88. L'ombre brûle-t-elle au feu ?
Il était une fois deux étoiles dans un ciel noir. Deux esprits esseulés, enfermés, rêvant à l’ombre des nuées. Deux âmes abandonnées, errant sous la même voûte laquée. Deux destins croisés, appelés à s’aimer ; choisirent de se haïr. Racines arrachées, l’arbre sans feuilles courut jusqu’au bois où il se planta. Croisa le regard vide d’un fantôme dans la nuit. Deux vies brisées à l’aulne d’un ciel de lanternes, recollent les morceaux de leur reflet. Les temps se frôlent et se heurtent, forment des nœuds, les mondes s’alpaguent, font l’amour parmi les feuilles tapissant un verger de constellations. Jadis naquit une amitié, devenue haine par le biais de la trahison. De l’oubli un mensonge était né. Une âme noire tendit la main à une âme vide. Et d’un vide à peine rempli, lichette de soupe au fond de la marmite, ce vide couvait un autre vide, abyssal, abîme grandiose, assis par-dessus d’autres néants encore. Comme il est des palais aux innombrables pièces démeublées et des cabanes débordant de trésors. Ce qui aurait pu s’aimer se cracha au visage, se l’arracha, s’écorcha dans un feu de rage. Disparue la brousse. Dans une brouille. Deux esprits enfermés dans deux esprits, chacun se nourrissant de l’autre, s’abreuvant de la rancœur de son opposé, arguant que l’autre est son reflet. Les sorcières sont un mystère, pour le monde et son univers, jusqu’aux dieux, qu’ils fussent d’en-haut ou d’en-bas. La nature elle-même se heurte à leur paradoxe et bute contre sa résolution.
Mauvaise graine de sorcière ! Ça s’arrache comme le chiendent. Des sortilèges à la pelle. Avec les dents s’il le faut. Qu’importe le temps que ça prend. Faut tuer le mal à la racine sinon ça prolifère et bonne chance pour s’en débarrasser.
Trop tard. Le mal avait déjà proliféré, sacrément fort et depuis belle lurette. C’est que ça mange à tous les râteliers et que ça squatte n’importe quelle terre, même le sable et les rochers. Plus vénéneux y a pas. Et plus contagieux encore moins. Ça vous démange, oh oui ça vous démange ! Corne de démon que ça gratte !
La racine était là. Ça valait-il le coup ? Dans le doute, on désherbe. Le reste on verra après. Faudrait déjà être en mesure de voir. Les larvelaves, c’est pas bon pour la vue. Et puis ça vous démange les rotules. Ça donne un peu le côté vieillesse, que les sorcières ne connaissent que de loin et se gardent bien d’un rapprochement. Sauf une. Eh oui, les exceptions ça échappe pas à la règle. Y en a forcément une pour se la jouer expérimentale. Côtoyer la mortalité, c’est comme les oignons, vous embaumez la charogne. Et ça attire tous les nécrophages à la ronde. Plus qu’à la ronde, au carré et au pentagramme ! Fourrer les souvenirs dans un caillou, ça suffit pas à oublier la guigne. Poisse ambulante qu’est pas foutue de sentir les coups fourrés. Et que ça ramasse le moindre oisillon tombé du nid. Que ça le dorlote. Et ça finit bonne poire à faire de la compote dans la marmite de Papy Volcan !
Peut-on être allergique au feu ?
Nazukahi huma l’air dense, l’air souffreteux, l’air embrasé, exhala le trop plein d’étincelles, ses ombres ondoyant comme la fumée autour d’elle. Sa chute s’était achevée dans leur lit, un lit de vapeur noire, de la poix à l’état gazeux, le souffle du charbon. De sa poitrine elle extirpa l’affreuse lance, patte de monstre, vilain cuir chitineux, poussant de grands râles durant l’entreprise ; puis la jeta au loin dans la gueule de lave avec un cri de haine pure en guise de malédiction. En cet instant, elle méprisait son propre orgueil. Fallait-il qu’elle s’attendrisse de sa victoire, délectée par les émulations de peur sauvage ? Oh qu’elle s’en mordait durement les lèvres à présent. De ces lèvres exsangues, de sang ou d’âme. Sa colère avait mille fois brisé le plafond de verre et troué les nuages et la stratosphère. Rage confinant à la folie, de plus en plus impatiente à mesure qu’elle se consume sans jamais crier extinction – ivre d’ire – si intense qu’elle faisait de l’ombre au volcan.
