel un trophée le chef sanguinolent qui fut Néropodès, le fixant avec affront d’un regard de mère chagrinée. « Belle servante, que le trépas te rend si gracieuse. Ô puisses-tu continuer de nous servir.»
Un rugissement bestial explosa. Il émanait du Chasseur, ou bien d’un hériphant en furie. L’aura de terreur qu’il dégageait dans sa douleur n’avait rien à envier à celle émanant de Nazukahi. Mais il avait beau se déchaîner de toutes ses forces décuplées par la rage, les ombres ne pouvaient s’épuiser. Au contraire de lui. Alors le poids du deuil s’ajouta à celui des ténèbres vivantes et le sanglier indomptable s’effondra de toute sa masse pour pleurer sur la roche de lave qui but ses larmes. Observer le désespoir chez un tel être valait bien d’assister à la chute du soleil. En cette nuit meurtrière, la lune triomphante dessinait une couronne divine autour de la silhouette de Nazukahi, maquillant ses blessures et chassant le souvenir de sa récente humiliation. Alentour démons et démonifées s’approchaient avec prudence du cratère où se dressait auparavant le trône squelettique ; les fuyards dissimulés dans les crevasses sortaient de leurs trous, les ailes brillantes émergeaient des terrasses nichées dans les hauteurs. Ils constataient toute l’ampleur du désastre, mais aussi de la vérité ; celle prononcée par Aramië. Une Aramië gisante, bercée par Alphamas, ses beaux cheveux et la peau en dessous arrachés, ses ailes brisées, le sang et la poussière maquillant son visage grêlé.
Sans s’émouvoir de l’attention de la foule ni des regards effarés vrillés sur sa personne, l’horreur sacrée porta en l’air la tête de Néropodès afin de s’abreuver du sang sombre dégoulinant des artères déchirées. Repue, elle se pourlécha les babines ainsi que les canines désormais visibles, aussi blanches une fois lavées que sa langue était empourprée, non pas de honte mais de pure extase. Puis, sans davantage de manières, elle jeta le crâne exsangue dans la Gueule d’Abîme. Le silence happa les dernières pensées de la dame de nuit. Le Chasseur s’étranglait avec ses hurlements sourds que ni sa douleur ni sa rage ne parvenaient à expectorer. Il parvint, nul ne savait comment, à ramper jusqu’au bord du gouffre en traînant les ombres avec lui, semant dans son sillage deux traînées sanguines pareille à des sillons de larmes sur le sol. Reyn et Tête-de-Pie craignirent un instant qu’il ne plonge après son amie, mais il se laissa simplement choir à la limite du précipice ténébreux, le crâne ballant dans le vide.
Tambours fêlés, cors brisés, voix éteintes, en cette nuit marquée par l’horreur et le chagrin, le silence imposait sa tyrannie sur le cratère de Morbani ; il était une balle de plomb nichée dans chacun des cœurs réunis, et chacune de ces balles de plomb était manipulée par la main de Nazukahi. Celle-ci ouvrit grand les bras comme pour inviter le peuple qu’elle avait dupé des lunes durant, ou bien le défier, difficile de statuer de ses intentions tant ses traits changeaient de dessin à chacune de ses expirations. Le sang noir débordait des paupières et dégoulinait avidement de son menton. Elle en était couverte ; il en sortait de ses oreilles. « J’ai dévoré votre mère. Qui veut être la prochaine ? Ou le prochain. Qui souhait faire honneur à la reine morte par son sacrifice ? » La stupeur frappa la foule de cornes et d’ailes, car la sorcière-vampire, en dépit de son apparence, parlait avec la voix grave et imposante de la défunte Morbani. « Que ceux qui osent me servir sachent ceci : à travers moi ils continueront de la servir elle, de nous servir nous. Ce n’était qu’une peau, dit-elle en ramassant les lambeaux de reine tombés par terre et en les montrant à l’assistance. L’âme réside plus profond, dans le creux de la mémoire ; et de cette mémoire je suis le nid. Mes filles ! soyez fortes, soyez braves, séchez vos larmes d’orphelines, bravez votre colère, écoutez votre instinct, la voix de la raison, ma voix. Elle seule vous guidera à travers l’avenir sans que vous n’ayez à craindre le jour. Car la nuit est vôtre. Et elle n’est pas prête de s’achever. Eh bien, continuons-nous ? »
Pareille présomption aurait paru grotesque et risible dans la bouche de quiconque, mais pas chez Nazukahi. Depuis une aube fort fort lointaine elle errait dans un monde qu’elle estimait sien. Vivants et morts se courbaient à ses pieds. Elle allait jusqu’à tutoyer les dieux et faire affaire avec les plus sinistres d’entre eux. Bien sûr qu’elle osait tout. N’avait-elle pas assassiné une reine millénaire dans son propre palais et joué son rôle sans que nul ou presque ne le remarque, sans se morfondre de la traque de ses terribles créanciers ni des conséquences désastreuses de sa quête infinie de savoir ? Alors même qu’elle se tenait à deux pas de l’entrée de la maison des Chtonidés, fanfaronnant après avoir perdu tous ses masques.
