89. Un retour en trop
Les flancs de la montagne en feu se liquéfiaient par-delà l’horizon de glaciers fondus en torrents boueux et de vallées embrasées. Tel un troupeau furieux d’hériphants qu’aucune force ne saurait stopper, la nuée ardente avait ratiboisé la faune de buissons épineux et arbres moribonds peuplant ce morne pays, désormais promis à un long sommeil sous un lit de lave. Le brasier qui avait englouti Morbani et le royaume démonifée n’achevait pas de se consumer, son entêtement portant au-delà de ses domaines dévastés, ses desseins cendreux jurant de transformer le monde en désert. Car la fièvre du Seratusor avait éveillé l’appétit d’autres volcans qui, tirés en trombe de leur sommeil, crachaient leur mauvais pied.
La troupe de rescapés avait beau avoir semé six lieues au bas mot entre le ventre d’éruption et elle, aucun d’eux ne se sentait en sécurité. Le paysage sinistre semblait se rapprocher à force de le contempler, tandis que l’espoir se refroidissait dans les cœurs échauffés. L’espoir pour leurs compagnons laissés là-bas, dans la gueule de cratère en fusion.
La réapparition du griffon, seul, sans Jilam sur le dos, ni Mú, ni Mousse, et sans Garlik dans ses rêves, avait suffi à rompre leur joie d’avoir échappé à cet enfer dans lequel ils avaient par trop mariné. Il leur avait alors fallu puiser tout leur courage, vider carrément le puits, pour ignorer leurs cœurs, se détourner et poursuivre leur retraite. Les cendres, mauvaises, faisaient ressortir leurs larmes. Ces sillons blancs sur les visages noirs étaient autant de traits de culpabilité. Son inéluctabilité n’allégeait pas le poids de la réalité. Nellis, Jilam, Quo, Néropodès, Dayl, autant de plaies béantes suintant d’un sang épais, bien collant. L’exécution avait été avortée, mais le bourreau n’en avait pas moins accompli son office. Ils vivraient, si le ciel le souhaitait, à condition que le vent ne tourne pas vers eux sa cape en feu et son haleine fumeuse. Tant que la mort campait de l’autre côté de la montagne, ils avaient une voie tracée pour fuir, le plus loin possible. Une fuite qui n’annonçait pas encore le voyage retour. Il leur fallait d’abord attendre les morts, devancés par leurs spectres. Lesquels campaient avec les rescapés, leur tenaient compagnie dans leur chagrin. Chacun se sentait dans la peau d’un serpent en pleine mue. Au dernier lambeau tombé, il fut décidé : il était temps de s’en aller, d’abandonner l’espoir vain, charger les regrets dans les bagages, temps de rentrer. Pour trouver quoi ? Un bois mort ou un bois vivant ? Amputé de combien de bosquets ?
Aucun ne protesta, même la plus solide des volontés s’était brisée sur la scorie. Le Chasseur portait la jeune elfe prisonnière du trompe-la-mort ; Silène soutenait Fich, le vieux lutin boiteux ; les deux Rats Chevelus marchaient main dans la main.
Le griffon s’était envolé sans demander son reste, voilà des lustres leur semblait-il, son message silencieux ayant été transmis en hommage à son hôte de songe. Malin, l’animal avait déserté leur détresse avant qu’elle ne le contamine.
De même, Alphamas s’en était allé, Aramië aimantée à ses bras. Les cornes du démon avaient pris la teinte du bleu nuit, si sombre qu’il en paraissait noir. Il traînait la patte, la tête basse, remuant sa douleur et ses doutes. Nul ne lui adressa mot, il n’en prononça pas.