Volcan dont le feu avait mangé la chair de Nellis. La sorcière – mais pouvait-on encore l’appeler ainsi ? – avait comme fusionné avec l’hémorragie du manteau terrestre, sa puissance décuplée, sans que son corps, bien que ravagé, n’en soit pourtant consumé ; Nazukahi ignorait par quel improbable sortilège. Et il n’était rien au monde qu’elle détestât davantage que l’ignorance.
Une part d’elle, néanmoins, se réjouissait. Enfin, tu emploies tout ton potentiel, tu fais montre de tes talents ! Posséder un grand pouvoir et refuser d’en user est le comble des gâchis, une offense à la nature qui est la nôtre comme à la nature du monde. Marcher parmi les faibles. Tu penses les honorer ? Tu te contentes de les humilier et de t’avilir. Devenir sorcière est un don du ciel, et pareil don ne saurait être gaspillé, encore moins pour les raisons pitoyables qui t’y ont poussée. Tu as trahi le serment des étoiles, Nellis du Bois.
Leurs esprits, grands ouverts à la face des nuées, ne dissimulaient plus rien de leurs pensées réciproques qui, telles les scories, pleuvaient sur la montagne ravagée par ses propres feux, brasier à nu, un miroir pour leurs âmes fracturées. Le feu exsudé de Nellis, sous l’aspect de bêtes galopant à la surface de la mer bouillonnante, s’acharnait à dévorer les ombres de Nazukahi. Une hydre s’efforçant d’engloutir une autre hydre. Des visages de ténèbres, ivres de cris, tombaient en pluie et s’écrasaient en flaques sombres sur les coulées de magma. Spectres en guise de larmes, s’ajoutant aux larmes ardentes du Seratusor qui suintaient de ses nappes visqueuses. Le sang pulsant de la terre dégoulinait par-dessus ses traits de bambin éploré dont la souffrance englobait tout un continent. Tourments que les nuées sinistres et bedonnantes, qui vomissaient leurs éclairs, cachaient à la curiosité des cieux. Voûte céleste orpheline de ses fondations, nimbée du voile de deuil.
Nazukahi analysa sa situation, peu envieuse : cernée de toute part. Pataugeant dans la lave comme dans un lac, les serakils avaient réuni leurs légions et semblaient s’être entendus avec la sorcière mangeuse-de-larves, partageant après tout le même feu au ventre. La sorcière-vampire se tenait seule face à ce raz-de-marée dont les eaux s’étaient faites brasier et l’écume cendres ; isolée sans possibilité de fuir car les nuées étaient bien trop épaisses et par trop ardentes. Vaincre ou périr : simplicité d’options, étrangement réconfortante. Ainsi captive des mâchoires de roc liquide et de roc gazeux, elle se sentait comme nettoyée de l’intérieur, débarrassée d’une infection ; elle se délectait de sa propre peur comme jamais elle n’avait savouré la peur de quiconque. Qu’il était grisant de goûter la mort, de humer l’odeur de son palier. C’était là une expérience riche, presque enivrante.
Viens, viens, plus près, allons, viens. Ses pensées étaient autant de crachat au visage brûlé de la sorcière du bois. Leurs deux esprits imprégnaient chaque pan de débris, chaque pore de caillasse fondue. La lave se changeait en pu dans le cratère d’un bouton géant brutalement percé. Plus fortes que jamais nous sommes car j’ai bu le sang de lune. Sang qui vivifient nos ombres.
Bêtes d’ombre contre bêtes de feu. Qui mange qui ? Un rien pour se repaître, dans ce tombeau à ciel ouvert. Un champ de signes, autant de symboles semés dans les flammes et germés par la cendre.
