83. Coup de pouce

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Les ombres, captives bienheureuses, dansaient à la gloire de leur mère. La sorcière-vampire, désormais nue face au monde, évoquait une araignée dans un corps de papillon ; le regard glacial et étincelant ; un papillon au visage de démon ; démon aux ailes d’ange ; terrifiante beauté ; sublime tyrannie ; splendeur bâtarde. Obnubilée par les deux morceaux de bois qui furent un masque : cause de tant de tragédies.

Ligotées par les ténèbres vivantes, Reyn et Tête-de-Pie observaient impuissantes le Chasseur chancelant au bord de l’abîme, duquel émanaient les murmures implorants et avides de compagnie. La rage muselée leur mordait les dents. À se contorsionner pour se libérer, Reyn s’était brisée un poignet.

Alphamas hésitait toujours, figé à deux pas du Chasseur qui lui tournait le dos. Le mastodonte n’était clairement pas décidé à se jeter au néant de lui-même. La Gueule d’Abîme, le Creux des Dévorés ; la porte d’entrée du palais des Chtonidés, Puissances Sombres régnant sur les Tréfonds, Dieux Sans-Nom, Innommables aux nombreux titres ronflants, endormis dans leurs carcasses et pourtant craints des pires terreurs. Le démon aux cornes bleues frissonnait à juste titre. Être avalé par la Gueule vous valait une éternité de tourments. Pas de mort, rien que la perte de votre être ; votre corps consumé, l’oubli martelé, la douleur sans saisir sa notion ; aucun réconfort, rien que l’oblitération. Du moins était-ce la théorie ; ni les offrandes livrées à l’abîme, ni les démons hébétés ou fées ivrognes ayant trébuché aux détours des festivals ne pouvaient témoigner de leur expérience. Alphamas songea à tous ces malheureux damnés. Durant la panique ayant suivi la tentative d’assassinat contre Morbani – l’Usurpatrice – il avait vu plus d’un congénère basculer. « Paix en vos cœurs » : la formule aurait été malvenue. Un démon qui s’éteint retourne à la terre qui l’a engendré. Toute autre fin est infamie.

Notre démon osa un regard par-dessus son épaule. Les trois cornemules l’ayant envoyé au casse-pipe l’encourageaient de leurs regards féroces teintés de peur. Une part d’eux se questionnait encore sur la raison qui avait fait basculer leur rêve enivré en sobre cauchemar. La reine régicide, après avoir ordonné dans un excès de rage le sacrifice, s’était détournée de la scène, toute fascinée qu’elle était, chagrin furieux, par les vestiges du masque craché de son visage après que la lance du mastodonte au groin velu l’avait trépanée sec ; sauvant par-là l’infortuné Alphamas – Alphamas le veinard ; l’idiot plutôt. Il n’avait pas réfléchi. Dès qu’il avait aperçu Aramië juchée en plein vol sur les épaules de Sa Sérénissime Grandeur, tentant en toute vraisemblance – en dépit de son incrédulité – de dévisser le crâne mirifique de ses vertèbres multi-millénaires. Puis la même Aramië, traînée par ses cheveux ensanglantés, morte ou à deux doigts. Et Son Immortelle Magnificence, grimée en pouilleuse, aile brisée et tailladée de partout. L’instinct du démon avait agi, surpassant sa raison de prédateur. Et voilà qu’il était puni pour son amour aveugle. Aramië gisait sans personne pour se préoccuper d’elle ; celle qui demeura favorite royale plus longtemps que quiconque : combien de lunes sanguines au juste ? Et il n’y avait que lui, Alphamas l’infortuné, pour s’inquiéter de son sort ; que lui, l’idiot légitime, pour la protéger. Cette pensée lui insuffla le courage nécessaire pour combler les deux pas le séparant du condamné. Le géant restait terrifiant par-delà son deuil ; ses épaules affalées non moins imposantes.

