84. Barouf d'honneur
Le feu pourchasse l’ombre sans jamais l’atteindre. Pour la manger il doit s’éteindre. Et tel un vieux troll, sans ses crocs il n’est plus rien, qu’un tas de cendres tout juste fumant.
Le griffon se pencha sur Silène... morte ? Non. Seulement évanouie. Esseulée sur son rocher. Un oisillon couvé par l’ombre prédatrice.
Chamane braillarde. Tu me fais faire des cauchemars.
La douce voix l’extirpa des limbes. Accent familier. « Garlik ? »
La vue du bec énorme la désinhiba aussitôt du sommeil et la terreur l’encagea dans ses serres.
N’aie crainte enfant. Ce n’est qu’un rêve. Mauvais s’il en est, mais pas à ce point.
« Pas si mauvais, non, si tu es là. » Le plumage frétilla du compliment. Là et très loin d’ici à la fois. Soulagement si profond chez Silène qu’elle partit pour resombrer.
Clos tes pétales maintenant, jolie fleur, et jamais plus tu ne les rouvriras. Une vague puissante mais à la tendre écume déferla dans l’esprit vaseux. L’elfe épousseta ses souvenirs déchirés de ce douillet cocon, presque joyeux, que fut le séjour chez la sorcière trollesque.
J’emprunte le vaisseau de notre ami griffon. Il m’accorde l’hospitalité le temps d’un voyage. Je lui ai parlé de vos mésaventures. Elles encombrent mes nuits. Soucieux de mes angoisses, il a accepté de me conduire jusqu’à toi. C’est un brave ce griffon, pour taquiner le territoire des sphinx et des fées malines. Un roublard comme les nuages n’en pondent plus. Rien ne l’effraye. Exceptés les serpents, bizarrement.
Bref, je me disperse. Je suis ravie de te cueillir ici, petite cerise. On peut dire que tu as mis un sacré barouf en bas. Tu as secoué un vieux pouvoir qui s’ignorait. Et pour ajouter l’ail à la soupe, les tréfonds ont craché leur bile. Et voici que l’arène s’est mue en cirque. Grimpe vite, jolie souris, allons secourir tes camarades avant qu’un vilain chat ne les croque ou qu’un vorace moustique ne les pique. Hâtons ! Le griffon poussa un long criaillement.
Après hésitation face à l’imposante créature au bec en faux et serres en faucille, Silène se hissa sur les vertèbres plumeuses. Dans le creux des yeux rapaces elle reconnut la bonté de Garlik, y puisant une totale confiance. Depuis combien de temps n’avait-elle pas ressenti semblable légèreté ?
Elle déglutit alors face au tourbillon noir couvant le cratère invisible. Le vacarme des vents rageurs se crêpant la bise battant à ses oreilles sifflantes. Regard en l’air : la lune rouge s’était racornie dans son trou de nuit. Bon débarras !
L’herbe s’est changée en bois dur. Et voilà que le bois crache la braise. Et que le roc s’enflamme. La montagne se retourne tel un dé et le monde avec elle. Sur ces sinistres prévisions, le griffon plongea dans le maelström sur un long cri accompagné du chant terrifié de Silène, que la colère du ciel goba comme une confiserie.
L’ombre gigote aux braises, les flammes la font danser, et ce reflet de suie, tout en vénérant l’âtre, se garde hors de portée de son larmoyant appétit. Spectre orphelin qui se greffe à la lueur du foyer. Soumise comme toute chose aux caprices temporels. Sa mort n’est qu’éphémère, chaque nouveau jour la voit renaître. Forme prisonnière, elle s’étire pour échapper à ses racines, s’écartèle à s’en briser les contours, sans jamais parvenir à s’arracher au sol qui l’enferme. Une ombre, sans ses racines, meurt, tandis que le feu dévore son berceau.
Le royaume antique de Morbani, bâti de longue haleine, souffle de millénaire, érigé en monument de la chute des Ogres tyrans, fruit longuement mûri de servitude et de violences infâmes ; voilà que cette mythique demeure s’effondrait en une seule nuit, submergée telle qu’elle fut dressée : par la collusion de forces trop longtemps ignorées. Sa reine dévorée, c’était à présent au tour de ses sujets. Démons éviscérés par les félins muets ; démonifées happées par la nuée d’insectes dévoreurs. Dépouilles, quand il en restait – chose rare –, réduites en crêpes de charogne par les serakils au réveil mauvais.
