87. Discours de sourds entre aveugles

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Gavé de tout, et surtout de folie, Seratusor pousse son dernier cri : un rugissement de bouillon trop cuit, propre à l’arracher de ses gonds terrestres et l’envoyer en orbite rejoindre ses amours d’étoiles. Ashari, palais grandiose, cœur des cœurs de Morbani, par cet éternuement de volcan, se délite en millions de scories balancées à la face de l’ouragan. Les postillons retombent en une averse incandescente qui achève tous les tourments, de ceux qui, dans l’antre du cratère, s’entêtent à respirer. Les roches fuligineuses scellent la géante pierre tombale, élevant un immense tertre par-dessus : nouveau cône pour le volcan après sa mue, bouton d’acné en guise de tumulus. Le tapis de cendres encore chaudes ronfle comme ogre. Les cloques de lave éclatent en ruisseaux rouges et sifflotants, et de ces rus sauvages grandissent des fleuves amoureux, qui s’enlacent pour donner naissance à une mer intérieure, de feu liquide au parfum suffocant.

Les nuées gobent les cendres, braises et fumées, se gorgent d’elles, gonflent comme un ventre, encore et encore, débordant du cadre du volcan pour s’étaler sur les monts voisins, se répandre dans les cols et remplir le nid des vallées. Faune et flore du pays, déjà faméliques, les voici carbonisées, pétrifiées dans des cocons cendreux. Les Gorges Sans-Nom, ce nid de misère que l’esprit oublie dès que l’œil se détourne, aujourd’hui voué à disparaître pour de bon, ses veines bouchées par le chaos déferlant. Les voix sans gorge toussent dans leurs gorges jusqu’à s’étrangler, et puis meurent, persuadées que la rancune ne vaut pas tant de haut-le-cœur. Un volcan, dans son ego, jamais ne meurt seul, et emporte dans son trépas une foule de vie et d’inertie, des mondes entiers parfois. Rien n’est immobile. Y compris les montagnes vieillissent. Les morts, quand à eux, périssent encore. Les fantômes partent les premiers. Champs cendreux ensemencés de graines de momie, comme autant de cocons tombés des cieux. Œufs de dieux ? Non. Cercueils d’immortels. Présent pour toujours figé dans le gris.

De retour au puits du drame. Des vagues de roche aqueuse émergent des poissons aux écailles de verre fondu. Les Serakils se relèvent victorieux du nid de l’éruption. De massacre en hécatombe. La fin d’une race toute entière : celle des démonifées. Happée par le feu, ses vestiges balayés par les vents, mémoire condamnée au néant. Néant de l’essaim vorace et des panthérèbes lui-même consumé par la furie de Seratusor.

Le Creux des Dévorés, gavé du sang de terre, digérait à présent la dernière fournée d’âmes récoltées. Mais celle que les Innommables convoitaient par-dessus toute autre manquait encore à l’appel.

Or l’absente se tenait là, narguant ces seigneurs lapins à deux pas de leur terrier, perché sur le pilier au serpent, figure du Fléau Suprême d’Antan devenu phare sombre au milieu d’une mer illuminée, où les baleines rocheuses pataugent dans l’eau volcanique. Nazukahi. L’anguille glissant entre les doigts des dieux honnis. Le pistil d’une fleur d’ombre. Chaque pétale dessinant une silhouette propre, celle de ses victimes, si anciennes pour beaucoup. Les ténèbres rescapées du brasier convergeaient toutes vers son sinistre flambeau. La sorcière-vampire avait égaré sa robe en lambeaux, un châle obscur masquait ses formes avariées. Vêtue de ses ombres, elle continuait de dominer son monde : royaume millénaire qu’elle avait usurpé puis fait sien, le rendant aussitôt éphémère à peine la tiare coiffée.

Tout ça à cause d’un pouce ! enrageait-elle, étranglée par sa mansuétude envers Néropodès dont elle avait trop abrégé le trépas à son goût. Et d’une prière adressée à ses créanciers : Puisses-tu toujours et à jamais pourrir là en-bas.