« P-p-pardon, osa le démon, plus pour se dédouaner que par vile compassion.

— Pas de pardon avant l’acte, sinon fait rien, lui asséna en réponse l’animal battu.

— Pardon quand même. »

Et au sacrifié d’interpeler l’obscure voracité qui s’impatientait : « Néropodès. »

Ce qui se passa alors, nul ne le saisit de suite. Des exclamations poussées convièrent les regards exorbités. Les démonidés apathiques s’agitèrent soudain, ébahis et effrayés. Abordée par les rumeurs, Nazukahi se détacha de son obsession pour constater la cause du remue-ménage. Ses propres paupières s’écarquillèrent, un spasme souleva ses lèvres carmines.

Ce que tous voyaient, nul n’aurait su le définir : aberrant miracle ou monstrueux sortilège ?

Le corps décapité de Néropodès, planté sur ses jambes, s’avançait devant l’assistance, le pied serein malgré le défaut d’yeux et d’oreille interne, en direction du Chasseur. Les démons s’écartèrent, cornes brillantes d’effroi. Ne resta qu’Alphamas, tétanisé. La dépouille sans tête continua de se mouvoir sous les regards médusés de l’assemblée où nul, y compris Nazukahi, n’osait palabrer mot ou esquisser le moindre geste. Reyn et Tête-de-Pie, lombrics ligotés, contemplèrent bouche-bée, pleine de terre, terreur au ventre, la créature mort-vivante les dépasser.

Le Chasseur fut le dernier à réagir, le brusque mutisme par-dessus le silence l’extirpant de sa triste torpeur. Suivant le regard blafard d’Alphamas, il vit à son tour, non pas l’horreur, mais l’espoir ! Quelle vie fut la sienne pour se réjouir de la vue d’un cadavre au chef manquant ? De celui de son amie. Son bras épais et noueux comme un tronc de chêne banda vers l’apparition. La dépouille errante répondit à son invitation. Peau de velours noir contre écorce rêche et velue. Des petits cailloux d’onyx coincés dans un fossé qui lui servaient à voir le monde, le chagrin s’était évacué ; le temps d’un souffle, pour mieux revenir au galop dès que le spectre de la métamorphe se détourna pour se diriger vers l’abîme auquel le Chasseur s’apprêtait un murmure plus tôt à se livrer. Notre bourru gaillard esquissa un geste mais s’abstint de l’achever. Il comprenait. Et cette révélation lui tordait l’essence. Il n’est rien de pire que l’espoir que l’on agite tel un hochet puis que l’on retire aussitôt, et du manque qu’il inflige.

La silhouette découpée, ombre sur fond noir, taillée dans la nuit pourpre, offrit son dos à l’abîme, et posa ses yeux invisibles sur Nazukahi, tendit une main fermée vers l’arrogante et ouvrit ses doigts fins, révélant leur contenant : un pouce noir à la griffe rouge. Celui que Néropodès, dans sa vaine tentative pour égorger l’usurpatrice, avait prélevé en guise de consolation.

Nazukahi dévoila de larges yeux à la vue de son bien dérobé. Mais enregistra trop tard les implications. Un « Noooooon ! » au désespoir glorieux salua la chute définitive de la dame de nuit, dont le corps, en basculant, alla rejoindre sa tête, pouce brandi en guise d’ultime doigt d’honneur.

Le puits sans fond avala le cri de la sorcière. Puis le silence, à nouveau. Qu’un grondement sourd décapita. Son écho lointain grandit à mesure que la terre tremblait sur ses gonds. La montagne se réveillait-elle ? Des bordures du cratère, des rochers se détachèrent et dévalèrent en trombe la pente, entraînant dans leur sillage d’autres confrères. L’inquiétude se propagea à travers l’assistance. Seule Nazukahi ne s’émouvait du phénomène, ses émotions vraisemblablement aspirées par le gouffre dévoreur d’âmes, et de pouces. Et le Chasseur l’imitait dans sa contemplation béante. Alphamas s’était reculé par instinct lorsque le cadavre mouvant de la favorite félonne avait chu.