Les Puissances Sombres, rancœurs enfouies, en cette nuit sacrosainte, avaient mandaté leurs servants sans âme ni conscience. Leurs légions néantisées s’étaient ainsi jointes au sanguinaire festival. La Gueule d’Abîme s’entêtait à vomir ses noirs essaims, rouges yeux et voraces mandibules, vermine gorgée de vide, et meutes érébéennes avides de curée. Leurs Altesses chthonidées, bien qu’allergiques à la Création, nourrissaient envers elle une parfaite obsession.
Et tandis que les Tréfonds crachaient leur bile, la Lune Sanguine se recroquevillait, non plus triomphante mais timide, son impériale majesté s’effaçant dans le tourbillon de cendres et d’éclairs. Son joyau éclat : englouti par les sinistres nuées vrombissantes. Sa pourpre couronne : dérobée par l’orage, tonnerre de dieux orphelins. Et au centre du maelström, portant la tornade en guise de tiare : un colossal serakil, plus grand que la crête du cratère sur lequel il était nonchalamment assis. Graine de ciel semée dans la carcasse d’un géant, fossile antique revenu pour hanter les souvenirs des démonifées dont la puissance s’était fertilisée sur les tertres des seigneurs d’antan.
Une nuit neuve s’était abattue. Nuit veuve de son pourpre lunaire, implosée en mille visages de couleurs : du vermeil boudeur au mystique azur, passant par l’émeraude pulsant et l’ocre fastidieux ; nacre suintant, fauve larmoyant, opale réservée, onyx trompeur, mauve virevoltant, améthyste fâcheux, cobalt crâneur ! Qui donc a invité ces importuns à mon anniversaire !? s’offusquait l’astre célébré, exilé de sa propre cérémonie.
Et voilà que deux retardataires venaient se présenter, comme si la piste de danse n’était pas assez bondée. Une piste de danse, que dis-je ! un enclos regroupant moutons et loups sans distinction. Les deux arrivants en question : nos amis sphinx, poseurs d’énigme à temps partiel et portiers à temps complet. Un posté sur chacun des versants du nid de ces dames : d’un côté l’entrée des démons, de l’autre l’arrière-cour réservée aux traqueurs de sorcière. Gardiens mus en danseurs majestueux, rivalisant de virevoltes dans la tempête rageuse comme si ce n’était là qu’un jeu, se moquant des vents violents ; vents étourdis, sans cesse changeants, s’entrechoquant tantôt puis s’écartelant. Leurs puissantes ailes capables de propulser au-delà de la stratosphère se riaient de ces pauvres souffles de bambin sur une bougie. Et ils chantaient, nos mythes vivants, leur trombone de baryton soulevant les trombes, déclamaient d’obscurs cantiques, nos antiquités volantes, ces virtuoses de la voltige, récitaient des couplets tout en points d’interrogation.
Intrigués par les rumeurs d’en-haut, ils étaient venus constater la cause de ces remous, tombant sur le pillage en cours de leur garde-manger : les fées nourricières, pourvoyeuses d’offrandes, réduites en pâté pour chat et compost pour insecte, vigne pressée ou hochet pour serakil. Quel gâchis que seuls les gloutons d’en-bas en profitent ! Ainsi se joignirent-ils à la curée, plongeant comme des rapaces à la vue d’une souris. La particularité étant que l’un et l’autre s’attardait chaque fois à questionner sa proie avant de la croquer. Démon ou démonifée au creux de la patte, ils attendaient que mauvaise réponse ou langue au chat soit donnée. Et si vérité était dite, alors ils relâchaient leur prise, respectant leur serment ancré comme instinct. Bon, après, les heureux sagaces, si fortune leur était donnée de survivre à la chute, n’en finissaient pas moins entre les crocs d’une panthérèbe ou sous les bottes d’un serakil. Ou encore dans la gueule bavarde de l’autre sphinx si la Fée Chance se moquait vraiment de lui.
L’offrande mange la poussière, le démon mange l’offrande, la démonifée mange le démon, la sorcière-vampire mange la démonifée, et le sphinx mange le tout. Pas de discrimination dans la tête du mythe, chacun a droit à sa question, et chaque viande se savoure à sa juste valeur.