À l’appétit vicieux de Nazukahi répondait la rage sauvage, pure, d’une Nellis vidée de tous ses instincts jusqu’aux plus bas. Il n’était plus question pour elle de survivre, ni de mourir d’ailleurs, rien n’existait autre que son désir meurtrier, ô combien ardent, tant qu’il comblait chaque pan de sa personnalité écorchée, désir d’abattre la source des ombre, d’éclater la bulle, plutôt la broyer, cette bulle qui emprisonne ces pauvres ombres, vestiges de vies réduites à l’état de choses esclaves, désir d’éradiquer l’esclavagiste, d’arracher ses racines à ce monde et de l’envoyer paître le brasier.
Les larvelaves en elle s’étaient entre-dévorées tant la chair de sorcière les avaient rendues folles. Par chance, s’il en était, il ne lui restait aucun nerf pour hurler sa douleur. Ses os liquéfiés se mouvaient sans mal dans les courants de lave. La cendre tombante s’accumulait sur son corps larvaire et formait une croûte en guise de peau dessinant les traits d’une enveloppe évoquant tout au plus une créature bipède. Son esprit brûlait comme le reste de son être et les souvenirs tapissaient le fond de sa carcasse, s’y collaient comme du caramel carbonisé incrusté dans la poêle. Telle une vampire, elle suçait l’agonie du volcan. Le sang de la terre abreuvait ses organes fondus. Par cette puissance, elle récoltait les âmes de la roche. Roche vive à travers ses cycles solide et liquide, portant également en elle une mémoire vivace. Les entrailles de Morbani regorgeaient d’existences jadis digérées et Nellis avait le choix de puiser parmi elles pour nourrir son armée.
Et pourtant, la sorcière magmatique – sûrement pas magnanime – avait beau s’acharner, déchaîner sa toute-puissance, pour chaque ombre-racine que ses bêtes de feu arrachaient à Nazukahi, les spectres refroidissaient dix de ses invocations. Et malgré l’aide bienvenue des serakils, plus haineux semblait-il envers Nazukahi qu’envers elle, rien ne venait à bout de l’hydre aux mille têtes noires, ce fruit par trop mûri, pourri jusqu’au trognon, d’un pouvoir millénaire cultivé avec soin cruel et passion néfaste. L’ignominie, perchée au sommet de son obélisque, consciente de sa supériorité, affichait une joie triomphante face à tant de forces liguées contre elle. Phare sombre dans une tempête de feu, elle défiait tout un monde par son seul regard, lequel prétendait sans ciller dompter les éclairs, filer la cendre ardente, faire du manteau terrestre un tapis pour ses pieds. La folie trônait sur son empire de haine, vice par-dessus les sévices.
Nellis, appréhendant sa défaite, plongea alors plus profondément encore dans la carcasse toute secouée de fièvre de Seratusor, jusqu’au cœur des cœurs du malheureux volcan, là où une chenille dans sa chrysalide sommeillait depuis la nuit des temps ; de temps plus ancien que le monde, un monde que la chenille avait contemplé quand elle était papillon. Le ciel et la terre furent siens jadis, avant que les dieux ne fassent leurs premiers pas, quand ces dieux encore au berceau ne faisaient que gémir et qu’ils s’extasiaient en babillant au moindre éclat parmi les nuages, la plus petite ombre traversant le plafond bleu d’un ciel qui était alors le royaume d’autres. La fatigue d’une éternelle migration avait appelé le sommeil, voilà des lustres de lustres et plus encore. Un sommeil maintenu par la paresse. Pourquoi s’épuiser à battre des ailes quand on peut simplement planer dans nos rêves ? Des rêves sans fin pour un sommeil éternel.