Des cris bientôt suivis de mains attiraient l’attention générale vers les hauteurs et la crête du cratère ébranlé. De la couronne dentelée poussaient, comme qui dirait, de nouveaux chicots, vilaines molaires pleines de caries d’un rouge pulsant ; illusions peut-être ? Eh bien non : ni le soufre, ni l’encens, ni les champignons n’y avaient à voir là-dedans.

« Serakils ! » hurla quelqu’un. Mot répété sous de multiples accents jusqu’à ce que toutes les bouches le marmonnent.

Le Seratusor, le crâne martelé par tant de pattes rocailleuses, s’agitait comme un chien plein de puces, luttant en vain pour se débarrasser de la vermine.

Reyn et Tête-de-Pie sentirent la pression des ombres vives qui les maintenaient captives se relâcher. Lesdites ombres se recroquevillèrent, rameutées comme un lasso par la frayeur soudaine émanant de leur génitrice. Les deux Rats échangèrent un œil complice : On dirait bien que notre chamane a abattu son œuvre. Le bec prédateur de Reyn lorgnait droit sur Nazukahi immobile ; soudain agitée, le visage offrant d’étranges grimaces, tâchant de se remémorer la façon d’interpréter la peur. Ni une, ni deux, les ombres rappliquèrent sous les jupes de môman. Reyn partit en quête d’une arme quelconque parmi toutes celles qu’ils avaient semées durant le combat. N’importe laquelle pourvue qu’elle tranche les têtes de vampire.

Les Serakils dévalaient à présent les gradins du cirque. Il y en avait de toute espèce et de toute taille : une foule de petits animaux grouillant autour des meutes monstrueuses tirées des vieux bestiaires ; plus vieux encore que l’ancien monde.

Les démonifées et démons effrayés, mus par l’instinct des rejetons, se recroquevillèrent en une masse de corps, de cornes, d’ailes et de soieries, formant un troupeau grégaire, agglutinés autour de l’épicentre de leur reine neuve et déjà dépassée, matricide qu’ils appelaient « mère » ; artisane de la chute qu’ils acclamaient sauveuse. Or les mères finissent toujours par décevoir leur progéniture. Reyn le savait mieux que quiconque.

Ironie du sort : Nazukahi se retrouvait à présent piégée par sa propre aura, incapable de fuir tant ses sujets la pressuraient, lui agrippaient les membres, grattaient les écailles de sa robe en dragon, lui fissuraient le crâne de leurs jérémiades.

Mais ce n’était pas les Serakils que craignait la sorcière-vampire, non, mais un pouvoir plus ancien encore, plus profond ; dont la suavité d’un pouce avait éveillé l’appétit.

Reyn et Tête-de-Pie s’attelant à secouer le Chasseur, l’extirper de son chagrin, battu et rebattu par les faux espoirs, quand l’ombre du gouffre, soudain, se souleva telle une langue reptile allant pour happer une mouche géante. Le Chasseur réagit aussitôt. Vif comme le vent, il écarta les deux Rats Chevelus de la gueule noire. Son ouïe demeurait sourde à la menace, mais son sixième sens savait repérer l’inexistant.

La fée-lutin ravala son soupir lorsque la patte griffue au pelage de nuit frôla sa frimousse ; pour sûr embrochée sans les réflexes du vétéran du bois. Aussitôt les souvenirs affluèrent dans l’esprit de ces filles du bois alors qu’elles s’extirpaient de sous la carcasse de leur bienfaiteur. Un marais noir infini ; ombres mouvantes ; arbres disparus, remplacés par des spectres chitineux ; nuages vrombissants et voraces. Le silence tueur.