Or nos volatiles monstres œuvrèrent bientôt à savourer leur querelle légendaire. L’orgueil d’un sphinx, c’est bien connu, ne peut souffrir de son reflet. Si bien que ces créatures brisent le moindre miroir qu’ils croisent et vont jusqu’à se battre avec les flaques d’eau. Deux egos aussi démesurés en un même lieu ne tardent pas à gonfler jusqu’à s’écharper.
Ou batifoler ? Difficile de dire chez cette espèce : ces deux actes sont parfois du pareil au même. Dispute et reproduction font hélas piètre ménage et un couple de sphinx n’arrive que rarement au bout de ses ébats. Une maladresse, telle un coup de patte malencontreuse ou une morsure trop prononcée, a tôt fait de rompre l’harmonie.
Mais nul ne s’attardait sur le ménage de ces deux antiquités, aussi vieilles que le monde, au bas mot, voltigeant d’amour et de haine dans l’œil d’un tourbillon, seul et unique spectateur de leur ballet mortel.
L’ombre brûle-t-elle ? La nuit n’est-elle qu’un incendie de ténèbres ? Flammes sombres et froides figeant le monde en l’absence du soleil. La braise meurt-elle quand son cœur s’essouffle, ou bien poursuit-elle son existence en tant que cendre ?
À cette fantasmagorie de questions, deux sorcières cherchaient une réponse, chacune la sienne, qui lui convienne. Employant pour ce faire, au lieu de mots, des sortilèges, factuels enchantements plutôt que théoriques arguments.
Or, les remous ardents de leur vif débat instiguait de vils remugles dans les intestins de Seratusor. Les tunnels de roche et de cristaux, changés en artères de lave, arrachaient d’affreux spasmes au triste volcan malmené par toute la vermine s’agitant sur sa chair comme en son sein. Et pendant que l’ombre et le feu se chamaillaient entre ses viscères, les serakils, ces grosses tiques d’ordinaire discrètes, rendus fous par cette maladie que l’on nomme « conscience », s’acharnaient à maltraiter sa pauvre carcasse de vieux volcan ; la nuée de moucherons vrombissait à ses oreilles bouchées mais pas assez hélas ; le sang des scarabées cornus et papillons voraces souillait sa peau qui, trop sèche, craquelait et fissurait de partout. Sans compter sa vessie pleine lui imposant une souffrance de tous les démons.
Et voilà en prime que le lit douillet sur lequel ses fesses granitiques reposaient depuis sa lointaine, très lointaine naissance, ce chaud matelas gonflait, gonflait, que l’air bouillant de ses artères s’accumulait dans sa panse au chant malingre des gargouillis. À croire qu’il allait vomir un autre ver intestinal !
CRAAAAAC !!! ! ...
!! !!! ... BAHOUUUUUM !!! !!! ! !
... FSHUIIIIIIIIIII ;; ;; : ...
… … ! ! !! BROOOOOM !!! ! !!!! …
Est-ce le monde qui s’effondre sous son propre poids ?
Se questionnait le volcan devenu champ de bataille et tertre dans la même veine.
Lui qui se souvenait parfaitement des premiers jours de sa vie, quand deux gras soleils brillaient dans le ciel, que les nuages de soufre brouillaient leur lumière jumelle. Les braillements de ses frères et lui, nouveau-nés. Leurs rototos qui vous ont sculpté les continents depuis les fondements d’un océan primaire, dont la vessie planétaire ne recelait alors qu’une lampée de primitifs : des têtards flatulant, insouciants d’inconscience, dans ses eaux jaunâtres.
Seratusor, c’est ainsi que les dieux l’ont baptisé, lorsqu’ils étaient les seules entités pensantes de la terre en manque de chair. De la fiente de volcan, les forêts se sont nourries. La pluie a lavé le soufre du ciel. Alors Seratusor put contempler les étoiles pour la première fois. Et jamais il ne s’en lassa. Quelle tristesse lorsque, forcé d’évacuer ses gaz au risque de déchirer la terre, ses brillantes amies partaient se cacher, humiliées par son navrant spectacle. Mais elles revenaient toujours, trop curieuses pour ne plus jouer, se gardant toujours à distance de ses feux d’amour. Oh qu’il rêvait de bras pour caresser ses chers amours ! Et qu’il jalousait les dieux à se garder cet amour pour eux. Eux qui sculptaient de si belles pièces à partir de ses rochers, ils auraient pu lui en tailler une paire, des membres assez longs pour qu’il puisse toucher son désir.