Même ivre, une démonifée n’avait aucun mal à saisir cette réalité. Perdre leur mère de toujours les condamnait à coup sûr, du moins à leurs yeux de filles à maman incapables de concevoir une vie en dehors de la maison d’enfance. Qu’avaient-elles à craindre de pire que le démantèlement de leur nid, ce saint royaume bâti sur le tombeau des ogres ? Servir la matricide ou dépérir seules dans les terres sauvages du vieux monde : le choix était vite fait.
La marée d’ailes s’aplatit telle la vague contre le sable et les démonifées ployèrent le genou, d’abord une à une, puis en déferlante ; imitées bientôt par les démons terrifiés. Tous ils constataient dans quel état se trouvait Aramië, avaient été témoins du sort de Néropodès, dont le corps décapité gisait aux pieds de l’usurpatrice. Fausse reine, elle le fut ; la vénération lui conférait dorénavant un goût de vérité. La légitimité ne tient après tout qu’à la foi.
Nazukahi, désormais reine de plein droit, proclamée en un claquement de doigts, se détourna de la dévotion collective qui lui était destinée, comme si tout ceci – convaincre les démonidés de la servir en toute connaissance de cause – n’avait été qu’une vaine étape. Cherchait-elle réellement à régner ? Reyn en doutait. Par son histoire, l’elfe connaissait le rapport au pouvoir qu’exercent les dirigeants, les vrais, seigneurs dans l’âme ; et la sorcière-vampire, en dépit des apparences, ne montrait aucun signe véritable d’intérêt pour l’exercice de la domination. Le simple fait de se savoir au-dessus comblait son ego ; elle ne ressentait aucun besoin de le prouver. Tout puissant a besoin de certitude, une certitude qu’il déniche dans l’usage du pouvoir sur les masses et la dévotion qui lui est rendue. Nazukahi, elle, se contentait de sa seule conviction d’être la meilleure en tout. La solitude la guidait depuis toujours. Une fausse solitude, trompée par les milliers de voix qui l’habitaient ; des voix qu’elle avait dérobée à leurs propriétaires après avoir aspiré leur vie. Ils étaient sa cour ; la seule dont elle eut besoin.
Se penchant, elle ramassa les deux moitiés de masque portant les traits de Nellis, les réunit entre ses mains et observa longuement le visage fendu de la sorcière ; que nul n’avait plus vue depuis le combat. La douleur évinça le triomphe sur ses propres traits, qu’elle couvrit des deux joues en bois blanc et aux larmes rouge vif, les maintenant avec ses doigts, le tout durant un moment, avant finalement de les retirer, le chagrin plus vivant que jamais. « Un seul fut jamais créé. Un seul ne sera jamais. Brisé il est à présent. Tant de chaos pour rien. Un gâchis sans nom. » Ses mots sifflaient comme la vipère sur le qui-vive. « Tout ça à cause d’une petite voleuse. Où est-elle d’ailleurs ? » La question souleva les têtes cornues et les visages de fée. Les démonidés s’entre-regardèrent sans savoir de qui parlait Sa Majesté.
« Probablement partie loin d’ici, avec son mari et toutes vos offrandes, ne put s’empêcher de narguer Reyn. Pardon mais la suite du festival s’annonce gâchée. »
Nazukahi s’avança vers elle et lui planta en pleine figure son pied nu et crasseux. « Une sorcière défaite, un simple humain, une foule de spectres à l’esprit lavé, nous avons connu des proies plus ardues. Mes filles auront tôt fait de les rattraper. Ne t’en fais pas, petite princesse déchue, vous serez tous réunis pour le bouquet final. L’amitié c’est sacrée après tout. Il faut que vous acheviez ce long voyage ensemble.
— Mange mes fesses, parvint à articuler la cheffe des Rats entre deux orteils.
— Oh non, désolée, je ne touche pas à la pâtée pour chien. »
Reyn manqua de s’étrangler de rage. Tête-de-Pie, ficelée par ses propres ombres, vint à la rescousse : « Vire tes sales talons véreux ou je te jure que tu vas déguster ! »
Ce qui ne fit qu’accentuer l’amusement de la sorcière-vampire : « Oh une bestiole qui parle. Qu’es-tu toi au juste ? Dieux que la nature peut-être cruelle. À moins qu’elle ne fut stupide dans ton cas. Non mais quel gâchis de confier la parole à si basse besogne. » Et sur ces mots un tentacule d’ombre bâillonna la fée-lutin dont les insultes étouffées se poursuivirent pendant plusieurs minutes.