La chrysalide, épaisse, se composait de plusieurs couches de ces rêves pétrifiés, qu’il fallait éplucher songe par songe. Nellis se brisa tant de neurones à peler la peau de sommeil avant de parvenir à soulever une brèche. La fournaise s’engouffrant dans l’entaille titilla la chenille, jusqu’ici bercée de tendre chaleur lui rappelant le ventre maternel. Dérangée mais pas assez pour l’extraire de songes si profonds. L’esprit paresseux, abîmé d’avoir tant vécu, bataillait néanmoins durement contre l’intruse venue la réveiller. Seul un de ses quatre cœurs battait, à un rythme si lent que le sang s’était gélifié comme la sève ; tant qu’une vie humaine naîtrait et s’éteindrait sans entendre un seul de ses battement. Les pensées fuligineuses de Nellis le secouèrent derechef, encore et encore, avec toujours davantage d’hardiesse. Finalement, sentant le réveil venir et le rêve s’éteindre, le dragon – car c’était bien un dragon qui dormait dans le ventre de Seratusor – ce vénérable ancien réduit à l’état de fœtus décrépit et comateux, préféra mourir plutôt que de goûter de nouveau à la lumière du soleil – unique désormais. Le cœur géant cessa totalement de battre, la sève devint caoutchouc.
La sorcière enragea. Mais hors de question de s’avouer vaincue ! Elle s’en alla traquer le dragon défunt jusque dans le domaine des esprits où il s’était réfugié. Sa fureur tira si fort sur la toile séparant vie et trépas qu’une couture sauta. Les vivants sourds ne captèrent rien du boucan qui rendit fou les esprits sauvages. Pauvres esprits qui n’avaient rien demandés, qui jamais ne demandaient rien, pour cause de ne jamais rien vouloir. Le dragon, campé dans un buisson ardent, sursauta. Nellis aussitôt le harponna avant qu’il ne détale. Tout en le halant, elle devait lutter contre les gesticulations du vieux gâteux. Le dragon tenta de la mordre, mais elle lui enfila une muselière. Sa cruauté ne l’échaudait aucunement. Son âme n’avait que faire de ses états tandis qu’elle se désagrégeait. La sorcière déploya alors un éventail de larmes, de triomphe et de souffrance, d’une souffrance au-delà de la notion physique, telle que tout autre esprit que le sien périrait sans broncher. Elle pleura avidement et ses larmes coulaient à gros flots des plaies de Seratusor, par lesquelles s’évaporait la pauvre terre sénile, se dégonflant tel un ballon.
Un tourbillon creusa la mer magmatique. Sa soudaine apparition associée à sa fulgurante croissance eut raison de la colère des serakils. Colère mue en effroi alors que les esprits de feu aux habits rocheux, petits et grands, décampèrent sans demander leurs restes, abandonnant leur révolution inachevée, laissant le soin à la sorcière de décapiter la dernière des reines. Le géant aux pensées cracheuses d’orage ne fut pas le dernier à décaniller. Il enjamba les côtes brisées de Seratusor comme on enjambe une barrière et déguerpit de l’enclos sans laisser d’ombre derrière lui. Ses congénères suivaient de près. La débandade générale laissa seules face-à-face les deux sorcières ; deux sorcières plus un dragon. Esprit de dragon mais dragon néanmoins. Non pas cracheur de feu mais de feu en chair, de la queue à la collerette, spectre d’écailles brasillantes dont les mouvements projetaient des volées d’étincelles et les cris arrachaient des éclairs aux nuées tremblantes.
Et tandis que Seratusor vomissait ses derniers spasmes, la gueule de crématoire déglutissait les restes de Morbani ; les flammes montèrent jusqu’à dévorer la nuit même, mordant la lune cachée derrière son ardent rempart, soufflant les cendres et buvant son sang astral.
Parmi les ruines de l’esprit de Nellis en cours de désintégration, les vers d’une comptine se tortillant :
Sur ? Sûr de toi ?
Sur le toit la grenouille sautille sautille de joie
et brûle brûle au soleil,
brûle foi de grenouille
oh la tuile ! où ai-je fourré mon huile à frire !
De la mer de lave émergea une espèce de baleine au long cou, de son auvent un jet de braises jaillit, puis deux ailes embrasées, nuque de serpent terminée par une énorme gueule bavante de magma. Grande était la fureur du dragon, dérangé dans son sommeil aux aspects de mort, puis dans la mort même où il s’était réfugié par paresse. Arraché à ses doux rêves, il n’était plus que l’ire faite feu ; une ire que Nellis s’employa à diriger contre la source d’ombres. Les tentacules du kraken noir se rétractèrent devant la rage préhistorique. La montagne terrassée de fièvre vacilla de plus belle sous ses couvertures ardentes. La nuée gonfla son goitre cendreux.