Les diamants qui poussent dans ton ventre devront te suffire. Si nous te taillons des bras, tu iras dévorer toutes les étoiles du ciel, et la nuit noire engloutira tout. Car tes princesses sont nos gardiennes. Sans elles la lumière des soleils ne suffit pas à tenir le néant à distance. Paroles ô combien douloureuses pour Seratusor. Qui firent naître en lui un autre néant. Car chaque nuit il en absorbait un peu plus, tandis qu’il ruminait ses déboires amoureux et que ses adorées le narguaient de leur inaccessibilité.
Ainsi donc virent le jour – ou plutôt la nuit – d’autres dieux, reflets ténébreux des originaux, versés dans l’eau noire, divinités dites Sans-Nom, Innommables parmi les Exilés, Chnonidés de leur état, pas même oubliés car jamais rencontrés, le fruit de lustres de rancœur. Car amour et rancune forment deux facettes d’un même cœur, ses deux ventricules. En l’occurrence le cœur d’une montagne. Et pas n’importe laquelle : de celles qui enfantent d’autres montagnes.
Seratusor a engendré – à son corps défendant – ce qui n’a jamais vécu et ne pourra jamais vivre. Des morts-nés que le mort même refuse d’adopter. Y compris les démons, créatures du noir, élevées par la nuit, jouant à cache-cache dans ses labyrinthes obscurs, en viennent tôt ou tard à embrasser la lumière du jour. Mais pas eux. Non. Les gueux d’en-bas mendient pendant que les dieux d’en-haut les agonissent. Et entre ces deux haines anciennes, la vie pullule comme la vermine.
Ver, sort de mon ventre !
CRAAACRrrrooOOO !! ;;; ,.. BAHOUUUUUM !!! !! !
Ses jambes manquèrent de le trahir alors que le sol chancelait comme un elfe imbibé de liqueur à la nouvelle lune. Dans les coulisses, un Jilam en nage à la poursuite d’un Mú hérissé avalait les escaliers abracadabrantesques et couloirs interminables des démonifées. Celles qu’il croisait tantôt, ainsi que les démons, l’ignoraient superbement, comme si croiser un humain en ces lieux répondait à la logique, tant concentrés qu’ils étaient, tous ces monstres sans foi, sur leur propre effroi.
« Va-t-en ! l’avait enjoint Nellis une énième fois tandis que l’air autour d’elle se mettait à vibrer, que les tentures aux murs de la chambre royale grésillaient en fumant, que les draps empruntaient les flammes des braseros, et que sa propre sueur se volatilisait à peine crachée par ses pores, que ses cheveux humaient le roussi et que de nouvelles tâches sombres venaient marquer le poil de Mú. Sa folle d’épouse avait avalé la bolée de larvelaves sous ses yeux, sans qu’il n’ose l’interrompre, conscient que ç’aurait été inutile de le tenter, et que de toute manière il était resté figé, incapable de comprendre, encore moins de réagir. Et les yeux de Nellis, bons dieux ! Seuls vestiges épargnés de son visage écorché, ultime beauté de son souvenir. Les voir éclater comme des marrons sur le feu, puis fondre comme la guimauve... Non, non. Le grésillement de la viande à la broche et l’odeur grasse prégnante qui l’accompagne. Horreur indicible ! Médusée. Telle que même l’estomac de Jilam s’était pétrifié. Pas de nausée, simplement le froid, prégnant jusque dans ses os, son cœur gelé, tambourinant dans le vide.
Nellis suffocante. Son corps fondu. L’image atroce le pourchassait malgré ses effort pour y échapper. C’est vraiment débile, se dit-il, de fuir un souvenir en courant. Comme de courir après d’ailleurs. Fuyez un souvenir et il ne vous quittera pas ; courez après et il vous évitera toujours. Dans ce cas, ne valait-il pas mieux le chercher pour mieux le fuir ? Ben non, trop facile ! Un souvenir, mauvais ou bon, sait ce qui compte pour vous, impossible de le duper. Ainsi qu’il est vain de vouloir se duper soi-même. Jilam s’y était longtemps essayé. Tout comme Nellis. Et tous deux, en fin de course, essoufflés, pointe au côté, n’en étaient pas moins rattrapés. Tout effacer et recommencer à zéro ? Technique de sorcière. Brutale mais toujours insuffisante. Et chaque fois, quand il ressurgissent, les spectres enterrés portent un visage plus hideux encore qu’avant l’oubli forcé.
