81. L'appât n'est pas soi, dit le ver
À peine entrevit-il la lumière au bout du terrier que l’ombre la voila : son âme-sœur se trouvait à seulement quelques bonds, juste aux pieds de la monstruosité vivante au parfum de charogne qui lui avait dévoré le visage. Horreur sans nom dont il avait été le témoin impuissant. La peur fondit sur lui pour l’emprisonner entre ses serres. Il ne cherchait même pas à s’en libérer. Mú l’indomptable ! Mú le froussard plutôt. Bon pour courir le léporursidé mais nul à protéger son totem. Et tandis que Jilam, ce petit nuisible, plus affreux qu’une noix avariée, aussi fade qu’un cancrelat, bravait tous les dangers pour confronter le monstre, lui, le fier prédateur du bois, que tramait-il ? Il se planquait derrière sa propre ombre, recroquevillé sur sa propre carcasse. Sentir la douleur de Nellis quand l’autre sorcière lui avait arraché la peau avait brisé quelque chose en lui ; son instinct avait rompu le lien totem avant que la folie ne le consume. Pas rompu, pas vraiment ; ligaturé plutôt. Seule la mort brûle le totem. Depuis, il n’avait pas osé rouvrir leur troisième œil, de crainte de contempler l’autre côté, l’autre versant de l’être commun qu’il partageait ; un espace si vaste, aux premiers abords aussi vide qu’une vieille souche, mais pas tout à fait en réalité : peuplé de quelques échos, des étincelles éparses, et lorsqu’on s’approchait, elles devenaient des soleils énormes dont l’éclat vous roussissait les moustaches. C’était sa sorcière ; ou plutôt ses sorcières. Mais seule une étoile lui était accessible ; les autres vaquaient trop loin. Aujourd’hui Mú craignait de contempler la lumière du soleil, appréhendant d’y trouver à la place un trou noir capable de l’aspirer. Les vagues néfastes dégagées par sa sorcière lui ravageaient les sens ; leur infâme aura lui donnait envie de se rouler en boule et se plonger dans une longue, interminable hibernation. Oui, quelque chose s’était brisé en lui. Et quelque chose s’était brisé en elle. Mais leur lien demeurait ; d’une certaine façon malgré eux.
Le furet-léopard observait l’humain, cervelle dénoyautée, trop stupide pour fuir, tant pis pour lui ; ce voleur de totem, l’étranger malvenu, le squatteur de terrier ; le jouet favori à tourmenter, le dernier réconfort dans la solitude, le compagnon de désespoir, le complice de fantaisie, l’ami malgré lui. Non, non, non, ça ne suffisait pas pour l’aimer. Mais alors que ressentait-il ? De la peur à l’observer marcher au devant de sa mort ? De la honte à le voir prendre tous les risques pour sauver Nellis quand lui-même jouait les taupes ? De la jalousie et une haine viscérale pour lui avoir dérobé son bien le plus précieux ? Un peu tout cela à la fois ? On ne demande pas à un totem de partager son lien. Encore moins quand ce totem est un furet-léopard, espèce ô combien territoriale. Un furet-léopard, oui. Qui n’aurait jamais pu mettre autant de pensées sur ses sentiments auparavant. Nellis lui avait appris ce qu’était la solitude, lui qui fut longtemps seul sans jamais sans soucier : d’abord lors de leur rencontre, puis longtemps après quand une nuit elle leur avait ramené un humain perdu qui s’était aussitôt agrippé à leur petite vie parfaite tel le parasite que son espèce était. Mais tout était-il si parfait avant lui ? En vérité, les deux totems, après des années à marcher côte-à-côte, l’un en l’autre, avaient fini par apprendre la solitude à deux. Et forcé était-il d’avouer qu’ajouter un troisième marron dans la marmite avait amélioré la saveur du potage.