Ainsi, nos aventuriers, le déni assumé, entamèrent la seconde étape de leur périple, les regrets dans une poche, ayant enfermé leurs traumas dans une boîte en attendant le moment propice pour l’ouvrir. Car rien n’était terminé pour eux, oh non ! loin de là ! De nombreux dangers les guettaient sur le retour, au moins autant qu’à l’aller. Certes, ils auraient cette fois le loisir d’emprunter la Voie du Démon, censée être déserte après que lesdits démons aient été mangés par un volcan. Selon Quo, il s’agissait d’un raccourci comparé à leurs précédents détours, mais plus sûr ? rien n’était certain. Le monde ancien regorgeait de mortels secrets. Le bois, en comparaison, n’était qu’une gentille clairière située à la lisière d’un sombre domaine dont Morbani était un des cœurs, mais pas le seul.
Ils suivaient à présent un défilé à flanc de montagne : chemin terrifiant parsemé d’éboulis et qui menaçait de se transformer en précipice à la moindre réplique de secousse. Au moins avaient-ils la satisfaction d’admirer le sort des Gorges Sans-Nom, enterrées dans leur dédale et changées en vaste plaine de bitume après le passage du raz-de-cendres. Ainsi les spectres oubliés profitaient enfin d’un tombeau digne de ce nom, et nul voyageur n’irait plus se perdre dans ces méandres de folie. Beaucoup de mal pour un bien. Pas de quoi faire une consolation.
À vingt lieues de ses cimes démantibulées, le Seratusor lardait encore l’horizon de son panache. À quarante lieues, puis soixante, même vision : la panse sinistre et grondante s’étalait tel un linceul au visage du ciel, se jouant des distances. Les averses se chargeaient de cendres, les rivières et ruisseaux charriaient une eau noire, la toux gardait les esprits éveillés la nuit. L’insomnie ouvrait grandes les portes de l’amère réflexion. Et que je te pétris cette pâte molle, poisseuse, moisie de regrets, pendant que la levure de chagrin poudroie un nuage sous les paupières.
Les pieds ne s’entêtèrent pas moins à avaler les lieues. Certains jours, ils en dévoraient huit, certains autres, ils n’en grignotaient que deux. La nature du pays n’était pas seule cause de ces hauts et ces bas, la nature des esprits jouait plus que son rôle. Il arrivait tantôt que les cœurs pèsent plus lourds un matin qu’un autre. Forcés par leur désir de vivre, les estomacs se gavaient de tout ce qu’ils pouvaient trouver, surtout de ce qu’ils ne trouvaient pas ; les pensées noires remplissaient aussi bien le vide des ventres. Le Chasseur chassait de son côté, Reyn et Tête-de-Pie du leur, laissant le soin à Silène de ramasser le bois pour le feu, et l’abri quand c’était nécessaire ; sinon les épais rameaux, les pignons rocheux et les crevasses faisaient leur bonheur. Pas de grotte cependant, jamais ! Ces lieux renfermaient au mieux des bêtes féroces, au pire des pouvoirs ignorés qu’il ne valait mieux pas titiller. S’occuper l’esprit par tous les moyens, c’était ce qu’ils cherchaient, avant même de se remplir la panse.
Les jours se confondaient avec les nuits tant le ciel était chargé de cendres et fumées. Les nuées volcaniques éparses n’en formaient désormais plus qu’une : un manteau pour le monde. L’aube devint aussi grise que le crépuscule. Une aubaine pour la mort qui avait tout loisir de se repaître de la flore fanée trop tôt. Viendrait sous peu le tour des malheureux herbivores, réduits à mâchonner des ronces. Enfin, les mangeurs de chair périraient du trop plein de viande avariée, si ce n’était de son absence. Ainsi s’annonçaient les jours sinistres, sous l’aulne de la Sorcière d’Hiver, rameutée en avance par les cors de volcan et les signaux de fumée.