L’esprit de Nazukahi, devant tant de puissance et de majesté, ploya, se fondit en spirale, retraçant la course de son passé, jusqu’à cette nuit de lune changeante où pour elle tout changea, où elle naquit, son nouveau soi. Je m’amusais à dessiner le contour des étoiles. L’une se détacha de la mosaïque et tomba près de moi. Sans peur je l’enlaçai, car je sentais palpiter son désir d'être mon amie. Et l’étoile pénétra juste sous mon sein. Elle se logea entre mes deux cœurs, dans le vaisseau de mon âme. Dès lors nous devînmes une. Une entité marchant au-delà des sentiers de Nature, libre, sans entraves, mue par une seule vocation : desceller tous les secrets, libérer le monde de l’ignorance dans lequel il fut jadis enfermé.
Notre tâche n’est pas terminée ! Face au dragon, la sorcière-vampire invoqua le souvenir contenu dans l’obélisque, celui du Fléau Suprême d’Antan, Roi de Jadis dont l’histoire gravait les écailles du pilier. Le serpent d’ombre, pâle figure de son modèle, émergea de sa coquille d’obsidienne, ses ténèbres armurées de reflets jade. Sa queue bondissante abattit, en s’étirant, tout un pan de la mâchoire du volcan. Tel du diamant noir, ses écailles lacérèrent la scorie, un éventail de gravats se déploya et les gemmes se mirent à pleuvoir. La lave les avala.
Le dragon abattit ses griffes orange et pulsantes ; l’ombre cracha une flambée d’étincelles. La queue sinistre s’agita et mille cloches sonnèrent le glas du cosmos. Le serpent étala sa morgue sous forme d’une collerette aux dimensions d’un linceul pour le cercueil d’Ashari. Les crocs cramoisis se plantèrent dans le long cou noir sinueux. Le spectre reptile, siffla la bise, en profita pour s’enrouler autour de la carcasse de brasier. Le dragon bondit pour s’envoler, serpent en guise de collier, qu’il mâchonnait tout en battant des ailes. Le vent s’embrasa. Nazukahi se réfugia dans un cocon d’ombres ; Nellis aspira un grand bol d’air. Brûle, brûle. La lutte des titans réincarnés creva la voûte ardente ; sa synergie engendra une tornade de cendres dont le cœur de fournaise rougeoyait autour de la fusion des deux géants fantômes, seigneurs des temps passés avant l’ancien, figures mythiques réduites en simples armes dans un duel de sorcières.
Le feu avait beau mordre, l’ombre ne céda pas, crachant des volées de braises sans amoindrir son étreinte. Jusqu’au moment où la cendre cisailla la lave-chair. En deux le dragon fut scindé, sa partie inférieure tombant en miettes magma entre les lèvres bavantes de Seratusor, la partie supérieure retenue par les anneaux du serpent, mâchoires toujours plantées dans la nuque d’écailles fumeuses.
Qu’elles arrachèrent dans un élan d’ultime rage !
Espoir triomphant de Nellis, rapidement déçu. De la tête décapitée du reflet d’antan en jaillirent alors deux autres, qui saisirent le dragon par la collerette et tirèrent avec une force telle que l’empereur flamboyant se déchira encore en deux, cette fois-ci dans le sens vertical, du menton à la cime du crâne. La gueule fendue expulsa une foule d’éclairs qui vaporisèrent en un souffle les deux langues de vipère. Les cloches célestes sonnèrent derechef. Les pensées de Nellis se figèrent. De la pointe de la queue une troisième tête reptile apparut. Elle vomit une perle, orbe rouge, qui était en fait un minuscule soleil, crottin d’étoile qui tomba dans la mer de lave sur un minable ricochet. Éclaboussée, la sorcière marchant sur la lave observait, ou plutôt ressentait, la rage vaincue, dépecée du dragon. Forcée était-elle de se résigner : elle ne viendrait pas à bout de son ennemie par ses propres moyens, même démesurés. Son orgueil aurait préféré l’emporter seul. Un dernier pied de nez avant de mourir. Une petite sucrerie avant la décomposition finale. Tant pis. Elle se contenterait d’une victoire au second degré, par voie d’intermédiaire.