S’adapter, voilà comment il avait survécu tout ce temps. Ce que ses congénères n’avaient su accomplir. S’adapter à la solitude, s’adapter à la compagnie, s’adapter au partage de son lien autrefois exclusif. Ainsi avait-il fini par adopter à ses dépends cette cohabitation, une fois conscient que sa sorcière ne lâcherait pas son morceau d’humain sous un simple caprice ou par dépit. Ses plans avaient échoué un à un. Pire : ils avaient fragilisé sa relation avec son âme-sœur. Leçon retenue, il s’était calmé. L’apparition du p’tit Mousse avait été d’un grand bienfait. Il avait désormais son propre Jilam pour lui : une boule de poil froussarde et maladroite à protéger contre les dangers du bois. Une part de lui avait voulu se venger de Nellis en lui renvoyant sa propre jalousie à la figure. Fiasco encore ! Foutu sort. Ironie plutôt, car oui l’humain avait totalement ensorcelé la sorcière. Pas étonnant qu’elle se soit mise en tête de vouloir jouer les héroïnes, la sauveuse du bois menacé ; qu’elle avait, il fallait le dire, déjà sauvé au prix d’un cœur. Et rien d’étonnant non plus à la voir maintenant : chose brisée, jetée au milieu des déchets, une princesse des contes bipèdes qu’un preux chevalier vient délivrer de l’affreuse bestiole, ce genre de choses. Et lui le compagnon à poil, trouillard de la meute, un cœur de léporursidé au côté de celui de fauve fouineur. Tu parles d’un prédateur du bois ! Pas étonnant que son espèce se soit volatilisée comme neige au soleil. Sac de poils ingrat et inutile ! Bouge tes sales pattes molles, allez, ramasse ta queue, nettoie tes oreilles, aiguise tes quenottes, allez, allez, Mú, qu’est-ce que t’attends, tronche de ver !?
Jilam était tombé ; repoussé par la Nellis masquée ; et le visage de sorcière couvait l’humain de malignité, mais le félin mustélidé percevait la putréfaction émanant de l’illusion. Devant pareille scène, il préféra se morfondre plus encore dans sa peur, presque consolatrice, tâchant d’effacer sa honte derrière son inutilité criante.
Nom d’une musaraigne, même les léporursidés ont plus d’honneur. Ils abandonnent leurs petits au premier coup de sang mais pas au point de les regarder se faire becqueter les oreilles baissées. Je devrais déguerpir. Même pas assez brave pour ça.
Et voilà que ça se bagarrait ! La méchante fée pas si méchante et même plutôt gentille, qui a pas toujours été une méchante fée, que la chose qu’elle était avant avait tenté de manger Mousse ; plus brave que futée, voilà qu’elle se coltinait le monstre putréfié. Pourquoi griffon risquer sa vie pour découper une viande avariée ? Et une autre méchante fée à la senteur d’hiver se mettait à jouer au lagopède avec la voleuse de visage. Ça lui rappelait les collets de Nellis.
Nellis tiens ? La vraie, celle qui ne puait pas la charogne, qui sentait plutôt comme un terrier vide, vestige d’une curée, pleine de vide et des relents de mauvaises pensées. Où qu’elle était passée la trogne de bois ? Foutu totem qui lui glissait sans arrêt sous le museau. Humant, il refoula son dégoût. Le vieux sang et la haine empestaient tout. Ils émanaient surtout de la sorcière sous tronche de reine. Qu’ils lui fassent sa fête ! Mú avait d’autres sorcières à fouetter. Il reniflait malgré la nausée qui lui grignotait l’entre-deux yeux, traquant autant l’odeur que les pensées de son âme-sœur.
Jilam l’avait rejoint. Il distinguerait sans mal sa stupidité d’hominidé au milieu d’un troupeau de trolls. Tous deux guettaient l’ombre de Nellis, que le chaos avait semblait-il happé sans en laisser une trace. La puanteur de Morbani étouffait le parfum de sorcière.
La malicieuse Fée Chance désigna cependant Jilam et non Mú comme l’heureux élu qui repéra la sorcière fugueuse dans la masse de méchantes fées et de vilains cornus affolés. Juste l’espace d’un instant fugace, le jeune homme avait aperçu une volée de cheveux blancs se faufiler au travers de la mêlée chaotique de cornes et soieries, droit vers l’imposante silhouette du pilier au serpent et au-delà se fondit dans l’ombre rougeoyante d’Ashari, le palais maudit, tombeau de la plus belle âme de démone. Mais que fait-elle ? songèrent-ils de concert. Sans se questionner davantage, ni s’émouvoir d’une cheville tordue, l’humain s’élança à la poursuite de sa savonnette d’épouse, Mú sur les talons puis en avant-garde très très avancée. La peur du mustélidé fauve se mélangeait dorénavant à la bouillie pestilentielle des vilains cornus enchaînés à la terre et des méchantes fées dont les volées chaotiques évoquaient des abeilles ivres. C’était rassurant en un sens. La trouille c’est comme la puanteur : dans une foule de putois ça ne se sent pas.