Le jeune homme puisait dans ses derniers retranchements pour ne pas perdre la trace vive de Mú. Le maudit mustélidé, à moitié félidé et l’autre fêlée, fuyait lui aussi l’image de leur âme sœur partagée prenant feu. Vaine galopade : le souvenir gambade au rythme de son porteur. Rien ne sert de courir, garnement, mieux vaut pleurer à point. Devise ainsi formulée un jour par une certaine Niu. Chère Niu. Agaçante Niu. Désormais réduite à des lambeaux de peinture dans une mémoire trop pleine – ou pas assez large ? Que ne lui avait-il couru après plutôt que la laisser s’en aller. Ou s’en aller lui-même, tiens, ça aurait probablement mieux valu.
Au lieu de Niu, c’est sur une bouille de marmotte, au pelage jaune coquelicot, que l’infortuné Jilam tomba. « Ô là moutard kéké kit’veut manger les fesses à cavaler comme ça ?! » l’alpagua en mots Motus, en même temps qu’il l’alpaguait physiquement par la taille.
Oh juste deux ou trois cauchemars : un Quo mourant pour le plus frais, des chimères de regrets, plus l’amour de ma vie qui fond comme une guimauve sur le feu. De quoi peupler deux trois réincarnations de traumas.
« Pas le temps de niaiser Motus ! C’est le moment ou jamais de décamper !
— Ouais t’inquiète fauvette, répliqua l’animal au pelage fauve tape-à-l’œil en lui martelant le dos d’une brutale amitié, l’Motus l’avait ben cru piger k’le tonnerre de diou c’était ben l’genre de signal que toi et tes copines nous z’avez tambouillé. J’gueulais d’ailleurs à ma marmaille de s’préparer à décaniller quand tu t’es pondu là, toi et l’fauve. »
Derrière lui les offrandes rescapées du festin des démonidés attendaient sagement, sans un bruit. Plusieurs dents claquaient chez les conscients, le reste pissait le néant.
Mousse bondit sur Jilam, l’accueillant comme un roi d’une pluie de couinements et de languette rose et soyeuse. Si douce contrairement à son dangereux poil moussu. Que le jeune homme se garda bien de caresser. Cent une fois mais pas cent deux ! Pas le moment de roupiller quand le monde s’effondre.
« Euh là ! tention merlan ! intervint Motus. Pô l’moment d’nous câner l’Jilam. Sacré Moussapic ! » Et de se bedonner le nombril. « L’en a rempli les picots ! Qué s’trouille la bouledépines et v’là ki léchouille. Bô lapinou tain ! Picamousse les pétoches mais ça sait donner l’réconfort. P’tit brave qu’on a ! Motus qui dit !
— Ouais, ouais, moi aussi je suis content de te voir, ahana le jeune homme, tête agitée pour s’extirper des papouilles de l’excité. Allez vite faut qu’on se sauve !
— Késsékon fuit p’tiot pour vrai ? »
Oh le feu en bas. Le feu en haut. Le feu qui mange la pierre et te la régurgite. Un feu de dieu. Le feu des cœurs vengeurs. Qui les empoigne et les garde. Le feu que la terre couve et qu’il couve en retour. Le feu de toutes les étoiles en une seule.
« Pas le temps, Motus, magne-toi le trognon ! »
Déjà Mú talonnait le pavé, Mousse dans son sillon.
Motus héla ses ouailles : « Allez cabosses ! Z’avez capté l’gars Jilam, on s’gigote et fissa ! »
Et les faces-de-cire de se mettre en branle tels les moutons que le berger lâche dans le pré.
Le sol et les murs vibrèrent de plus belle pour saluer leur farandole. Danse de granit et de marbre aux refrains rauques d’agonie.
KiiiIshWiiiIII … ;;; BrOuuuVrrRÂSh !! !!
… ;;: ….
CrRaKÂ TrrrRBrÔlll !! ;
Dans les fontes du cratère, plus poreux à chaque flatulence de volcan, entre deux poches de gaz percées, Reyn et Tête-de-Pie bataillaient à brûle-pourpoint pour leur peau. La cheffe des Rats Chevelus s’était dégotée une patte d’arachnodon de leur arsenal émietté et la fée-lutin récoltait des pierres qu’elle balançait ensuite à main nue en plein dans les museaux félins qui avaient l’audace de taquiner son espace personnel. Dans la cohue, elles avaient perdu la trace du Chasseur, sans loisir de le chercher. Muscles et pensées, gonflés de soufre fiévreux, se consacraient à réchapper aux griffes de néant tout en évitant de respirer le panard d’un serakil ou de tomber sous la piqûre d’un taon.