Le moment était propice, ne surtout pas le gâcher. L’engeance perchée, trop obnubilée à se délecter de la vision de son serpent d’ombre réduisant en pâtée de flammes le dragon invoqué, n’avait cure des évènements d’en-bas. La sorcière de lave vida son esprit de toute pensée qui la trahirait, puis se mit en branle, à l’évidence sans but précis. On aurait dit qu’elle se promenait, flânait dans le désert mouvant de lave. En vérité, elle nourrissait bien un objectif : un endroit où le magma se rigidifiait et formait une flaque noire au milieu des coulées cramoisies. La roche était froide au toucher, gelée même, un grain de beauté dans la fournaise. Il ne fallut guère d’effort à Nellis pour la fondre de nouveau et desceller le puits en dessous. Aussitôt la sorcière fut prise d’un vif malaise. Un flot de voix absconses forma un tourbillon de sons dans son crâne. Son corps n’était plus que brasier, son esprit partait en lambeaux, ce brusque assaut de folie lui ramena un tant soit peu de raison. Elle tendit la main au-dessus du vide bavard. Inutile de retenir sa respiration, ses poumons n’étaient plus que charbon. Elle n’en avait plus pour très longtemps avant que l’appétit de ses hôtes ne la rongent entièrement. Encore un peu, chers vermisseaux, donnez-moi encore un peu de temps, rien qu’un peu.
Elle ne sentit rien, ni au toucher, ni à l’instinct, mais au fond d’elle un néant abyssal s’installa. Quelque chose l’avait remarquée et s’était empressé de venir la saluer. Une main froide vint lui serrer le cœur, le gel éteignit aussitôt son feu. Elle mourut. Une fraction d’instant, elle fut morte. Puis son second cœur, celui qu’elle avait perdu face au même néant dont elle secouait à présent la pince, ce cœur-ci prit le relais de son jumeau. Un cœur absent la maintenait en vie. Répit qui lui était accordé pour une seule raison : un pacte à remplir, promesse à tenir. De sorcière du bois, la voici passée recouvreuse de dettes. Guidant les Puissances Sombres aveugles, elle marcha cette fois en direction de Nazukahi, dont le serpent achevait de déchiqueter le dragon dont les lambeaux s’émiettaient en éclairs. La voûte ardente vacillait sous le tumulte des titans spectraux, grondante de menaces, prête à se fracasser au moindre coup de tonnerre, de choir sa panse sur la plaie béante du volcan. Le panache ronflait aux oreilles sur cent lieurs à la ronde, sauf aux tympans fondus de Nellis.
Et tandis qu’elle avançait, main dans la main avec son destin, elle s’efforçait de tenir à l’écart la meute d’images vagabondes, marchands nomades en guenilles qui vous promettent les joies de vivre quand vous faîtes tout pour mourir avec dignité, sans regret collé aux pieds pareils aux feuilles mortes. Ses orbites privés d’yeux : des puits asséchés, de larmes comme de lave. Ses larves étaient mortes. Elle aussi. Et pourtant elle marchait. Vers son but, celui d’une vie. Ce but l’avait vue naître, il l’avait sauvée puis traquée, piégée, écorchée, avait usurpé son visage, pillé son bonheur. Elle avait traversé tant d’épreuves, de douleurs et de doutes pour le retrouver, l’enlacer, une dernière fois.
Tout a commencé par une main tendue. Tout finira par une main tendue. Main carbonisée jusqu’aux nerfs, des doigts de charbon, qu’un souffle de vent briserait sans mal. L’ombre frémit au contact effleuré de ces phalanges mortes. Son frisson se répandit à travers le nœud des racines jusqu’au tronc dressé. Drapée de son orgueil, triomphale malgré son piètre aspect, Nazukahi fut saisie d’un moment de latence. Elle zyeuta à ses pieds, loin en bas, où Nellis se tenait, laideur énuclée offerte à son attention. Un froid immense l’envahit, elle qui ne ressentait d’ordinaire ni froid, ni chaleur. Et dans les bagages de cet hiver : la peur. Une peur bien trop forte pour son palais. Une peur dont elle connaissait amèrement le goût et qu’elle s’évertuait à éviter. La peur du vide.