L’humain et le totem dépassèrent l’ombre du pilier écailleux, fantasme pétrifié du tyran légendaire, dévoreur de soleil, père et destructeur de mondes, puis s’enfoncèrent dans la gueule d’Ashari grande ouverte. Les occupants des entrailles de Morbani s’étaient précipités afin de constater la cause du soudain silence des instruments et du raffut strident qui l’avait remplacé ; la foule sortante heurtait la cohue rentrante ; un nœud de vers, inextricable. Nul ne remarqua un humain maigrichon et une écharpe en fourrure mouvante dans ce chaos. Mú avait le plus grand mal à conserver la piste de leur proie adorée tant la peur ambiante lui bouchait la truffe. Ils traversèrent un nombre incalculable de galeries, escaladèrent des escaliers volée après volée pour en redescendre autant, se perdant malgré eux dans le labyrinthe de la reine immortelle aujourd’hui défunte.
Jilam rêvait d’une lande, traversée d’un horizon, la promesse du soleil, lointain et si proche à la fois, cette sensation de frôler l’infini qu’il n’avait plus senti à croire depuis des lustres, se sentir à nouveau ancré dans un monde, n’importe lequel ; percer ces murailles sans fin, crever ces maudits plafonds, étouffer les braseros, embrasser à nouveau le jour et les étoiles. Ces images le traversaient tandis que son esprit ne hurlait qu’un seul nom : Nellis, Nellis, Nellis ! Appel répété en écho par les pensées de Mú.
Leur course effrénée les mena jusque vers des profondeurs insondables, des tréfonds si lointains que l’un et l’autre doutait de fouler encore leur univers. Le jeune homme ne se serait pas étonné de croiser un spectre ou deux déambulant, vestige égaré d’offrande jadis vivante ; ou bien une tribu intraterrestre : son imaginaire d’enfant se les figurait sous les traits de grands vers à pattes, sans yeux mais avec deux bouches, l’une pour parler, l’autre pour manger, et ils se déplaceraient tête en bas pour irriguer leur énormissime cerveau. Ici-bas la réalité perdait son emprise comme la roche sa texture. Les murs et plafonds se déformaient devant eux tout en se peignant de gemmes de mille espèces. Jilam se figurait en train d’arpenter le cœur gigantesque d’une géode à l’échelle montagneuse. Les cristaux de quartz servaient de charpente à la structure fondante de fromage troué en calcite.
Finalement la grotte flamboyante aboutit sur un portail en cristal, en réalité un panneau derrière lequel s’ouvrait une vaste caverne au faste éclatant et somptueux elle-même parcourue d’alcôves et de tunnels annexes conduisant probablement vers d’autres pièces. Nul doute qu’il s’agissait là d’une chambre royale : pour preuve l’immense lit en pierre noire sculptée de gueules de dragon, elles-mêmes animées par l’éclat des légions de braseros habillant la pièce aux dimensions de salle aux trésors. Colonnes de cristaux scintillaient comme si des milliers de cœurs battaient en leur sein. Statues de cent minéraux variés présentaient un florilège de tapisseries regroupant en un seul regard l’histoire d’un royaume oublié depuis ses origines aux confins primaires du temps.
Ébahi, Jilam n’identifia pas immédiatement la silhouette vivante qui se tenait immobile au milieu de ce capharnaüm grandiloquent : Nellis, penchée au-dessus d’un brasero dont l’énorme vasque était taillée à même un stalagmite. Mú le précéda tandis qu’il la rejoignait, d’un pas bizarrement hésitant après sa course affolée. Sa bouche, après une certaine latence, osa se délier : « Nellis. » Cela ne l’arracha aucunement à sa contemplation des braises. « Tu n’as rien à faire ici, lui dit-elle, sa voix étouffée par le masque.
— Ça je le sais depuis le début. Et tu me l’as dit et répété maintes et maintes fois durant le voyage. Depuis que j’habite le bois avec toi et jusqu’à notre rencontre, tout ce qui m’arrive – nous arrive – advient parce que je n’avais rien à faire à un endroit.
— Va-t-en. »
Il s’arrêta à deux mètres d’elle, le brasero entre eux.