Le félin n’émettait aucun son, pas un feulement. Un silence découpé dans le voile de nuit. Une apparence étrangère à sa nature. La chose se mouvait sans déranger le moindre gravillon, ni déplacer l’infime souffle d’air. Le cauchemar ressuscitait sous les yeux de la fée-lutin et de l’elfe qui avaient espéré un temps enfouir à jamais la mémoire de cette cruelle journée ; victorieuse certes, mais ô combien traumatisante.

Les spasmes du volcan s’accentuaient à mesure que la horde des Serakils convergeait vers le nid de son crâne. Les gradins du cratère étaient noirs de feu. D’un feu de colère bouillonnant.

La panthère d’érèbe bondit sans un bruit. Le Chasseur la happa au vol par le cou et lui brisa la nuque d’un mouvement du coude. La tête fauve, en se dévissant, se liquéfia, imitée par le corps, et l’ombre liquide s’évapora avant d’être ravalée par la Gueule d’Abîme. Laquelle recracha bientôt une meute entière.

« Ça, ça faisait pas partie du plan ! argua Tête-de-Pie.

— C’est Néropodès, elle aime improviser. » Fierté et chagrin se consumaient dans la gravité du traqueur.

Ils ne s’attardèrent pas pour débattre du bien-fondé ou non de l’improvisation au sein d’un plan déjà bancal, usé cent fois et depuis longtemps passé en roue-libre. Les vengeurs déployèrent leurs peaux de lapereaux et déguerpirent fissa tandis que les rejetons du néant investissaient la scène de l’arène, et que les orphelins du ciel déferlaient depuis les hauteurs de leur exil le cœur pulsant de Morbani.

Nazukahi griffait et frappait à s’en rompre les phalanges les suppliants réclamant sa protection, crachait aux visages laids de terreur ses invectives. Ses yeux brinquebalant en tout sens suintaient de folie. Se figèrent soudain, miroirs d’effroi aux reflets félins. Elle venait d’apercevoir l’engeance dégueulée par le Creux des Dévorés, ombres furtives se glissant dans le dos des démonidés ingénus, prélevant leur butin dans ce cheptel alléchant. Devant cette attaque surprise, ailes et cornes se dispersèrent : volée d’hirondelles pour les unes, harde de cerfs pour les autres. Le roi Chaos s’empara de Morbani, escorté de ses fidèles écuyers : Folie et Violence, et chevauchant son destrier baptisé Terreur.

Les monstres sauvages venaient pour chasser le monstre flâneur. Celles et ceux qui occupaient depuis toujours, ou presque, la place choyée de prédateur ultime, reines et rois de la chaîne alimentaire, voyaient à présent la cruauté naturelle se retourner contre elles et eux. Des prédateurs plus impitoyables encore, longtemps ignorés, surgissaient pour les hanter, leur dérober leur titre de gloire, les dépouiller de leur arrogance, les rabaisser à l’état de chair froussarde.

Nazukahi se retrouva bientôt seule en centre de la nasse, prise en étau par les horreurs des tréfonds et les abjections du ciel, abandonnée de ses sujets tout neufs. Vils traîtres inutiles. Démons et fées s’occupaient à se faire dévorer et écharper.

La sorcière-vampire muta, abandonnant avec regret sa cuirasse de dragon qui maintes fois l’avait épargné de cruelles morsures. Ses ailes de chauve-souris battaient de toute leur vivacité pour s’éloigner de la curée. Virevoltes pour éviter les ailes démentes, encore en pleine décuvée, ivres de terreur, qui s’égayaient dans les airs en se heurtant. On eut dit un combat de mouches.

Les démonifées restaient néanmoins plus chanceuses que leurs compatriotes démons limités à leur état de pauvres piétons. Dans leur bousculade, beaucoup trébuchaient. Et alors qu’ils se relevaient, une mâchoire leur prélevait le chef. L’arène scintillait du massacre. Des centaines de cornes clignotaient d’effroi, et ces signaux lumineux attisaient la lubie des gros chats noirs. Les monstrueux damoiseaux et damoiselles aux belles robes souillées s’empressaient de fuir les crocs et les griffes pour mieux se jeter dans les pattes magmatiques des Serakils. La peur paralysait leurs réflexions. Dix siècles d’expérience, de chasses conquérantes, s’évadaient de la mémoire de ces prédateurs ultimes changés en harde grégaire, prête à se jeter du haut d’une falaise pour mieux échapper à la meute carnassière.