Nazukahi se releva en époussetant ses écailles. « Rassurez-vous mes agneaux, je ne mange que du raffiné. Et à l’odeur infecte que vous dégagez, nous nous abstiendrons. Je souffre suffisamment le martyre pour ne pas y ajouter une indigestion. Déjà que nous supportons les remugles dus au sang de l’autre traîtresse. Ignominie que pareille créature. À côté Morbani était un délice. »
Sa dernière réflexion souleva une vague de perplexité parmi la foule de démonidés. Mais la sorcière-vampire n’avait cure de moquer leur deuil, toute accaparée qu’elle était par sa colère, clairement lisible dès qu’elle posait le regard sur le masque fendu qu’elle berçait entre ses mains.
« Ordure sans cœur ! Tu vas payer, foi de traqueur, je te lâcherai pas jusqu’à que j’te découpe en mille morceaux et que j’prendrai soin de balancer dans tout le bois. Tu nourriras les vers foutue vermine ! » Bien qu’épuisé, les muscles exsangues d’énergie, le Chasseur en conservait assez pour les invectives ; auxquelles Nazukahi répondit par un lorgnement dédaigneux, avant d’ordonner : « Qu’on balance celui-là à l’abîme, nous l’avons assez vu. »
Aucun mouvement ne dérangea la foule prostrée.
« Y a-t-il des objections ? » Son ton nonchalant frappait davantage que sa colère. Trois démons se levèrent alors. Ils évoquaient des offrandes allant à l’abattoir tandis que leurs coreligionnaires évitaient de les regarder comme s’il étaient porteurs d’une malédiction. Ils hésitèrent à la vue des ombres qui plaquaient le Chasseur au sol. D’un claquement de doigts de Nazukahi, ces dernières s’évanouirent dans la roche. Les blessures du Chasseur étaient profondes ; il parvint néanmoins à se relever et se mit à toiser la source de sa haine, et si un regard avait pu abattre quiconque, la sorcière-vampire serait tombée raide morte. Reyn et Tête-de-Pie s’attendaient à le voir charger leur ennemie dans un ultime élan de désespoir. Mais à voir les galons de sang brun par terre et ses membres flageolants sur lesquels il tenait à peine debout, la dure réalité était évidente : le Chasseur n’esquissa aucun geste. Nazukahi en parut presque déçue. Les démons le cernèrent puis l’escortèrent vers son destin. La douleur, la rage, le chagrin, la défaite, tous ces sentiments frappaient sa figure de sanglier tuméfiée ; aucune peur en revanche. « Attendez ! » La procession s’interrompit et se tourna vers Nazukahi, laquelle désignait Alphamas. Le démon protégea Aramië de son corps ; l’effroi habillait sa triste mine. « Toi, accompagne-les. » Alphamas, au travers de ses tremblements, demeura immobile. « Tiens-tu vraiment à elle ? » Elle pointait une griffe sur la démonifée inconsciente. Cela suffit à briser les défenses du preux démon qui abandonna sa bien-aimée pour rejoindre ses confrères.
Le Chasseur se tenait désormais en équilibre sur le rebord du puits sans fond dont la froide respiration venait lui lécher le visage. Les murmures sinistres perçaient à travers les acouphènes dus au cri de Nazukahi. L’envie lui démangeait de battre son crâne trop bruyant, mais hélas ses bras ne lui obéissaient plus. À ses deux compagnes, témoins de sa chute, il déclara en épitaphe, sourire triste aux lèvres : « La chasse se termine pour moi on dirait. Saluez les autres pruneaux pour moi, vous voudrez. Allez, je passe devant. Salut et mourrez bien. »
Les démons qui se tenaient à quelques pas derrière lui hésitaient à s’approcher du bord pour pousser le spécimen dans le vide, de peur que lui-même ne les y entraîne ou qu’ils trébuchent sur leur propre maladresse. Sans doute espéraient-il que le bougre se jette se son propre chef. Au lieu de quoi, il les appela : « J’ai les guibolles en flan, y en aurait-y pas un sympa pour me donner de l’élan ? » Pas un démon alpagué ne bougea d’un orteil. « Allez quoi, têtes-à-bois, faîtes pas vos daims peureux. Suffit d’une pichenette. » Les cornes troublées jetèrent un regard vers leur commanditaire ; Nazukahi qui s’était détachée de tout pour se plonger dans l’inspection minutieuse du masque brisé. Les trois volontaires malgré-eux finirent par désigner le malheureux conscrit de leur troupe. Le Chasseur ne se retourna pas tandis que s’approchait Alphamas, les bras en avant, tremblants. Même blessé et vaincu, l’individu demeurait imposant, une force née de la nature qui depuis fort longtemps la côtoyait. Nul ne savait ce qu’il était, d’où il venait, ni depuis quand il arpentait le monde ancien. Les rumeurs du bois allaient bon train quant à ses origines. Certains le prenaient pour un esprit ; d’autres pour un dieu errant qui avait refusé l’exil vers le ciel ; d’aucun prétendait qu’il était juste ce qu’il paraissait.
« P-p-pardon, articula Alphamas à l’adresse du sacrifié.
— Pas de pardon avant l’acte, sinon fait rien, lui rétorqua le Chasseur sans le regarder.
— Pardon quand même. » Et au Chasseur de s’adresser au néant qu’il contemplait. « Néropodès. »
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