« Déjà essayé et toujours là, tu devrais changer de stratégie. »
Le visage d’écorce se détacha de son reflet mangé par le feu. Larmes de sang sur le bois blanc. Le masque aux accents mortuaires portait les traits du chagrin, un chagrin grotesque, le genre exagéré des enfants et qui amuse les adultes. « Et si tu commençais par retirer cette chose. »
Pendant un moment, on entendit que le crépitement des braises dans leur lit. Jilam songea : Nazukahi est-elle déjà morte ? Tout est-il fini ?
Le timbre tranchant de son épouse coupa court à ses espoirs naïfs : « Peux-tu m’aimer encore ? » Et ce disant elle retira délicatement l’écorce pâle. La figure de garnement pourri-gâté se volatilisa au profit d’une vision de cauchemar. Mú poussa un long couinement plaintif ; le monde de Jilam se flouta un instant, il vacilla sur ses jambes. Leur réaction n’échappa pas à Nellis, qui se tut néanmoins ; ce qui était pire. La torture se prolongea. L’esprit du jeune homme divagua, reforgeant les souvenirs, lointains pour lui, d’une école qu’il n’avait que peu fréquentée et peu de temps. Mais il se rappelait le mannequin de biologie, le découpage méticuleux du corps : la partie squelette, l’autre moitié muscles et tendons. Écolier, la vision de cet instrument somme toute banal l’avait profondément hanté. Le crâne à demi décharné, l’autre versant écorché, les dents dénudées de leurs lèvres, l’absence du nez, l’œil unique, privé de paupière, le dévisageant pendant que le maître dispensait sa science aux élèves ; on eut dit qu’il suppliait Jilam d’abréger ses souffrances. Longtemps les cauchemars l’avaient tourmenté, petite chose fragile qu’il était. Le mannequin dépiauté le visitait dans sa chambre pour le supplier ; parfois même il lui réclamait sa peau et sa chair afin de remplacer ce qu’on lui avait arraché. Puis ses visites s’étaient estompées sans pour autant s’interrompre complètement. Le visage d’horreur avait fini par emprunter les traits de Tante Hortia après son départ de la maison. Et aujourd’hui, après des années d’absence, le cauchemar venait de se matérialiser juste devant lui, se substituant à la femme qu’il aimait : façon cruelle de rattraper le temps perdu.
Horreur et chagrin mélangés furent cependant vite expulsés au profit de la sainte haine ; cette amie de toute heure, ultime réconfort depuis Quo. « Je la tuerai », cracha-t-il entre ses dents serrées, le poing fermé à s’en rompre les phalanges. Je la tuerai, je la tuerai, je la tuerai…
« Non, ce sera moi », trancha Nellis. La disparition des lèvres déformait sa voix, la rendant grinçante quand elle aurait dû sonner comme le galet qui roule dans la rivière : tendre et grave à la fois. Un gond de porte rouillé désormais. Disparus également ces sourcils drus, cafteurs de ses sentiments ; tout comme son petit nez retroussé de raconteuse compulsive de bobards. Seuls vestiges : ses yeux verts, aujourd’hui fanés, et ses cheveux en soie d’araignée, désormais aussi cendreux que les boucles jadis flamboyantes de Reyn.
Jilam se retint de lui demander de remettre le masque.
« Fiche le camp Jilam. » Les mots, s’ils se voulaient méchants, se dégonflaient comme une vieille baudruche sous l’effet de la lassitude. « Je reste, assura le jeune homme.
— Dégage ! » Le cri se mua en sanglots. Et la sorcière se mit à pleurer au-dessus des braises. Les larmes grésillaient en se volatilisant. Un étrange bruit s’y ajouta, intriguant Jilam et l’attirant plus près du brasero. Il vit alors les braises remuer. Non, ce n’était pas l’illusion commune due à la chaleur. Les braises se tortillaient en poussant une foule de petits crissements, désagréables à l’oreille. « Qu’est-ce c’est ? interrogea-t-il tout en sentant la bile grimper.
— Des larveslaves, tout juste écloses. » L’époux lorgna sa compagne d’un regard exorbité. « Et qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? »
La figure écorchée claqua des dents en une sorte de ricanement. « Eh ben, les manger pardi. »
Jilam sentit son cœur lui frôler les lèvres. « Et à quoi ça va te servir au juste, je peux savoir ?