La Sorcière du Bois, elle, n’était plus. Son souvenir, comme celui de son mari, se dispersait à mesure que les lieues s’étalaient derrière nos survivants, remplacé par un abîme. Ce que les Puissances Sombres dévoraient s’évaporait à tout jamais, jusque dans les mémoires. Les écrits demeuraient mais, leurs mots privés de sens, autant chercher à déchiffrer une langue morte. Nellis, Jilam, Néropodès, ils s’effaçaient. Ne restait que Quo pour témoigner au nom des défunts.
Les voyageurs aux airs de vagabonds traversèrent, sans grands encombres si ce n’est les tourments quotidiens, les provinces oubliées du monde ancien, ces terres conquises par le temps, peuplées de fossiles qui rappelaient aux fossiles encore vivants l’implacable finalité de toute chose. Les chênes pourrissent, la sénilité emporte les divinités, les soleils s’éteignent.
La Voie du Démon, série de sentiers, plus ou moins clairs, à peu de chose près rattachés entre eux et de qualité aléatoire, ignorait les obscures contrées que les traqueurs de sorcière avait parcourues à l’aller. Les démons n’empruntaient plus la Voie, car leurs voix s’étaient tus. Tous ceux qui s’étaient réunis au festival des démonifées avaient péri avec elles, à l’exception d’Alphamas et d’Aramië – si tant était que cette dernière survive à ses blessures. Bien sûr, d’autres démonidés avaient bien pu s’évader de Morbani. Aucune raison que leur groupe soit parmi les seuls miraculés.
Les cœurs lourds de Reyn, Tête-de-Pie et Silène se réjouissaient un tant soit peu de leur misérable fortune. Pas de Voie Silencieuse peuplée de ses imprévisibles prédateurs : mammours, crève-yeux et autres avalanches. Non plus de Catacombes à explorer, avec ces méchants reflets qui vous pincent. Des ascensions et descentes à la pelle, ça par contre ils y avaient droit jusqu’au cou ; et puis les éboulis mesquins, les bestioles affamées, les plantes vénéneuses, les détours saugrenus ou ce foutu sol incapable de tenir en place, toujours près à vous fendre d’un croque-en-jambe ou d’une crevasse sortie de son chapeau de crépi. Leurs plaintes n’en finissaient pas de distraire leurs peines.
« Deux fois moins de trajet, six fois moins d’emmerdes ! », répétait le Chasseur, fin connaisseur de cet itinéraire, secret pourtant bien gardé des démons. Sans sa présence, Reyn n’aurait pas donné chair de leur peau. Aucun doute qu’ils n’auraient pas fait de vieux os. Déjà, sans Quo, ils se fussent perdus cent fois à l’aller.
Maudite démone, que t’est-il passée par les cornes de mourir soudain, sans prévenir ? Surtout pour sauver un Jilam qui n’a pas attendu longtemps pour te cracher au nez en embrassant la mort. Ah Quo ! Ta bonhommie serait la bienvenue dans ce triste troupeau réduit à peau de chagrin ! Ton gisant pétrifié se fend sûrement d’une plus belle joie que nous.
En venir à invoquer un démon, plus rien n’allait du tout, vraiment !
La neige mélangée aux cendres s’entassait si épaisse qu’elle flattait les hanches de Reyn pourtant grande pour une elfe du bois. Le Chasseur, en avant-garde, aplanissait le chemin pour ses comparses, Fich le lutin assis sur une épaule, la dépouille d’un bouquetin bouqueteux en bandoulière sur l’autre. Son groin humide niché dans sa pelisse, le colosse dégageait une aura plus sombre que l’horizon. Silène tenait la main de Gaël, la jeune elfe qu’ils avaient ainsi prénommée, afin de la guider. Le trompe-la-mort s’estompait lentement. Tantôt Gaël retrouvait un semblant d’esprit, ses paupières battaient la chamade, ses yeux balayaient en tout sens le paysage, lorgnaient les visage d’un air étonné, avant de retomber dans les limbes de sa conscience. C’était déjà bon signe. Du moins le pensaient-ils, aucun n’étant familier de la potion des démonifées. La petite Gaël n’était pas une enfant difficile. Ce qui la rendait paradoxalement agaçante. Il fallait sans cesse la surveiller au risque qu’elle marche jusqu’à tomber d’épuisement, incapable qu’elle était de se plaindre. On s’assurait aussi qu’elle ne trimballe pas une vilaine plaie prête à s’infecter. Deux fois par jour, on la nourrissait comme un oisillon, en lui donnant la becquée. Son cerveau lavé obéissait machinalement, sa bouche s’ouvrant, mâchant et déglutissant tel un mécanisme bien huilé. Il suffisait de lui dire de ne pas faire ça ou ci, mais il était nécessaire de réitérer ces consignes car elle oubliait. Elle aurait tout le loisir de guérir dans le bois... Si bois il demeurait.