Plop ! Son attention s’éveilla, vers une flaque noire crevant la surface rouge vif de magma sous l’œil narquois du Roi de Jadis. Une ombre en émergea. Pas l’une des siennes. Une ombre faite de feu. D’un feu brûlant tel un astre au milieu de cette mer de sang délavé, bave dégoulinant des lèvres du volcan traversé encore de spasmes, vomissant ses nuées dans l’œil de la tempête qui reculait en fermant sa paupière. Le brasero de Nellis se réfléchissait dans les ombres de Nazukahi. Mille visages dansaient dans l’air suffocant. Les cœurs chantaient la folie, celle qui dévore toutes les peurs. La vie avait perdu ses instincts. Il n’était plus de lendemain. Les hiers s’étaient envolés.

Des larmes de lave labouraient les joues calcinées de la sorcière devenue flamme sur sa bougie fondant à grande vitesse, les mêmes larmes dégoulinant du cratère ravagé de Seratusor. Sa langue s’était consumée, à moins qu’elle ne l’ait croquée sous l’effet de la douleur. Douleur si atroce qu’elle ne se la rappelait plus. Ne se rappelait plus tout court. De rien. Qui elle était ? Où elle se trouvait ? Pourquoi ? Ne restait de son être qu’une chose simple : l’envie pressante et démente de tuer Nazukahi. Cette volonté s’était imprimée dans son esprit aussi craquelé qu’une bûche mangée par le foyer. Supplice envolé depuis que ses nerfs avaient brûlé. Au moins ça. Demeuraient les grattouilles de larves ventrales, progéniture bien au chaud dans le cocon de son estomac, la dévorant peu à peu de l’intérieur. Elles les sentaient se repaître, et même sans nerfs, le désagrément n’en était pas moins intense.

Maigre compensation face à la nature du pouvoir qui littéralement l’inondait, imbibant chaque fibre de son corps. Corps écorché comme son visage : une peau de suie couvrant sa chair grésillante, rien de plus qu’une enveloppe jetée à la cheminée. En échange de sens décuplés. Ses yeux, bien que fondus, réduits en flaques croupissantes, n’en voyaient pas moins des profondeurs caverneuses de leurs orbites, percevant la chaleur et ses sources. Or il n’était qu’une entité en cet univers embrasé qui demeurât froid. Tâche sombre au centre d’une toile écarlate : Nazukahi !

Du haut de son suprême perchoir, la sorcière-vampire observait la chose qui fut il y a peu une consœur, la langue gonflée de dégoût ; également viciée d’une autre saveur amère, moins familière mais qu’elle connaissait par cœur pour l’instiller aux pauvres palais qu’elle croisait : la peur ! Cet effroi tétanisant dont elle était si prodigue mais guère amatrice. Si toutes les connaissances sont bonnes à prendre, certaines valent plus que d’autres, qui peuvent s’oublier sans mal aussitôt apprises, tel était son credo. Le savoir n’était, selon elle, ni l’égal d’autres matières, ni égal en lui-même. Connaître la peur pour elle-même pouvait s’avérer utile. Préserver la savoir avant tout, y compris sa fierté. Face aux Seigneur des Tréfonds, elle avait toujours privilégié la fuite. Ils n’avaient rien à lui apprendre et eux cherchaient à tout lui prendre. Des jaloux, voilà tout. Du mépris plus que de la crainte envers eux. Du moins s’en persuadait-elle.

Mais là, devant cette chose bipède debout sur la surface de feu aqueux, en équilibre sur le lit du magma, angoisse et curiosité se bataillaient en ses cœurs morts. L’envie de disséquer ce corps carbonisé et pourtant encore vif la démangeait affreusement. Les larves à l’intérieur valaient à présent plus chers que tous les météores du monde, car ils avaient goûté la chair de sorcière. Qu’allait-il se passer à présent ? Nazukahi aurait aimé s’attarder pour le voir. Mais sa vie si précieuse importait plus que son impérissable et morbide convoitise.