— Ça dépend. Soit ça me donnera un coup de feu qui m’aidera à tailler en pièces l’autre carne. Soit je me changerai en torche vivante sous tes yeux. Ce que je préférerais éviter. Alors tu pourrais te retourner. Mieux : filer loin et quitter ce trou à charognes avant que ça devienne un charnier. S’il te plaît. »
Le ton condescendant n’eut pour seul effet qu’exsuder davantage la rage du petit mortel congédié. « T’espères quoi en fait ? Tuer Nazukahi et toute la faune de Morbani à toi toute seule ? Dans ton état ? Ce qu’on a enduré jusqu’ici t’as rien appris ? Faut que t’en redemandes encore ? Dieux, Nellis, mais qu’est-ce que t’imagines ?
— Rien du tout. Je n’imagine rien. L’imagination, ça, je te la laisse. Je ne sais vivre que dans le présent et la réalité. Et le présent et la réalité, là maintenant, c’est ça », bavassa-t-elle en pointant la cuve de vers incandescents dont les infects gémissements réclamaient davantage de larmes ; larmes rapidement évaporées sous l’effet de la chaleur suffocante de la chambre royale ; ou plutôt de la sécheresse du cœur de sorcière.
« Quo est morte. » Ce fut tout ce qui traversa l’esprit de Jilam sur le moment.
Nellis se figea un instant. Son œil toujours ouvert devait supporter le contact permanent de l’air sec et de la poussière de soufre. La douleur ajouta une couche à la pile de son martyr. Pourquoi fallait-il qu’il en rajoute toujours ? À l’envie soudaine de le gifler, elle répondit en lui tournant le dos. « Tu ne peux rien. Tu n’es rien.
— Si tu meurs, je meurs.
— Alors crève. » Le mot fut prononcé sans émotion. « Crevez tous avec moi si ça vous chante. Vous êtes libres. Libres de m’asséner vos morts inutiles pour que je les trimballe. C’est facile de mourir Jilam. Porter le poids des morts, c’est autrement plus compliqué. C’est encore frais pour toi, mais je t’assure.
— Je croyais que tes souvenirs avaient été effacés. »
Nouvelles claquettes de dents en guise de ricanement. « Ne sois pas plus stupide que tu ne l’es. Les souvenirs ne s’effacent pas. Pas totalement. Même une sorcière aussi grandiose que moi ne peut tout enfouir. Et Nazukahi a libéré certains de ces souvenirs.
— Hein ?
— Dans les Gorges, quand elle me tenait à sa merci. Elle s’est jouée de moi. Je pensais pourtant être celle qui l’avait flouée. Nous avons chacune volé une chose précieuse à l’autre. C’est de bonne guerre j’imagine. » Ce disant, elle observait le masque toujours dans ses mains, pâle copie de théâtre comparé à la merveille de création qu’elle avait longtemps conservé dans le secret, fruit de son larcin, puis porté durant leur périple en guise de vaine tromperie ; cette chose qui lui avait montré ce que nul ne devrait jamais contempler.
« Corne de démon ! s’exclama Jilam, mais qu’est-ce que tu me chantes ? Explique-moi enfin !
— Pas le temps. J’ai déjà trop tardé. Nos amis sont seuls face à elle. Ils ne pourront la vaincre. Peut-être sont-ils déjà aussi morts que Quo. » Le jeune homme s’étrangla sur l’insensibilité dégagée par son épouse. À croire que ses sentiments lui avaient été aussi arrachés.
Mú, le museau bas, se hissa alors sur le rebord de la vasque. Sa fourrure se mit à frisotter et fumer légèrement à la chaleur du brasier de larvelarves. Ses yeux félins comme le troisième œil clos en leur milieu lorgnaient son âme-sœur avec la même férocité que le prédateur jauge sa proie.
