82. Un cil dans les larmes

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La montée avait été des plus rudes et éprouvantes. Silène suait à présent ses derniers galons d’eau. Les crampes lui arrachaient des gémissements à chaque mouvement. Enfin, elle entrevoyait la lisière de la crête qui se découpait dans la nuit rouge. Sa dignité épuisée, elle tomba à genoux dans les graviers de scorie et vomit un gros soupir. La poussière maculait sa belle robe « empruntée », en soie verte désormais marron-jaune, dont elle avait déchiré le bas afin de libérer ses jambes. Sa vision se troublait à cause du manque d’air pur ; le soufre encrassait ses poumons. Le monde se réduisait à un flou rouge. La lune occupait la quasi-entièreté du ciel après avoir dévoré toutes les étoiles.

La chamane songea au bois. Existait-il encore par-delà cet horizon glaçant caché par les nuées d’orage sanguin aux remous d’éclairs bleus et mauves ? Dessous cette canopée pourpre au feuillage d’eau et de cendres, se tenait-il un seul arbre encore debout ? En lieu et place des tanières se dressaient-ils des tumuli ? Le silence régnait-il là où auparavant gouvernait le bruit ? Se trouvait-il encore une cause pour laquelle se battre ? Une raison, une seule, de souffrir davantage ?

N’abandonne pas maintenant petite étoile, ou jamais tu ne verras le lever du jour.

Les étoiles meurent au lever du jour.

Non, elles se contentent d’aller dormir.

Dormir, tiens, ce serait une bonne idée, songea Silène. Ce lit de scories conviendrait parfaitement tant son corps était fourbu ; il s’accommoderait de ronces en guise de matelas.

Les rêves sont plus doux après le travail accompli.

Mes rêves ne sont jamais doux.

Les miens non plus. Garde courage, petite étoile, d’autres comptent sur toi.

Je comptais sur toi aussi, ça ne t’as pas empêché de m’abandonner.

Dayl se tut.

Lâche. Hypocrite.

Tu n’es pas moi et j’en suis ravi.

Tu as su m’élever. Mais pas suffisamment haut. Je n’ai pas su protéger qui que ce soit. La mort a pris Quo. Les autres l’affrontent en ce moment. Et moi je suis là, à me morfondre sur cette crête. Loin du grabuge, comme tu disais toujours.

J’ai toujours su me tirer loin du grabuge.

Et cependant au dernier moment tu n’as pas su l’éviter.

J’ai aussi toujours été décevant, même dans la déception.

Cesse avec tes triturages futiles de cerveau, chaman en toc.

Non, toi cesse, ma fille.

Dayl ?

Silène éclata en sanglots. Son père l’avait quittée, une première fois pour mourir, une seconde fois dans les Gorges, lorsque la luciole bleue s’était évanouie après l’avoir guidée dans les méandres du labyrinthe, le vrai dédale comme son propre chaos, l’avait aidée à reconstituer le puzzle de sa raison, l’avait arrachée aux voix sans bouche jalouses de son enveloppe charnelle. Désormais il demeurait dans le pays des esprits où le cycle du jour et de la nuit n’existe pas, où le temps n’est que chimère et l’existence un lointain souvenir confondu avec les rêves. Pourrait-elle un jour le retrouver ? Lui parler de nouveau ? En attendant, elle se contentait de converser avec sa mémoire.

Mémoire ineffaçable ô combien vantée par ses pairs et convoitée par les porteurs du savoir ancestral. C’était là son destin tracé ; celui qu’elle avait choisi d’emprunter. Jamais Dayl ne l’avait forcée, à quoi que ce soit. Toujours ça avait été sa décision, comme celle de conduire les rites et cérémonies, d’entretenir le tertre sacré, de conseiller les âmes en peine ou égarées, pendant que le chaman en titre cuvait ses mauvais songes. Maudits tourmenteurs, diables malins qui s’acharnaient sur cet esprit trop ouvert et trop las pour se fermer aux murmures que lui seul entendait. Vie de misère qui ne l’avait pas empêché de chérir une orpheline du bois dont nul ne voulait. Car même dans ses cœurs flétris par le supplice, la liqueur, la honte et la rancœur, il demeurait encore de la place pour l’amour.

Ses larmes taries, elle demeura silencieuse dans ses pensées, remuant les graviers du bout des doigts, ignorant le splendide et terrifiant paysage s’étalant devant son regard, lui-même porté vers d’autres limbes moins visibles mais plus concrets à ses yeux.