Nellis perdait abondamment son sang via les entailles qu’elle s’était elle-même infligée aux bras. Un sang devenu arme et qu’elle pouvait modeler selon ses envies. Envies décuplées autant que les possibilités qu’elle avait de les combler. Tout, elle pouvait tout ! Si ce n’est rajeunir le temps. Un temps qui lui était cruellement compté. La puissance confiée par les larvelaves, ces même larvelaves la récupéraient à mesure que ces ardents créanciers consommaient leur débitrice.

Masque de pyrite en fusion. De la fumée crachée par ses pores. Une mosaïque ardente immortalisait la carcasse déchiquetée de Morbani. Plus besoin de se retenir. Libre ! Le feu avait mangé ses cheveux, ses yeux, sa peau, le monde dans son entier, la réduisant à un cerveau dans un squelette de brasier, conscience à la fois toute-puissante et fébrile guidée par une faim dévorante : celle des parasites qu’elle-même nourrissait. Un feu inextinguible dans la creux de sa main, qui sous peu la fera fondre comme le volcan fond sous ses propres larmes.

Dévore les serakils ! boit la lave ! toute cette mer ! le sang de Seratusor ! de la terre ! qui dégouline de partout ! lape avant qu’il ne sèche !

NON ! D’abord le kraken d’ombres au sang d’encre.

Viens, viens là, abomination ! Les ombres de Nazukahi s’étirèrent depuis leur foyer d’obélisque, comme un oiseau déployant ses ailes par dizaines ; plutôt centaines. Des vies courtes gobées jadis, comme des existences vénérables à peine digérées la veille. Tant de noms confondus, cumulés en un seul. Le nom de l’univers !

Viens, viens, c’est ici que nous sommes ! Qu’espères-tu accomplir face à tant de nous ? On ne tue pas l’ombre d’un feu mort, n’est-ce pas évident ? Oh, tu dois souffrir ma pauvre, pauvre chose que tu es devenue, petite Nellis égarée dans les herbes. La pitié, tiens, me saisirait presque. Mais puisque c’est ton choix, forcées nous sommes de l’honorer. Des miettes de ta dépouille nous récolterons les sangsues bien grasses, gorgées de ton feu sanguin. Nellis, oh Nellis ! sorcière tu fus, bénie par un don si rare, auquel tu as survécu, chose encore plus rare, et tout en gardant raison, un miracle parmi les miracles ! Et voilà qu’après avoir confié ta mémoire à la pierre, ton corps finit en merde de ver. Pathétique vie que tu as vécu. Nous veillerons au moins à ce que cette merde fertilise de précieux terreaux.

Silence !

Meurs,

La lave léchant le pied de l’obélisque, comme vivante, glissa en tentacules sur les écailles d’obsidienne de l’antique reptile enroulé autour de la jambe en colonne, gommant le récit sculpté de sa légende – noire pour beaucoup, tragique pour d’autres, fondatrice aux regards de certains – et filant droit vers la couronne du monstre. Nazukahi, métamorphosée en hâte, échappa de justesse aux lianes rouges et fumantes qui cherchaient à l’attraper, et s’acharnèrent à la poursuivre jusque dans les airs. Maudite carne ! Et en parlant de carne, la tempête représentait toujours un obstacle infranchissable pour ses ailes ; plus ardu encore maintenant qu’elle était gavée de cendres ardentes. Le géant serakil, son géniteur, ayant perdu tout contrôle, elle se déchaînait sans entraves, embrassant goulûment et avec avidité la gueule éclatée du volcan. Épuisée comme jamais elle ne le fut, plus encore enragée, Nazukahi n’avait d’autre choix que de se battre à mort pour sa survie. Réduite aux plus basses considérations de l’être : quelle humiliation ; tant de contrariétés ! Enfin, la situation n’était pas si terrible : il lui fallait simplement attendre que les mignonnes larves fassent leur office, que la bougie s’éteigne d’elle-même. Inutile de gaspiller de l’air à la souffler. Le temps, son fidèle allié, jouait encore et toujours à son avantage. Tant qu’elle avait ses ombres près d’elle – et il n’y avait aucune raison pour elles de s’en aller, pas plus qu’à des racines de quitter leur arbre –, tant qu’elles les avaient…