Les ombres s’arrachèrent à leurs chaînes, ruisseaux détachés de leur source vampirique, laquelle se trouva soudainement seule face au néant aride, ses racines retournées contre elle, prêtes à l’étrangler. C’était comme une maladie brutale, qui avait frappée d’un coup, sans préambule. Nazukahi se sentait nue. D’où le froid, qui la fit trembler. Ses jambes cédèrent sous elle. Puis ses ombres – mais elles n’étaient plus « ses » ombres, quelqu’un, plutôt quelque chose lui avait volé – ces ombres, jusqu’ici figées, guettant sa volonté, se jetèrent sur elle, Narabi’zuno’kar-hima, Nazukahi, leur mère. Les racines s’attaquant au tronc, l’ombre étranglant le corps, le reflet brisant le miroir. Nazukahi ravala un hoquet de terreur et, avant que les horreurs l’empoignent, se métamorphosa. Le duel des spectres avait creusé dans la voûte ardente une brèche : infime espoir qui déjà se refermait. Elle s’y précipita comme s’il s’agissait des bras de sa mère.
Quelque chose la happa entre ses serres, coupant court à son ascension salvatrice : une chouette noire, au plumage tout craquelé et à l’haleine brûlante. Et tandis que chouette et chauve-souris se débattaient, une grande ombre les happa toutes les deux. Le serpent d’ombre claqua ses mâchoires encore fumantes de chair de feu dragon. Le choc de la morsure les rhabilla de leurs formes primaires. Le monstre frappa de plein fouet l’obélisque, brisant sa propre effigie. La carcasse d’obsidienne s’effondra dans un panache de poussière noire. La lave bouillonna tout en se gavant de gravats. Ces derniers s’accumulaient en un îlot qui fondait à mesure qu’il s’enfonçait dans les flots de roche liquide. Et sur cet îlot, deux naufragées, s’étreignant comme deux vieilles amies. Les bras de Nellis serraient le cou de Nazukahi qui telle un chat remuait pour s’échapper. La sorcière du bois lorgna son propre visage ridé de terreur dont les couches superposées laissaient à peine entrevoir la colère furibonde. Sa propre face craquela en une effigie grotesque et monstrueuse de sourire, un moignon charbonneux, vestige de langue, dépassant des lèvres édentées. Tu veux que je te dise ma chère : je crois bien que notre rencontre présumait de notre fin. Ses pensées suintaient comme la sueur dans l’esprit de Nazukahi. Achevons donc ensemble ce que nous avons commencé. La sorcière-vampire, écœurée, percluse de nausées à cause de l’effroi et du dégoût, n’arrivait même plus à ficeler des pensées cohérentes. Pas comme ça, pas comme ça, lâche moi ! fut l’unique chose intelligible que son esprit put produire. Esprit si vaste et pourtant réduit en une noix de plombs. Ses griffes se brisaient sur le cuir de lave rigidifiée. Puis ce fut le tour de ses dents quand elle tenta, dans un élan de désespoir, d’aspirer l’âme de sa congénère. Elle hurla à s’en étrangler tandis qu’un sang noir visqueux fumait dans sa bouche et l’étouffait. Tu viens avec moi. Cette simple pensée suffit à lui glacer ses cœurs flétris.