Si elle en avait encore eu, sûr que ses sourcils auraient tracé deux parfaites pyramides aux pointes acérées dignes de figurer au panthéon. « Juge-moi tant que tu veux, poil de ronchon. Quand je t’ai trouvé, t’étais de la pâtée pour griffons. Toi et moi on se vaut. Mais là, c’est la fin du chemin pour moi. Toi, continue si ça te chante ou va te jeter dans la rivière. Franchement, c’est plus mon problème. Crois-moi, t’as pas envie de mâter, même pas de jeter un coup d’œil au bordel là-dessous. » Elle désignait sa caboche dépiautée. « C’est encore plus moche dedans que dehors. T’as vu assez d’horreur petit frère. Plus d’une que je t’ai imposée. L’est temps que tu retrouves ta liberté. File rejoindre Mousse et tous les deux décampez plus vite que si des griffons vous coursaient. » Et elle ajouta, le regard aride dirigé vers Jilam : « Je m’occupe de vous créer une jolie diversion. » Ses mâchoires sans lèvres tentèrent d’esquisser un rictus qui se changea en grimace affreuse.
Jilam ravala ses larmes, étouffa un hurlement, fit un nœud au serpent dans son ventre et avança d’un pas, sans trébucher, bien qu’il eut envie de trépasser sur place, attrapant d’une fermeté retenue, presque avec douceur, l’épaule de sa partenaire, l’invitant sans forcer à lui faire face, les yeux dans les yeux, chair contre chair.
Il sourit. Le sourire le plus douloureux de sa courte vie.
« Eh ben, elle t’as pas ratée la saloperie. T’es presque aussi moche que moi. À deux on pourrait monter un spectacle de monstres. En ville ou dans le bois, on ferait fortune. Le roi et la reine des horreurs ; Leurs Joyeuses Laideurs. Mieux que des vampires pour obliger les gamins à finir leur soupe à l’ail. Allez quoi, la plupart des gens se trimballent avec pire que ça comme carte de visite et ils savent se démerder. »
Il le sentit plus qu’il ne le vit : le masque de détermination se fêler à la surface de la figure écorchée ; si bel horizon devenu nuées mais qu’il aimait en dépit de tous les cauchemars.
Nellis tarda à réagir. « Bons dieux, Jilam, pas le temps pour tes gamineries. Les autres…
— Fichtre mais t’es plus butée que Reyn ! Elle t’as arrachée la peau pas le cerveau. Réfléchis un instant à ce que tu baragouines, t’y crois encore !? Franchement on dirait moi quand on s’est rencontré. Un abruti en pleine neige qui s’est dit que mourir était pas si mal. Ben voyons. Je t’ai suivie en sachant qu’il y avait une forte chance que je finisse en ragoût ou en bibelot empaillé. Et depuis que je te connais j’ai manqué me faire becqueter je ne sais combien de fois – je sais que t’as compté, me dis rien. Manque de bol j’ai décidé de vivre entre deux. Et je parle pas de toutes les horreurs que j’ai croisées depuis que je te connais. Y a de quoi faire passer mes traumas d’enfance pour des souvenirs de vacances. Ça ouais, des saloperies flippantes j’en ai de quoi souper dans mes cauchemars pour le restant de mes courtes nuits. Et figure-toi que ça m’empêche même pas de me coltiner la tronche d’Ed et sa foutue morale de temps en temps. Et en plus du sacré stock de mochetés que j’ai amassé ces dernières semaines. Je t’avoue que celui-là comme trauma rentre facile dans le top trois, mais quoi, qu’est-ce que t’imagines ? Que je vais dire non merci au revoir. Désolé ma vieille mais t’as pas le choix : t’es coincée avec moi comme t’es coincée avec cette trogne, à savoir c’est quoi le pire des deux. »
Il enlaça son épouse en prenant soin de ne pas frôler le visage à vif, se contentant de lui serrer les épaules et de lui faire sentir son parfum de renfermé aux sucs d’arachnodon, quand il aurait voulu l’écraser dans son étreinte, la fondre en lui et se fondre en elle, de sorte que plus jamais elle ne lui échappe. Et voilà, il aura fallu le temps, mais elle a fini par te faire tourner totalement bouleau, Jilam, mon vieux.
Jilam…
Chut, dis rien, je sais. J’aurais beau m’échiner à te convaincre, te sortir les meilleurs arguments de ma sacoche, t’épuiser de mots jusqu’à ce que le soleil s’arrête de tourner, j’arriverai jamais à te convaincre de quoi que ce soit. Toi avec moi, il t’aura fallu qu’une bonne nuit et une question. C’est ma malédiction. Celle qui accompagne le miracle. J’ai trouvé le bonheur mais personne ne m’écoute. Ça n’a jamais changé. Mon seul regret c’est de ne t’avoir jamais présenté à mes parents. Pouvoir voir leurs faces décomposées en te voyant et t’entendre leur rabattre leur caquet bourgeois, peut-être les transformer en grenouilles sur un coup de sang, juste le temps du repas, et Ed qui s’agite à rattraper les pots cassés. Quel charmant après-midi ça aurait été.