« Allez hue Garlik ! Sus à la harpie ! »

La vampire pivota du chef, hop ! tel un hibou, en une fraction de souffle. Qu’est-ce… Reyn javelina sa griffe d’arachnodon, et une brochette de poitrine aux cœurs flétris, l’aorte pulvérisée dans un jet de suie. Blessure mortelle, si tant était qu’elle le fût. Autant souffler une chandelle déjà éteinte. Le choc psychique n’en fut pas moins brutal sur la sorcière embrochée : figure de triste sire, fondue de stupeur, qui dans un hoquet fila droit vers les flots incandescents, son javelin planté entre les deux seins.

Jilam se tâta le visage. Vivant !? Comment… Fébrile, il se campa sur ses jambes ; la vision floue, toute tâchée, le cœur plus lourd qu’une marmite pleine de soupe, l’âme en ectoplasme, prête à être crachée. La chaleur infâme lui mangeait les bronches. Il vit alors, le corps de mastodonte, inerte, enrobé d’une chapelure noire et croustillante. La dépouille de sphinx. Elle leur avait servi de paravent face à l’ardente soufflante, et maintenant de parapluie contre les trombes de scories rougeoyantes, pansues comme une bedaine de troll, pour les plus frêles, certaines s’apparentant carrément à de petits soleils. Larmes de rochers giclant de toute part. Le sang de la montagne suintant. Torrents de feu liquide. Chaleur inconcevable qui vous carbonise l’intérieur à chaque inspiration. Le sang de vos veines boue comme lave. À votre tour d’être volcan. L’âme de Seratusor en chacun. Un million de gemmes brûlantes expulsées de son cœur en morceaux. Le géant serakil et ses pairs barbotant dans les eaux magmatiques. Cratère difforme, méconnaissable, ses crêtes éventrées de toute part, et par les brèches s’écoulent la pierre fondue des maisons, temples et palais des démonifées. Morbani vomissant son sanctuaire. Les rejetons d’esprits baignant dans sa carcasse saignante, célébrant un nouveau festival. Plus de traces d’arène, plus un gradin debout. Le feu, en redevenant pierre, en sculptera de neufs. Un ravalement de façade, voilà tout !

Cherchant les autres, Jilam aperçut Silène et Tête-de-Pie, comme lui hagardes, roussies mais vivantes ; puis Mousse et Mú, tremblants des oreilles à la queue, lovés l’un contre l’autre. Les offrandes campaient toujours le pied de la falaise, mais de falaise il n’y avait plus. La déflagration, non contente de griller un sphinx, avait éventré le cratère, créant une brèche dans sa muraille, désormais franchissable. Et déjà les marées de lave fumaient à l’horizon de l’arène appelée à devenir lac de feu, ni artificiel ni d’artifice. Morbani, le royaume, saignait de nombreuses plaies. Filons avant que le sang bouillant rapplique ! eut-il aimé crier. Hélas le souffle d’explosion, non content de lui broyer les tympans, lui avait aussi cramé la voix. Impossible de sortir un son qui vaille d’être entendu. Il avait du gravier au fond de la gorge et crachait de la suie en toussant.

Il vit Silène mimer de grands gestes à son attention, puis découvrit le griffon Garlik, et Reyn pendue au bout des serres, qui la lâchèrent avant de toucher terre. Il tâcha de réunir les pensées que le chaos n’avait pas mangées. Le cadavre charbonné du sphinx demeurait là, sans vie. Était-ce Émeraude ou Saphir ? Jilam n’aurait su répondre faute de distinguer les yeux du merlan frit ; et n’ayant cure. Aucune trace de son congénère. L’air difforme n’était que feu qu’il inspirait à petites goulées. Il aurait juré que sa peau crépitait. Plus d’odeurs, son nez s’était tu, anesthésié par la fournaise. Disparus le palais, l’arène et son cirque, les demeures des démonifées. Du sinistre royaume, il n’en restait que ce paysage en fusion, nimbé de vibrantes ondées ; la lente marée de lave – pas si lente à vrai dire – qui telle une langue se glissait vers eux plein d’appétit encore malgré les démons et démonifées dont elle s’était repue.