Nazukahi les aurait méprisés en temps normal, mais l’angoisse lui rabattait son caquet d’arrogance. Elle ne valait pas mieux qu’eux face à la puissance innommable des Tréfonds. Tous n’étaient que proie du néant. Tant pis pour sa fierté. Tant pis pour le masque brisé. Tant pis pour ses ennemis encore vivants. Les fauves ténébreux ou les monstres de feu s’en chargeraient. Et nul rescapé n’aurait à témoigner de son infamante défaite. Quant à Nellis ?... Inutile d’y penser. Sa vie importait plus que tout. Et à travers elle son savoir incommensurable : celui qu’elle détenait comme celui qu’il lui restait à saisir. L’univers était sien, et sans elle ne valait rien.

« Plutôt fuir que d’oublier », tel était son plus précieux adage.

La sorcière grimpait désormais en piquet, étincelle dans l’œil de la lune, lequel semblait bizarrement rapetisser à mesure qu’elle s’en rapprochait. La faute certainement à ces nuages qui s’étaient mis à couver la nuit purpurine. Le rideau d’orage masquant les rides du Seratusor s’était comme qui dirait soulevé et servait dorénavant de couvre-chef au vieux volcan. Éclairs bleus et mauves zébraient le ciel de plus en plus couvert, tailladant l’astre-reine et voilant ses larmes sanguines. De violentes bourrasques se muèrent en furieux tourbillons, qui se fondirent en une énorme gueule vociférante. Nazukahi se retrouva happée par une ardente aspiration ; qui se mit à hoqueter, la secouant en tout sens à une vitesse folle. Elle n’était rien de plus qu’une feuille entre les doigts de la nuée déchaînée. Ses efforts pour se dégager du maelström ne servaient qu’à l’épuiser davantage.

Dans un ultime sursaut de volonté, avant que le monstre d’air ne la broie entre ses mâchoires, elle usa d’un sort pour créer une bulle de suspension. Son évasion se traduisit en chute vertigineuse. Retrouvant la maîtrise de ses ailes, elle s’empressa de guigner un abri, car au loin s’élevait un nouveau nuage, plus sombre que tous et craché par la terre ; un nuage de vive-mort : le terrible essaim noir. À côté de cette abomination, les panthères d’érèbe faisaient office de tiques. Rien ne survivrait à la voracité de l’essaim. Les insectes engloutiraient l’antique royaume de Morbani et rien, ni vestige ni souvenirs, ne témoignerait de son existence.

Nazukahi distingua les petits points noirs, silhouettes de moucherons, les démonifées cherchant à quitter leur maison ravagée par la folie, un nid douillet brusquement changé en plante carnivore. Celles qui échappaient aux éclairs et aux vents déments disparaissaient dans les volutes de l’essaim. Les airs à leur tour devenaient un piège aussi mortel que le sol ferme. Serakils ou félins pour les démons ; tornade ou vermine pour les démonifées.

Qu’importait à Nazukahi ; qu’ils crèvent tous ! Pourvu qu’ils fassent diversion. Elle avait déjà tout ce qu’elle voulait : le masque – du moins ses deux morceaux, foutu bâtard ! – et la mémoire de Morbani, bien au frais dans son grenier ombragé. Restait à trouver une porte de sortie ; rien qu’une petite crevasse, une embrasure.