Nellis sentit le sel des larmes lui mordre la chair des joue, tout en se disant qu’elle méritait cette douleur au vu de celle qu’elle semait. Il était temps… oui, plus que temps. Elle s’extirpa de l’étreinte molle de son mari qui, contre toute attente, ne résista pas ; elle recula de quelques pas, en direction de la cuve des larves. Une langue de froid lui pourlécha le dos. Elle émanait du tunnel cristallisé, la fameuse galerie aux monstres-miroir, dont Nazukahi lui avait fait la visite avant de… Une présence sommeillait là-dedans, pas vraiment endormie. Et lorsque son visage lui avait été arraché, cette présence lui avait parlé ; ou plutôt, était entrée dans ses rêves de douleur. C’est cette présence qui l’avait ramenée, puisée si l’on peut dire, hors de l’écume de folie, avant que le tourbillon ne l’emporte ; puis qui, plus tard, à l’instant où son monde revivait avec la résurrection de Jilam, lui avait susurré l’idée des larvelaves. Cette chose gigantesque dans le cristal, créature, esprit ou les deux mélangés – entité divine peut-être –, son aspect s’évadait déjà de son esprit ; ses paroles n’étaient plus que lambeaux épars. Elle ne souhaitait pas qu’on se souvienne d’elle. Nazukahi avait-elle conscience de détenir pareille puissance dans son musée des horreurs congelées ? Sûrement que non, sinon elle l’aurait aspirée comme elle aspirait à engloutir toute chose utile à ses desseins.
« Ne va pas là-bas, Jilam, je t’en conjure, dit-elle à son mari en pointant du doigt les contours de galerie miroitante. Il y a au fond du tunnel, il y a… » Qu’y avait-il au juste ? S’approchant inconsciemment de la paroi transparente peinte de l’éclat des braseros, son reflet la heurta dans le miroir ; puis se pencha vers elle. Sa propre terreur l’embrassa. Elle se savait désormais prête à tout. Son cœur survivant rythmait les souvenirs coutumiers d’une matinée paisible à la tanière du vieux chêne, vestiges anciens d’une autre vie lui semblait-il : Jilam dormait encore, couvant Mousse de sa chaleur et Mousse le couvant de ses songes ; l’aube marmonnait, Mú était encore à sa chasse. Tout n’était que paix et tranquillité, la sérénité de la solitude près de ceux que l’on aime.
Sa pensée précédente lui échappait. Son époux ne songeait guère à ses avertissements qu’elle-même avait oubliés. On eut dit un homme épuisé par le fouet ; fouet qu’elle maniait. Nul ne pourrait plus lui asséner avec arrogance qu’elle n’était pas à la hauteur de sa réputation de sorcière. Elle était la sorcière du bois, la seule et l’unique, et elle s’apprêtait à dévorer la progéniture d’un volcan afin de ne serait-ce qu’espérer vaincre la pire calamité que cette terre sénile ait jamais portée.
Un froufrou d’ailes attira son attention. Tout ce qu’elle perçut ce sont des serres plongeant vers elle. Qui se plantèrent sans concession et se mirent aussitôt à lui labourer sa figure déjà sauvagement amochée, avides de lui arracher ce qui lui restait de viande sur l’os. Les croassements virulents se moquaient de ses hurlements tandis qu’elle se tordait en tout sens et se roulait au sol, les poings furieux bataillant pour détacher l’horreur plumeuse de son visage.
Mú fut le plus vif. Il fondit sur le volatile et de ses griffes l’arracha à sa victime ; puis les deux roulèrent sur les tapis, les déchirant au passage. Les serres lui lacéraient la fourrure. Du sang suintait des plaies heureusement atténuées par sa graisse hivernale, moins dense que d’ordinaire, la faute à la faim du voyage, mais assez de toute évidence pour lui épargner la couenne. À chaque coup de bec visant ses yeux, il mordait durement dans les plumes et griffait avec frénésie pour atteindre la peau tendre dessous. Enfin, le furet-léopard referma sa mâchoire autour du cou de charognard. Le croassement outré s’étrangla en plein milieu, tranché par un craquement sourd. Le crâne énucléé de piaf, bec ouvert, ballait entre les crocs de Mú, tailladé de partout, la fourrure tâchée, mais triomphant. Lui qui avait un compte à régler avec la bestiole se rattrapait de sa couardise récente.