Silène agrippa Jilam par le bras pour l’entraîner, Reyn l’imita avec Tête-de-Pie, toujours dans le coltar. Au passage ils récoltèrent les mammifères : Mousse avec Jilam, Mú pour Silène. L’elfe grimaça sous le poids du furet-léopard, pourtant amaigri par leur périple. Tous filèrent en direction du battant miraculeux que le portier des enfers, par inadvertance, avait entrouvert.

Jilam constata soudain que les offrandes ne suivaient pas, du moins pas toutes. Les lieutenants de Motus, désormais privés de général, et sonnés par le tohu-bohu, sans songer une seconde à leurs camarades captifs des vapeurs du trompe-la-mort, déguerpirent sans demander leur reste par la voie qui leur était offerte. Le jeune homme laissa Silène seule courir en avant pendant qu’il rebroussait chemin, Mousse dans les bras, pesant son poil en dépit du gabarit – sans compter qu’il n’était lui-même pas dans le meilleur de sa forme.

Il s’arrêta devant les êtres anciens : l’image d’une harde de cervidés au cœur d’un incendie. Les visages hagards, vestiges d’esprits, ne voyaient cependant que les limbes et rien de la grasse et rouge sangsue qui rampait vers eux, ni de l’espoir à leur portée. Jilam découvrit que tous les buveurs de la potion de Nellis n’avaient pas fui. Il reconnut le lutin boiteux – Fich ? – s’acharnant à convaincre de sa voix aphone une jeune elfe de bouger. Un muet ordonnant à un sourd. L’humain rejoignit le malheureux que personne ne daignait entendre. Déjà, devant le sphinx, sa réponse s’était perdue dans le vacarme. Là encore, ses efforts se heurtaient à la surdité du monde. Il ne parut guère soulagé à la vue de Jilam. Difficile de lui en vouloir face au reflet sinistre renvoyé par l’intéressé. Ses pauvres yeux affaissés dans leurs orbites ne réfléchissaient qu’un seul désir, celui de boire lui aussi le trompe-la-mort, de connaître la paix avant la fin.

L’esprit du mortel s’emplit de Nellis, son amour, réduite en poussière de carbone sous un océan de feu liquide, incorporée à tout jamais à la chair du volcan. Impossible de l’imaginer vivante, c’était plus fort que lui, plus tenace que l’espoir dont il s’était gavé sans jamais toucher l’ivresse. Il se prit à rêver lui aussi de trompe-la-mort. Et écopa à la place d’une violente gifle. Du regard il chercha, l’ombre de cheveux blancs, mais ne vit que les offrandes et le lutin. Et Mousse, non plus dans ses bras mais perché sur son épaule, qui le dardait de ses petites billes noires et le jugeait. Jilam saisit l’origine de la gifle : un cadeau du lapin-mousse, une façon de le secouer avant qu’il ne sombre complètement. D’un geste de l’œil, il s’excusa, honteux, puis remercia. Mousse lui mordilla la joue tout en collant ses oreilles aux siennes.

L’humain revint au lutin, si petit qu’il lui arrivait aux hanches, tant son corps malingre était plié par le désespoir. Faute de mots ou d’oreille fonctionnelle pour les capter, il se contenta de la forme la plus primaire de communication : un sourire. Il se surprit en même temps à pouvoir encore tirer les lèvres vers le haut. Un sourire gris. Un sourire néanmoins. Cela suffit. Le lutin – Fich, sûr de chez sûr, Fich – et lui saisirent la jeune elfe amorphe et entreprirent de la porter. Mousse sauta à terre histoire d’alléger la charge. L’elfe était si petite et si maigre, Fich et Jilam si faibles, elle leur pesait. Mais bien moins que le fardeau de l’abandon.