Posée au sommet de l’immense pilier au serpent, véritable roman sculpté à la gloire du Roi d’Antan – Fléau Suprême pour certains –, la sorcière porta son attention sur la figure marbrée d’Ashari, le palais qui fut le sien cette saison. Une foule survoltée de démons survolée de démonifées s’y précipitaient comme s’il s’agissait de leur dernier refuge en cette terre agonisante. Idiots ! Ce qu’ils prenaient pour un terrier ou une forteresse ne serait bientôt plus qu’un tombeau. Mais Nazukahi, grâce à Morbani, connaissait par cœur le labyrinthe de galeries fourmillant dans les entrailles du volcan palatial, les artères bouchées et celles praticables, les bouches secrètes encore ouvertes. Sans plus attendre, elle se dirigea à grands battements d’ailes vers la grandiloquente demeure. La lumière de lune s’était élimée et ses lambeaux éclairaient avec peine l’arène du carnage. Les éclairs mangeaient le ciel ; l’essaim gobait goulûment les papillons.

La sorcière s’engouffra à l’intérieur via l’une des nombreuses terrasses. Murs et plafonds s’effritaient et se lézardaient sous les tremblements épileptiques du Seratusor. Les statues pleuraient la mort prochaine de leur foyer millénaire. La chauve-souris, bien qu’énorme, passait inaperçue des démonidés dont la peur trouait la vision de rapace, se mêlant aux ombres dessinées par les braseros, torchères et autres canaux incandescents. Les entrailles d’Ashari gargouillaient à s’en rompre la bedaine. Le palais ne tiendrait pas longtemps. Tôt ou tard les rejetons des Tréfonds viendraient à bout des bâtards de lave – à moins que l’inverse n’advienne. Quel que fût le vainqueur, le bastion de Morbani sombrerait sous l’assaut final. Ses créanciers mettraient du temps à noter sa disparition au milieu du fourmillement. Un délai précieux dont Nazukahi comptait user pour décamper aux confins et s’y faire oublier. C’est ainsi qu’elle avait toujours fonctionné, et cela lui avait réussi jusqu’alors.

Elle s’orientait vers la chambre royale. Là, parmi les mosaïques de cristaux, se nichait un tunnel discret, aménagé et débouchant à plusieurs lieues du Seratusor, au fond d’un canyon sans originalité, identique aux autres gouffres. Dans la galerie aux mille gemmes, elle abandonna le vol pour ramper au plafond, s’agrippant aux précieuses aspérités : diamants et émeraudes lui râpaient le cuir. Qu’elle regrettait ses écailles de dragon !

Une aiguille piqua son instinct ! Elle huma l’air : marqué d’une odeur familière ; et qui se réchauffait dangereusement. Les joyaux purs habillant le tunnel rougirent de plus en plus ; finissant par éclater en crachant leur feu liquide. Les gouttes de lave mordaient dans les membranes de ses ailes, lui arrachant des cris plaintifs, indignes d’elle. Revenant à sa forme primaire – cheveux longs couvrant son corps nu – elle s’abrita dans une bulle d’air figé. La pluie embrasée dessinait une œuvre d’art vivante : toute en gouttelettes de verre fondu. Mucus de lave dans une gorge irradiée. Une épaisse fumée satura sous peu la grotte liquéfiée. Mais Nazukahi était insensible à son pouvoir paralysant. Si lointain demeurait le temps de son dernier soupir qu’elle se le rappelait à peine.

« Sors de ton trou, petite souris », chantonna la sorcière-vampire.

Du fond de la galerie devant elle une silhouette se dessina dans l’air rougeoyant.

« Dieux, pourquoi t’es-tu débarrassée de mon cadeau ? Il t’allait si bien pourtant ce masque. Mieux que l’ancien. Confectionné par mes soins. Décidément tu es une ingrate. Incapable de respecter les règles élémentaires de l’hospitalité. Tu as menti et volé après que je t’ai sauvé, alors que je t’avais soigné et offert l’asile chez moi sans contrepartie. Et au lieu de te châtier comme tu le méritais, je t’ai laissée aller et vivre. Tant de bonté que tu me recraches à la figure. Quelle laideur ! Sous tous ses aspects. Enfin tu apparais au monde telle que tu es à l’intérieur. Ne vois-tu pas que je t’ai rendue service ? Cesse de te leurrer la face ! Oh, pardon.