Elle sentit alors quelque chose d’autre la saisir. La poix de ses veines se mit à bouillir. Ses yeux s’enfoncèrent vers le cerveau, comme une étoile s’effondrant sur elle-même, globes oculaires pris sous l’effet de peur gravitationnelle. Elle vit ses ombres, fusionnées en gargantuesque entité de pures ténèbres, soumises aux volontés souterraines. Des tentacules, découpés dans la nuit, les enserrèrent, Nellis et elle. Impossible pour elle de lutter contre les deux forces qui la retenaient à présent. L’étreinte de l’engeance obscure tua tous les sons, instaurant une bulle de pure silence autour des deux sorcières. Puis cette prison sinistre et muette commença à les entraîner. Et tandis que l’îlot de gravats sombrait, un chemin dur se traçait à la surface de lave, se créant à mesure que le mutant ombrageux les charriait dans son ventre. Nazukahi, au travers de l’effroi qui handicapait sa raison, comprit où elles se dirigeaient, et la terreur resserra davantage son emprise. Mais Nellis maintenait ferme son étreinte, quitte à lui briser le cou. La vampire voulut hurler, mais le silence but son cri. Vive douleur, comme si on lui arrachait les cordes vocales. Même maudire lui était interdit. La saveur atroce de l’impuissance lui insufflait d’abominables nausées. Il n’était pas question de verser des larmes, depuis longtemps évaporées, aussi ses sanglots se muaient en horribles spasmes. L’abîme se rapprochait. Il suffisait de le mesurer au froid grandissant qui lui mordait les os. Sous l’emprise de la tétanie, elle cessa de se débattre. Du moins physiquement. Son esprit, lui, continuait de remuer comme un crabe au court-bouillon, incapable tout bonnement de reconnaître la mort qui l’entourait.
Les deux sorcières captives de l’entité sinistre n’étaient plus qu’à quelques pas de basculer dans le Creux des Dévorés. Les Puissances Sombres, attablés aux confins de leurs palais des Tréfonds, n’en pouvaient plus d’attendre. Leur impatience suintait dans les esprits de Nellis et Nazukahi, l’une résolue, l’autre murée dans le déni, chacune terrifiée. Car ce n’était pas la mort simple qui les attendait en bas, mais une longue, interminable agonie à sentir son être dépecé pièce par pièce, sensation par sensation, souvenir par souvenir, jusqu’à ce que seule demeure la conscience de l’oubli.
Une ombre passa par-dessus l’ombre. Une ombre de griffon. Sa silhouette atterrit pour déposer son chargement et aussitôt décolla sans demander son reste. L’animal avait survolé la scène de chaos en prenant soin de se tenir à distance. Et c’est sous l’insistance pressante et oppressante de Jilam que Garlik, avec l’accord de son partenaire de rêve, avait daigné piquer vers l’ombre gigantesque au moment où celle-ci avait happé nos deux sorcières.
Jilam courut sans craindre de trébucher dans le vide, ni d’être happé par le néant monstrueux. Il se précipita droit sur Nellis, pénétra l’ombre et le silence, et enlaça par la taille son épouse. Mú et Mousse agrippaient chacun une jambe de la sorcière de lave figée. Empoigner ce corps de braises encore chaudes le brûlait mais pas assez pour lui faire lâcher prise. Ses vêtements et sa peau fumaient, tout comme les fourrures des deux mammifères, il n’en avait que faire. Viens, rentrons à la maison. Front contre front, il priait pour que ses pensées parviennent à Nellis. En réponse, elle tenta de lui faire lâcher prise, en vain. Pour cela il aurait fallu libérer Nazukahi, et elle se refusait à risquer qu’elle s’échappe. Elle n’ouvrirait les bras qu’une fois toutes les deux englouties par l’abîme, pas avant.
Jilam, abruti, fous moi le camp !
Toi d’abord !
Tu vas mourir.
On va mourir, nuance.
Par pitié, sauve-toi !
Trop tard.
Et de fait, leurs silhouettes, celles de Mú, Mousse-qui-pique et Nazukahi, se fondirent avec l’ombre monstre dans la nuit chthonienne et s’évanouirent tel un mirage dont on s’approche trop. Garlik, témoin de la scène, vit ses cœurs fondre en larmes. La douleur l’exfiltra du songe et du sommeil. Le griffon se retrouva seul dans son esprit, la sorcière trolle seule dans son lit. Les golems apparurent bientôt à son chevet, inquiets de son brusque réveil et de son visage boursoufflé par le chagrin, leurs propres visages nus d’inquiétude. Loin, très loin de là, une nuée ardente s’étira au milieu d’un ciel désincarné. Malgré les râles perpétuels de Seratusor, un long silence tomba sur les vestiges de Morbani, sa tyrannie musela le chaos, pareil à un dernier hommage.

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