Le jeune homme chancela, les forçant à s’arrêter. Son visage dégoulinant de sueur noire se pencha sur celui tout repeint de suie de la petite elfe ; qu’il reconnut ! Il la revoyait en compagnie de son frère – peut-être son frère –, vaincue par la terreur, déjà tétanisée avant d’avoir bu le trompe-la-mort. Contrairement à son frangin tirant sur la liche du démon. Bravoure tuée quand il avait bu à la louche d’Aramië. Jilam chercha parmi les offrandes trace de cet elfe. Mais les visages se confondaient à travers le voile de la fournaise. Impossible d’en reconnaître un spécifique, dont les traits étaient aussi flous dans sa mémoire. Impossible non plus de rebrousser chemin. Ses jambes ne le porteraient pas. Pas plus que Fich, avec sa patte folle et ses brindilles de bras, ne pouvait porter seul l’elfe. Accablé, il scruta un instant le visage de la jeune fille et jura au fond de lui de la protéger, au nom du souvenir de son frère et du courage dont il avait fait preuve jusqu’au bout.

« Où est-il bon sang de bois ?! râla Reyn, la voix plus rauque que le gravier tandis qu’elle lui revenait tout juste.

— Je ne comprends pas, il était juste derrière moi avec Mousse, s’affolait Silène dans un sifflement de gorge.

— Tant pis j’y vais ! » La cheffe des Rats, Mú paniqué aux talons, se dirigea vers la trouée qu’elles venaient de franchir. Le griffon Garlik décolla après elle. Avant dix pas, l’elfe se figea.

« Hé mâtez ça ! Si c’est’y pas le petit d’homme ! se réjouit Tête-de-Pie d’un timbre de centaure.

— Corne de démon mais qu’est-ce qu’il nous ramène ?! » Reyn s’empressa d’aller à la rencontre de l’apparition saugrenue. Heureux réflexe car à peine les eut-elle rejoint que le lutin boiteux chancela, entraînant Jilam et leur fardeau dans sa chute. L’elfe rattrapa le tout avant de balancer la jeune congénère par-dessus son épaule malgré ses muscles en lambeaux qui ne manquèrent pas de geindre.

Tête-de-Pie, Silène et Mú ne tardèrent pas à venir en renfort. La chamane s’approcha du malheureux lutin qui avait tout donné de ses maigres forces et suffoquait dans sa pauvre carcasse vidée. La fée-lutin se pencha vers Jilam : « Bien joué, gars, t’es un bon ! », lui bourrinant le dos tout en encourageant ses quintes de toux.

« Non, souffleta Jilam, je les ai abandonnés. » Tête-de-Pie emprunta alors son air grave qui ne seyait pas à sa bouille de sarcasme. « Nous tous on les a abandonnés, nuance. Dis toi qu’ils souffriront pas. T’as fait ce que t’as pu. » N’osant la regarder, il préféra s’adresser au sol : « Et ceux qui se sont enfuis ? »

La fée reprit aussitôt son masque lutin. « Oh tu penses bien qui t’ont pas attendu ! Détalés comme des dératés ! Faut dire que le feu aux fesses ça vous brûle les jambes. »

L’époux de la sorcière ne put retenir un hoquet amusé. Qui plut à Tête-de-Pie : « Tant qu’y a du rire y a de la vie. » Sourire, il savait. Rire, il savait. Peut-être vivre, il savait encore faire.

Pendant que Silène aidait le vieux Fich, valeureux Fich, à se relever, Reyn s’offrit « d’aller zyeuter un coup histoire de voir ce qu’il en est du bordel là haut.

— Quoi ?! À pattes !? s’alarma Tête-de-Pie.