— C’est terminée pour toi. Ton chemin – aussi long fut-il – s’achève ici et maintenant. Est-ce ainsi que tu l’imaginais ?

— Aucun besoin d’imaginer. Mon chemin n’aura jamais de fin. Il fait le tour du monde. Et une aube viendra où il englobera l’univers. Et qui sait ? Un jour peut-être contemplerais-je ce qui se cache derrière l’œil, le cerveau dans le soleil. » La sorcière-vampire s’interrompit pour lécher du regard l’averse grossissante de lave et ses ruisselets larmoyants le long des murs. « Hmm. Tu as avalé les larvelaves ? Toutes jusqu’au dernier ?! Je ne te croyais pas si sotte. Elles te dévoreront. »

Grand sourire écorché. « Je te mangerai avant.

— Ah ! Essaie donc. Regarde-toi, hideuse que tu es !

— Pauvre malade, c’est toi qui m’a infligé ça !

— Malade toi-même, tu t’es infligée ça toute seule. Il te suffisait de garder les mains dans tes poches et partir sans te retourner, mais non, il a fallu que tu me voles. Cupide, perfide, saleté ! Ton sort, tu ne le dois qu’à toi ! Nous-même n’avons été que son instrument.

— Comme tu seras celui de ta propre chute. Ce monde n’attend rien de toi. Celui du dessous par contre… »

Éclat de peur, dilué par les serres jaillies. Mais au lieu d’éventrer Nellis, les flammes gobèrent la main que Nazukahi ramassa précipitamment, hurlante de rage et de douleur.

« Ramassis de vermine ! » Rapidement elle retrouva un semblant de contenance vicieuse. « Si ce visage ne te suffit pas, nous te dépècerons de la tête aux pieds en prenant soin de n’épargner aucun morceau. Nous démantèlerons ton puzzle pièce par pièce, avec une minutie telle que tu seras consciente tout du long, jusqu’à ce que ton cerveau rachitique couine dans notre paume. Nous ferons de toi une œuvre comme le monde n’en a jamais connu : la première créature réduite à son plus infime être de son vivant. Oh ta vie sera longue. Nous le jurons sur chaque étoile. » Toute à ses serments d’abomination, l’engeance brandissait sa main en guise de témoin. La chair toute cramoisie se résorbait déjà sous sa peau neuve.

« Tu es folle.

— La folie est reine, ne le sais-tu pas ? Elle est partout, cachée dans chacune des ombres, prête à embrasser quiconque daigne la remarquer. C’est une solitaire, comme toi et moi, et sa douleur contamine les vivantes ; elle les dévore, les engloutit jusqu’à l’abysse. C’est sa façon d’être. Qui es-tu pour juger ?

— Celle qui va te tuer. » Et de nouveau la furie prit le pas : « Je suis Narabi’zuno’kar-hima ! Je crache à la face des seigneurs de la terre et du ciel ; je pisse dans l’œil du soleil et conchie la fosse au serpent ! Vous entendez ?! Nul d’entre vous ne saurait me contenir, car nous sommes vos peurs les plus enfouies, que nous extirpons de vos entrailles à la face du jour ! Et l’aube se recroqueville à la vue de notre crépuscule ! Toutes choses nous détenons – le savoir est création ! Narabi’zuno’kar-hima ! Le nom de l’univers !

— Plutôt celui d’un cadavre rampant qui s’éternise trop.

— Le seul cadavre qu’il y aura, c’est le tien que j’enjamberai. »

Le tunnel dégoulinant se fondit dans la nuit. Les ténèbres venaient d’avaler les flammes. Silence vibrant. Craquèlement. L’âme de la terre qui se déchire.

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