Les démons, réduits à l’état de chiards, pour tout danger se contentaient de les bousculer dans leur débandade. Jamais Reyn ne les aurait imaginés si couards. Vils, ça oui, profondément égoïstes, capables de marcher sur un congénère pour se hisser au sommet d’un rocher, certainement, mais lâches au point de détaler sans même songer à se battre, tels des léporursidés face au furet-léopard, ça non. Pas même en rêve. Quo avait représenté mille fois la valeur de ce ramassis réuni de loques en soie. Et les démonifées ne valaient pas mieux. Fortes de leurs ailes, elles n’avaient pas fait montre d’un soupçon d’hésitation quand il s’était agi d’abandonner leurs cousins cornus à leur funeste dilemme : charpie ou purée ? Qu’elles devaient s’en mordre les ailes à présent, alors que la tempête les avalait ou bien les clouait au sol. Reyn s’imaginait avec délectation leur beau fard couler sous les grosses gouttes de sueur. L’elfe osa un bref regard au ciel : les nuées tourbillonnantes zébrées d’éclairs menaçaient d’engloutir d’une seule bouchée le cône du volcan. Reyn déglutit. Leur chance d’extraire leur couenne de ce fourbis s’annonçait plus que maigrelette ; pas de quoi nourrir un espoir guenilleux.
La tête dans les nuages, sa lance dévia, et la patte griffue transperça sa garde. Elle-même n’en réchappa que grâce aux précieux réflexes de Tête-de-Pie. Le caillou frappa la panthérèbe en plein œil. Le crâne fracassé vomit une fumée noire sans odeur ni réelle consistance. C’était comme respirer la brume. Le monstre n’émit aucun son. Il se contenta de rouler à terre et de ramasser sa queue. Plus vive, Reyn planta son arachnodon dans le félin difforme ; qui s’évanouit dans un tour de passe-passe fumeux.
« Pas le temps de rêvasser, ma grande, t’en auras tout le temps bientôt ! » Tête-de-Pie devait hurler aux oreilles de Reyn pour se faire entendre un tant soit peu. Entre les cris des démons, les vrombissements de l’essaim, confondus avec les rugissements du vent, les coups de tonnerre et les gargouillements du volcan, votre cervelle jurait de tourner céleri râpé. Au moins les panthérèbes avaient la décence de jouer avec vos viscères en silence. Gentilles filles.
Coup d’œil en arrière pour s’assurer que sa camarade la suivait. Halte ! Panique ! Pas de Tête-de-Pie. Reyn passa en revue le chaos, souffle court, cœurs à deux pompages de l’arrêt net. Ballet d’yeux, une fois, deux, trois, toujours aucune silhouette familière. Une panthérèbe tranchée en deux. Si ! là, derrière le voile fumeux qui s’évapore avant de reprendre forme féline. Reyn se précipita au devant du reflet glissant, se jetant presque sur la fée-lutine. Pas un mirage, ouf ! La syncope la titillait encore. « Foutue carcasse ! me fais plus jamais ça ! »
Mais Tête-de-Pie ne l’écoutait pas. Chassant la sueur d’un battement de cils, l’elfe constata que son amie tenait quelque chose contre elle. Une fée ! L’une des servantes esclaves des démonifées. La fée-lutin lui avait détaché les ailes, mais les pauvres membres chétifs et amorphes n’auraient jamais pu porter dans les airs un quelconque poids, pas même sa maigreur d’affamée. De toute manière la fée famélique ne semblait aucunement désireuse de prendre la poudre d’escampette. Son regard, noyé au trompe-la-mort, ne percevait sans rien concevoir du carnage perpétué autour d’elle. L’unique pensée concise dans son esprit résidait dans le souhait de ses maîtresses, dont elle attendait sans impatience la prochaine consigne.
« Viens et lève-toi ! » lui lança avec fermeté Tête-de-Pie. Rien. La pauvre gamine ne broncha pas.
« Oh non, non, non, s’interposa aussitôt Reyn. Pas question qu’on l’emmène. » Et se trimballer ce poids mort ! La seule compassion valable voudrait qu’on l’achève ici-même. Elle avait beau se garder de formuler tout haut ses pensées, Tête-de-Pie les captait très bien.