— Hé nan tête-de-pissenlit, j’ai mon griffon pardi ! » Prétention à laquelle Silène s’opposa au nom de Garlik et du griffon. « À moins que tu ne préfères qu’un aller simple. »

Vexée, Reyn frappa de sa lance le roc et cracha. Le filet de bave fuma avant même de toucher terre. Jetant de l’eau dans sa lave, elle énonça clairement la formule de politesse adéquate, si désaccordée à son langage de gnome en soieries. « Si cela sied à cette gente sorcière et sa noble monture, je me ferais une joie d’avoir le privilège d’être à nouveau secouée telle une vieille branche par la tempête. »

À peine l’équipage eut-il décollé que de la trouée rougeâtre émergèrent d’autres ombres, deux, aussi accompagnées de leurs formes vivantes. Nellis ? tambourina le cœur fou de Jilam, tâchant de dessiner ses traits sur les têtes effacées par la pluie cendreuse et le brouillard de fumée.

Mais le couple de silhouettes dépassait de loin la taille de la sorcière du bois. Consolation néanmoins : c’était le Chasseur qui nous revenaient une nouvelle fois d’entre les morts ; avec dans son sillage ni plus ni moins qu’un démon, cornes de mauvais augure, si sales que leur bleu se distinguait à peine à travers la crasse. Et la figure : joues de charbons couvertes de suie. Jilam n’en reconnut pas moins la sinistre mine d’Alphamas, suffocant, à demi-mort mais néanmoins vivant, une demie-vie de trop pour celui qui avait conduit une enfant du bois, traînée en laisse jusque dans ce trou pour être jetée à la voracité des yeux et des ventres. Ni une ni deux, le jeune homme saisit une pierre et la balança à la face d’ordure, qui la reçut en plein front. Le démon s’affaissa, mais sans lâcher son fardeau qu’il tenait précieusement, comme un trésor rescapé du cataclysme. Jilam reconnut Aramië malgré son sale état, plus morte que vivante, à moins qu’elle ne le soit déjà plus.

« Tout doux, p’tit gars, tout doux, lui asséna le Chasseur du ton du maître à son chiot.

— Qu’est-ce que ça fait là ?! » Les yeux de Jilam, tels des éclairs, dardaient le démon à genoux et la démonifée inanimée dans ses bras. Un sang bleu dégoulinait sur ses paupières caverneuses. « Je lui ai laissé le choix, il a choisi de me suivre, point. Je ne suis pas un tueur, je chasse pour me nourrir. Et pour le plaisir j’avoue. Mais toujours les deux à la fois. En vrai, lui et moi, on est pas si différents. »

La lave monta au nez de Jilam. Trop c’était trop. « On a eu un démon parmi nous, grogna-t-il entre ses dents, elle est morte et y en aura pas d’autre comme elle. Le reste peut crever, on en veut pas ici, qu’ils retournent brûler avec leur foutu royaume de merde ! » Il pointa du doigt l’elfe à l’esprit troué, indifférente à la présence de son bourreau comme à toute autre chose. « Cette gamine, elle est là à cause de lui, et elle en est là par sa faute à elle, désigna-t-il ce qui restait d’Aramië.

— Je comprends, p’tit gars, je comprends. Mais là c’est pas le moment. » Le jeune homme sut gréé au Chasseur d’ajouter un degré de sévérité à son paternalisme futile. Mieux valait une gifle plutôt qu’une tape sur l’épaule. Ça aurait au moins le mérite d’atténuer un peu le feu infâme qui lui mangeait le crâne.

« Nellis est morte et tu nous ramènes un démon et une démonifée, pour quoi ? Perpétuer l’espèce ? Qu’elle s’éteigne et bon débarras !

— Héla petit d’homme, ça suffit, rabat un peu le caquet ! » Non Tête-de-Pie, pas toi ?! se lamenta Jilam.

Le Chasseur poussa alors un profond et puissant grondement digne d’un beau tonnerre. « Morte ? Notre sorcière ? Vingt dieux, p’tit gars, maboule va ! Tu crois vraiment qu’un bain de lave ça l’aurait refroidie ? T’as vraiment pas de gnon au trognon par ma barbe ! »

Silène s’approcha. « C’est vrai Jilam, tu penses vraiment que Nellis s’avouerait vaincue si aisément ? Toi qui la connaît mieux que nous tous ? Je veux dire, c’est une sorcière, et une sorcière, eh bien, on les connaît. »