Dans les confins gronda la voix de Néropodès. La métamorphe avait établi leur plan de secours au cas où l’élimination de Nazukahi échouait ; un plan simple : déchaîner le chaos. Et le rôle avait échu à Silène. Silène, inutile au combat. Silène, qui parle aux fantômes. Silène, la louve sans crocs. Elle n’avait qu’une chose à faire pour accomplir sa mission, et elle ignorait si cette chose était à sa portée. Jamais elle n’avait tenté une entreprise de cette ampleur. Lorsque les regards s’étaient tournées vers elle, la questionnant sur ses capacités, jaugeant sa volonté, elle s’était contentée d’acquiescer. La hardiesse née du trépas de Quo occultait sa raison. Sa fierté et sa honte géraient ses choix. Elle n’avait qu’une chose à faire, une seule. Si elle échouait, leur périple s’achèverait comme il avait débuté : dans le sang et les regrets. Si elle réussissait... eh bien, le résultat serait probablement le même. La différence résiderait dans le degré de sang versé et de regrets éprouvés.

Les scories sous elle prirent alors la forme d’un visage, celui d’une démone sans qui, Silène le savait, elle serait morte depuis maintes lunes. Une part d’elle-même la maudissait d’ailleurs pour cela. Mourir et se reposer. Mourir pour retrouver Dayl. Vœux enfouis, jamais réalisés, à cause – grâce – à cette démone. Une démone qu’elle avait accueillie avec toute la défiance qu’éprouve une proie envers son prédateur naturel. Une démone qui n’avait jamais cessé de lui sourire malgré sa froideur réservée qu’elle lui renvoyait. Une démone qui l’avait portée à travers les cimes quand ses jambes d’elfe l’avaient lâchée. Une démone qui même dans sa rage meurtrière les avaient préservés d’une ennemie mortelle. Une démone qui avait su leur redonner courage dans les moments de doute, les divertir de la peur et de l’ennui, les nuits froides sous la tente. Une démone qui les avait guidés en risquant sa vie et son honneur. Une démone qui, pour épargner le bois, avait sacrifié sa place parmi les siens. Une démone qui… avait péri, dans un ultime sursaut pour sauver une vie qu’elle aurait d’ordinaire prise. Une démone qui, si elle avait vécu, serait devenue une amie pour longtemps. Et peut-être que cette amitié aurait, qui sait, œuvré à ouvrir les barrières et combler les fossés entre deux races depuis toujours ennemies ; réconcilier le prédateur et la proie ; du moins creuser des brèches, haler des chemins en prévision d’un avenir de paix. Pure utopie, Silène en avait pleine conscience. Mais les utopies comme les rêves servent un même but : faire entrer la lumière dans des existences trop sombres.

Il est temps, petite étoile.

Les mots de Dayl, à l’orée de son premier cérémoniel en tant que chamane suppléante du clan. L’angoisse horrible, qui après l’avoir rendue si gourde que par trois fois elle avait dû se rhabiller avant que son costume et ses attributs soient correctement mis, l’avait achevée en la paralysant juste au moment de débuter les rites. Son père s’était alors approché d’elle. Son haleine comme ses frusques embaumaient la liqueur de noisettes – l’automne se mourait ; pourtant sa main ne tremblait pas. Son contact fut comme un baume sur ses peurs.

Brille de mille feux.

Et sa voix seule, gravée par la fermentation, avait gonflé sa volonté à bloc.

Sa prestation s’était déroulée à merveille, tout le monde l’avait félicitée, Dayl plus que tous réunis, et dès lors, elle avait su que c’était là sa vocation. Ce fut la première pousse d’herbe pour la chamane qu’elle était appelée à devenir.

Je ne te décevrai pas.

Tu ne pourras jamais me décevoir, même si tu essaies, même si tu essaies très fort, même si tu essaies très très fort.

Même aviné comme un coing, le vieux chaman dénichait toujours les justes mots. Des mots aussi toujours vrais, car jamais – et certaine de chez certaine elle l’était – il ne lui avait menti. Quitte à la décevoir, lui qui s’était toujours déçu, il se montrait chaque fois sous son véritable jour en sa présence. Inquiet ou non qu’elle le juge, il ne cherchait jamais à l’éloigner, ni à s’éloigner d’elle.