Celle-ci réitéra son ordre, une fois, deux fois, en y insinuant toujours un supplément de cruauté et de mépris. Enfin, elle dut adopter le bon ton, car la fée servile daigna réagir. Elle se leva, son regard vitreux toujours mangé par le vide.
L’elfe saisit fermement sa complice par l’épaule. « J’ai dit non ! » Tout en renvoyant l’expression de défi que lui assénait Tête-de-Pie. La suppliant en son for intérieur. Je t’en prie, ouvre les yeux, ne vois-tu pas qu’elle est déjà morte ? Que restait-il de l’identité à l’intérieur de l’enveloppe après tout ce trompe-la-mort ingurgité au fil de sa servitude ? Il suffisait de plonger dans l’abîme des yeux pour constater l’absence de raison derrière les rétines lavées au phosphore.
Comme pour achever sa triste réputation de matricide aux cœurs flétris, le sort surgit pour trancher en sa faveur. Reyn n’eut le temps que de plaquer Tête-de-Pie au sol au moment où une gueule noire leur arrachait la pauvre fée des mains. Une fin violente pour un long calvaire. Aucun cri, de frayeur ou de douleur. Ce n’était qu’une chrysalide vide qui se faisait dévorer.
Alors pourquoi ce pincement ?
Pas le temps de pleurer, ni de songer. Reyn tira la fée-lutin encore sous le choc derrière elle. Leur fuite éperdue se poursuivit, plus désespérée que jamais.
Tête-de-Pie ne se laissa pas longtemps abattre. Elles croisèrent encore quelques fées serviles égarées ça et là dans leur traversée du cratère. La fée-lutin passa devant en les ignorant, retenant ses larmes, les gardant pour plus tard ; dans l’espoir qu’il y en ait un. Son chagrin, elle le métamorphosait en rage, rage de vivre, rage vengeresse, qui infusait dans ses lancers de poing.
En s’éloignant du centre de l’arène du festival, les panthérèbes s’effacèrent au profit d’une forêt mouvante de serakils, et nos deux comparses furent dès lors contraintes de zigzaguer entre les jambes de grandes créatures ; les plus petites étant les plus dangereuses. D’autant que leur couenne s’avérait sacrément plus solide que celle des chats de fumée. Heureusement le cuir d’arachnodon taillait le diamant, et la carapace en scorie des serakils se tranchait comme du gras de bedaine classique sous le croc de Reyn. Léger bémol : l’engeance pissait du magma au lieu de sang, et mieux valait écarter vivement les pieds pour éviter les giclées. L’agilité et les réflexes des vétéranes de l’ancien monde eurent néanmoins raison de leur échappée.
Mais elles n’en demeuraient pas moins piégées – comme des rats, si on l’osait. Acculées par la meute des Tréfonds, entraînées par la cohue des démons, forcées de louvoyer entre les fossiles hantés, elles avaient trop dévié du seul chemin conduisant à l’unique porte de sortie : le grand portail creusé par où elles étaient entrées. Reyn pouvait jouer de son sens inné de l’orientation, elle ne détenait pas le pouvoir de se fondre en liquide pour passer outre le décor, tout en crête dentelée et si escarpée qu’un mammours s’y casserait les défenses.
Les deux Rats Chevelus, faute d’échappatoire en visu, portèrent leur désespoir sur un dénivelé moins nivelé que les autres ; lequel les conduisit à un promontoire, assez proéminent pour offrir une jolie vue sur l’horreur. Cul-de-sac en vérité ! Un croc rocailleux poussant de travers dans la falaise. Chicot moisis plutôt.
Reyn râla un long soupir de désarroi. Un tantinet d’aise aussi, car elle était heureuse de pouvoir souffler. Bien sûr, rares étaient ceux à choisir le lieu de leur mort. Mais Reyn avait imaginé un cadre un peu plus… Enfin, ça valait toujours mieux qu’un marais puant, un vieux gouffre schizophrène, ou de finir congelée sous une avalanche, ou digérée dans le ventre d’un mammours, pire encore ! celui d’un démon.
Ah, démone, où es-tu quand on a vraiment besoin de toi ? Avec elle, leurs chances de survie auraient été nettement meilleures. Eh bien, eh bien, c’est qu’on a sacrément évolué Reyn reinette, princesse de rien, grande sœur d’une fraternité d’âmes foireuses. Ce serait-y pas les cœurs de démone qui t’ont fendu les tiens ? Et Reyn de se mordre les lèvres jusqu’au sang, s’adressant à Quo : T’as toujours eu un sacré don pour me mettre en rogne. Enfin, je sais que c’est pas bien compliqué.