Et Tête-de-Pie de venir ajouter son grain de sel à la salade : « Ouais, les sorcières, c’est pas comme les trolls, ça vous perd un bras, y en a deux qui repoussent, comme l’hydre, mais sans tête au lieu de dix. Pour le genre miracle ça sait y faire. Elle te pend une montagne au ciel d’un coup de pensée. Mens pas hein, tu sais que c’est vrai. »

Jilam les observa un par un : Silène, Tête-de-Pie, le Chasseur. Les deux démonidés s’étaient évadés de son esprit. Sérieux ? Vous allez me faire le coup du « tu la connais » ? Vous vous rappelez ? Quo, Motus, les offrandes, Morbani, tout ça. Là, maintenant, une seule envie le démangeait : leur faire ravaler leurs sales trognes de sages savants, typiques des spécimens vantards qui récitent de la philosophie pendant que le monde s’effondre. Jilam les détestait, tous autant qu’ils étaient. L’espace de cet instant, unique et fugace instant, il les aurait volontiers sacrifiés contre une Nellis.

Reyn et Garlik réapparurent alors, trouant la voûte de cendres et coupant court aux conflits. Le jeune homme nota aussitôt que l’elfe avait perdu son arachnodon. Elle n’avait pas encore posé pied à terre qu’elle s’époumonait déjà : « Nellis ! Je l’ai vue ! » Hein, quoi ? Ai-je bien entendu ?! Il se précipita et l’alpagua aussitôt qu’elle descendit du griffon. « Oulà, pas le moment pour les bécots mon beau. » La ferme Reyn ! « Tu l’as vue !?

— Ouais, comme je te vois, juste de moins près. Elle et Nazukahi. Deux aimants ces deux-là. Le cratère déborde de lave et nos copains serakils barbotent dedans comme au lac. Je t’ai harponnée l’autre harpie comme une truite ! Elle en a craché ses ombres la carne !

— Quoi ? s’étonna Tête-de-Pie, tu vas nous faire croire que tu l’as tuée ! » Et Reyn la Rouge d’épousseter un tantinet son orgueil : « Ouais, bon, tu te doutes bien que non, pas si facile de se la farcir la saloperie. Mais je te l’ai quand même sacrément bien amochée. Plus qu’à notre Nellis d’achever le bouleau. Et nous, je sais pas, on peut tranquillement siroter une bonne liqueur de châtaigne en profitant de la belle vue de rien ; ou bien je propose, si personne n’est contre, de se magner le tronc de descendre cette grosse noix de volcan avant que le vent change de sens et que les braises se rameutent pour nous roussir la sève. Hein, qu’est-ce que vous en dites ? Moi je dis qu’on a assez vu le pays. Faut savoir ne pas abuser des bonnes choses. Une expérience, faut pas la pousser trop loin. Hé mais ! Jilou, qu’est-ce que tu fous ?! »

À peine avait-elle réagi que l’humain se hissait sur les vertèbres du griffon, que Mú s’agrippait au plumage et que Mousse bondissait en croupe. Le Chasseur, seul à pressentir leurs intentions, avait laissé courir sans rien dire. Le griffon, affolé, battit nerveusement des ailes en piaffant. « Emmène-moi, Garlik, je t’en prie », supplia Jilam agrippé tant bien que mal à la nuque de l’animal. L’œil rapace cerné de bonté le lorgna en coin.

Cela ne dura que le temps de quelques soupirs. Le griffon reprit possession des airs devant l’assistance médusée ; visages peu à peu teintés d’empathie. Chacun, à sa façon, comprenait. Fous qu’ils étaient, ils n’en avaient pas moins fait leur choix, et les retenir aurait été plus cruel que les tuer.

Le brouillard sinistre avala bientôt la silhouette ailée et ses passagers. Les trois âmes restées en bas émirent des vœux à destination de la Fée Chance, la priant de veiller sur ces cœurs fous plein d’amour et de ne pas leur tourner le dos comme elle en avait, hélas, la cruelle coutume.

Au fond d’eux, pourtant, les unes et les uns savaient : il est des chemins que l’on n’emprunte qu’à l’aller.

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