Les genoux écorchés par la scorie, le souffle râpeux à cause du soufre, cela n’arrêta pas son esprit qui s’ouvrit alors telle une fleur au soleil, pétales déployées dans le vent des cimes ; un esprit tel que sa vastitude aurait pu contenir un océan. Des pensées comme autant d’étoiles dans un univers, compulsées en une seule volonté, brandies tel un poing rageur et propulsées contre la voûte des horizons. De l’horizon derrière l’horizon et l’horizon au-delà : tous crevés !

Aucun mot ne s’échappa, que ce soit en son ou en songe. Et s’il fallait traduire en langue intelligible cette phalange de sentiments et d’émotions, cela pourrait donner quelque chose dans le genre :

À moi esprits du feu et du ciel, embryons de terre, rejetons de la montagne. Venez, soyez conviés au saint royaume, dans le nid des ailes brillantes, auprès du puits de mort. Venez, occuper votre juste place dans le cœur des cœurs. Que cesse dès aujourd’hui votre exil. Expulsés des nuages, violés par les flammes, couvés par la pierre. Venez, séchez vos larmes de lave et crachez-les aux visages de celles qui vous tiennent à l’écart de votre légitime demeure. La montagne est vôtre, dans son entier, de ses racines à la pointe de son bonnet ; chacune de ses roches jusqu’au moindre gravillon vous appartient. Et nul et personne ne saurait vous en priver davantage. Venez, ô vagabonds orphelins, réclamer votre héritage. Soyez conviés au saint royaume de Morbani l’Imortelle, la Sainte des Ignominies. Que cesse dès aujourd’hui votre errance. L’éternité s’éteint, l’éphémère devient maître, et vous, glorieux mondes vivants, vous établirez un nouvel ordre heureux. Venez.

Son appel vrombit ainsi à travers les limbes du monde invisible, au-delà de toutes perspectives. Aucun nuage ne broncha, nul gravier ne frémit, le vent sifflait comme d’ordinaire à ces hauteurs : brutal et implacable. C’est en revanche une bourrasque, non faite d’air mais d’ailleurs, insensible aux obstacles ou aux courants, qui grimpa jusqu’aux cimes obscures, se muant en puissante bise et bientôt en ouragan. Les rus étincelants irriguant le monde ancien et prenant source au pays des esprits débordèrent de leur lit. La pluie secoua les têtes sensibles aux chuchotements. Quantité d’esprits en tout genre prit corps l’espace d’un soupir avant de se fondre de nouveau dans la non-existence.

Mais ce n’était pas ces esprits-là que la chamane en herbe – que cet acte seul confirmait de plein droit dans son titre – souhaitait convoquer. Ceux qui l’intéressaient peuplaient les flancs du Seratusor depuis que le volcan avait craché ses premières fumées. Orphelins de la nature, rejetés par toutes les espèces, éternels vagabonds : les Serakils... d’une seule voix poussèrent un cri ; cri qui se grava aussi bien dans un monde que dans l’autre. Le rugissement gavé de haine éventra les nuées cendreuses, gronda jusque dans les tréfonds, où les Puissances Sombres furent dérangées dans leur appétit.

Silène s’effondra comme une pierre contre le gravier. Ses cœurs martelaient si fort sa poitrine qu’elle appréhendait que l’un ou bien les deux ne lâchent. La douleur dans son crâne était si infâme qu’elle aurait préféré se le fracasser contre un roc ; encore aurait-il fallu qu’elle puisse le mouvoir tant il était pesant.

Mais peu importaient ces broutilles ; elle avait réussi ! Les Serakils s’étaient extirpés de leur torpeur pour contempler toute la vacuité de leur misère nomade. Quelles seraient les conséquences de cet éveil ? Nul ne pouvait le prévoir ; pas même Silène. Ce n’était pas de son ressort. Au prix de toutes ses forces rescapées du deuil et de la fatigue, elle avait offert la conscience aux esprits de feu captifs. Cette conscience, encore larvaire, ils en useraient selon leur souhait. Nul ne saurait contrôler leur frénésie ; pas même Nazukahi. Silène doutait que les dieux eux-mêmes y parviennent.

Elle ravala une plainte. Son corps ne se réduisait plus qu’à un poids inutile. Ses pensées se contorsionnaient en un feu dense.

Mais elle était heureuse. Un bonheur qu’elle n’avait pas connu depuis la mort de Dayl.

J’ai accompli mon rôle.

Et Dayl de lui répondre : Je te l’avais dit.

Encore un souvenir, mais qu’importe. Il lui suffisait.

Un cil se glissa dans ses larmes. Elle ferma les yeux et s’endormit.

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