Ouais, mieux valait qu’elle parte maintenant, avant qu’elle ne se reconnaisse plus du tout. Elle se rassurait comme elle pouvait : au moins partirait-elle avec meilleur panache que sa mère.
En contrebas cinq, six, non huit panthérèbes escaladaient le chicot de roc carié, silencieuses comme la mort qu’elles couvaient, leurs coussinets d’ombre ne dérangeant pas même un gravier.
« Jolie vue tu trouves pas ? » Coup de coude de Tête-de-Pie. Reyn suivit son regard. Le contraste entre ciel et terre, chacun et chacune remué par son chaos propre, des miroirs face-à-face aux reflets pourtant étrangers, se déformant l’un et l’autre. La gueule de tempête tentait d’aspirer la gueule de volcan qui, pour la contrarier, s’affaissait davantage, ses lèvres craquelées bavant des fumerolles ocres ou terreuses que les vents, tels des pinceaux, venaient récolter pour en peindre les nuées folles. Pas de rouge, c’était au moins ça. Et pas de lune non plus. Gobée comme une vulgaire noisette. Pas même mâchée. C’en était fini du gros œil gonflé de conjonctivite.
« J’ai vu pire », grommela l’elfe.
Mais la fée-lutin ne l’écoutait pas, concentrée à cueillir les scories et les jeter en pâture aux museaux ténébreux, qui en réponse crachotaient leur vilaine suie inodore. Reyn brandit sa lance. L’épiderme d’arachnodon, outre quelques éraflures mineures, ne souffrait d’aucune usure sévère. Rien d’étonnant à ce que ça ait percé le ventre d’une démone sans gémir. Une fameuse arme. Sinistre cimeterre. Hormis la pauvre Quo et deux chiens infernaux, elle n’aurait rien éventré de vivant, pas un démon, ni une démonifée, encore moins une sorcière-vampire. Reyn se consolait de sa vengeance envers les molosses. Au moins n’emporteraient-ils pas sa couenne dans l’au-delà.
Elle se surprit à songer à sa mère. Chose régulière ces derniers temps, si rare auparavant. Eh bien, mère, tu auras sous peu tout loisir de m’étouffer de ta morale. Elle s’interrompit. À quoi croyait-elle au juste ? Pensait-elle vraiment qu’elle allait revoir sa mère dans un certain ailleurs par-delà ? Ou que leurs essences allaient se mélanger parmi les esprits ? Penchait-elle plutôt vers la réincarnation ? Étrange, compte-tenu de son passif, qu’elle n’y ait jamais vraiment réfléchi. Attends. Non, sûre et certaine, pas même un peu, même sans sérieux, ne serait-ce que pour se divertir d’un soir d’ennui, d’une nuit d’insomnie ou encouragée par la liqueur de mûre ; qui avait surtout tendance à la rendre hilare, plus plaie que d’ordinaire, et à lui faire tout oublier dès le lendemain. Non. Forcée de constater qu’elle ne croyait en rien, pas plus à la mort qu’autre chose.
La brutale révélation lui souleva un rire grisant. Ce soudain éclat cueillit l’attention de Tête-de-Pie, interrompant sa partie de caillou-chat. « Après Madame Je-suis-au-fond-du-trou, v’là t’y pas Madame Je-me-fends-la-souche. Hé tu crois pas que ce genre de moment çà mérite un peu comme qui dirait de sérieux ? »
Les deux amies s’entre-regardèrent… et explosèrent de concert dans un tonnerre de joie et de folie. Elles riaient à la face de la mort et leurs postillons ricochaient sur sa belle peau spectrale, à l’image des cailloux de Tête-de-Pie, qui se remirent à pleuvoir sur les museaux noctambules.
Allons, de grâce, lavez-moi ce visage solennel, il ne s’agit que de mourir. Il y a des choses plus graves. La vie par exemple ! Et Reyn éclata de plus belle, tranchant au passage une bouille de félin, traçant une sorte de rictus dans le museau devenu bouillie, avant qu’il n’explose en fumée sur les rochers.
GRRRRRROOOOMM !! … ;
TAVRRRRBRRRR-KÂM ! ! .. ; BRAM !! !!!! BRAM !! ! ! ;;;
… … ... ? BRAAAAHOUUM !! ! ! !!!

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