Tandis que Jilam l’aidait à se relever, Nellis observait la scène. Le crève-yeux, elle l’avait oublié celui-là. Drôle d’animal pour un totem. Plus jamais il ne croasserait. Le monde, ainsi, regagnait un soupçon de sens. Le silence dit toujours quelque chose. Nellis l’avait appris dès son premier regard sur cet univers, avant que le vent ne vienne lui parler.
Elle repoussa Jilam qui s’enquérait de ses blessures. La douleur, en vérité, n’était guère pire que précédemment. Elle pourrait la supporter. Elle perdait beaucoup de sang en revanche.
« Tu vois qu’on peut encore t’être utile. Un de nous deux du moins. » La plaisanterie de Jilam cachait mal l’intense terreur qui l’avait saisi et dont les restes l’étranglaient encore.
Sourde et aveugle à sa présence, Nellis rejoignit la cuve gémissante des larvelaves qui, toujours affamées, réclamaient à grands criaillements le sang qui à flots s’échappait de ses plaies, dégoulinait sur son menton et tombait à grosses gouttes dans la vasque. La sorcière dut réprimer une vive envie de fuir devant la répugnance que lui inspirait la vue de ces horreurs grouillantes. Mú et Jilam se tenaient à l’écart, résistant à la tentation de la saisir et l’emporter loin de cette chambre des abominations.
Grande inspiration, ni moins ni plus douloureuse que les autres… elle plongea la main dans le récipient, saisit une belle poignée de vers incandescents. L’effet de brûlure ne fut pas immédiat, mais ô combien plus atroce que ce qu’elle imaginait. Les larvelaves tirées de leur nid se mirent aussitôt à grignoter les doigts de la sorcière ; qui serra plus fort pour les écraser, ne réussissant qu’à s’écorcher davantage sur leur carapace. La souffrance diluait ses doutes. D’un geste, elle goba sa poignée d’horreurs. Ses dents se brisèrent au contact des mini-monstruosités, leurs corps chitineux râpaient contre son palais. Nellis avait déjà avalé des braises. D’expérience, le feu empruntait la saveur de son combustible. Ici, elle avait l’impression de mâcher du gravier, un gravier particulièrement dur et brûlant. Le feu étant son instrument, d’ordinaire, il ne pouvait la blesser tant qu’elle le manipulait avec soin et prudence. Mais jamais encore elle ne s’était enfilée une bolée de lave. Les différentes saveurs minérales se fondaient en une brasée explosive qui lui carbonisa l’intérieur de la bouche, puis passa dans la gorge, l’œsophage, puis l’estomac, et enfin tous ses organes, jusqu’au plus petit nerf en périphérie. Il s’agissait pas de prendre feu, non, plutôt de devenir flamme. Les nerfs, heureusement, meurent les premiers. Quant au reste…
Tous les nœuds de pensée implosèrent d’un seul tenant ; les murs s’effondrèrent comme des dominos ; l’univers des esprits s’ouvrit en grand derrière les remparts déchiquetés, et ses flots de magie jaillirent tel un raz-de-marée. Mais loin d’éteindre le feu, ne firent que l’attiser. Son sang ne tarda pas à bouillir dans ses vaisseaux ; son pauvre cœur restant se mit à gonfler comme un groin furieux ; ses os devinrent carbone. Elle était arrivée au-delà de la douleur, loin de son emprise, elle flambait telle une étoile dans son cocon de néant, le temps accéléré fois mille, se consumant plus vite qu’une mèche trop gorgée d’huile, qu’un pétale fragile dans un incendie. Ses yeux, avant qu’ils ne brûlent, aperçurent Jilam, boulette de papier dans la cheminée, recroquevillé, immobile mais le regard en débâcle ; entre ses bras un Mú mutant, battu par la folie, se débattant de toutes ses forces vives. La porte du lien totémique avait beau être close, le pauvre n’en ressentait pas moins la chaleur qui se dégageait de l’autre côté de l’huis.
Ainsi la sorcière s’embrasa : la naissance d’un soleil, ou bien une supernova ?
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