Nos voyageurs se rendaient compte qu’ils avaient tendance à traîner la patte, et pas seulement à cause de la fatigue chronique. Au fond d’eux, ils appréhendaient. L’aller, ils l’avaient imaginé sans retour. Un retour qu’ils en venaient presque à regretter, car il annonçait le prolongement d’une quête qui s’avérait sans fin. Une quête nommée vie. Donc presque sans fin.
Quel paysage les accueillerait au bout du chemin ? Rien ne garantissait non plus que les panthérèbes et l’essaim noir se soient volatilisés après que les Puissances Sombres aient récupéré Nazukahi. Tant que le mystère demeure, l’espoir vit, se disait une part d’eux dans le secret des âmes. Espoir à l’étroit dans les cœurs flétris. Fatigue et chagrin font mauvais ménage : quand on essuie l’une, on oublie l’autre. Un bon ménage pour celui qui les trimballe. Mais les deux, au bout d’un moment, finissent par s’entendre, ils en viennent à se nourrir l’un et l’autre. La fatigue tue les pensées que le chagrin dévore. Il n’est dès lors plus d’échappatoire : piégés dans une pièce sans porte aux murs de miroirs, vous avez beau les briser, les débris se recollent inlassablement, jusqu’à ce que vous gisiez les poings en miettes, du sang plein les mains, des larmes plein les yeux. Des larmes que le gel colle à vos joues. Même dans le sommeil la fatigue vous poursuit. Reyn n’aurait jamais pensé qu’elle regretterait un jour leur affreux aller.
Mais voilà que leur errance sonnait son glas. Alors qu’ils dévalaient, en rampant presque, le flanc d’une montagne grasse de neige cendreuse, une vallée de grisaille s’étalait à leurs pieds, couvée par un plateau boisé à la canopée coiffée de flocons sales. Une vue familière sous un costume sinistre. Malgré eux, des soupirs s’échappèrent des bouches sous forme d’épaisses nuées de vapeur. Tête-de-Pie aurait aimé s’effondrer là, dans la poudreuse souillée et l’attente qu’on vienne les chercher, se réveiller devant un bon feu, les pensées nettoyées, incapable de se rappeler jusqu’à son nom, s’enfiler le cocktail de trompe-la-mort, tout recommencer, oui, tout recommencer…
Un régiment de golems les accueillit avant même qu’ils ne frappent à la pinède. Les géant d’argile jetèrent sur leurs épaules bagages et voyageurs – sauf le Chasseur – ; Reyn n’eut pas son mot à dire. Elle était si lessivée qu’elle ne songea même pas à gronder. On les porta à l’ombre des sapins, dont les troncs et le couvert neigeux dessinaient une immense voûte soutenue par une forêt de colonnes. Les odeurs de musc précédèrent la vue des haies de mûriers. Le jardin fongique avait sacrément prospéré depuis leur dernier séjour. Certains champignons avec leurs chapeaux faisaient la taille d’une pousse de chêne. Reyn aurait pu s’y mettre à l’ombre.
On les déposa devant le tertre-chaumière dont le toit coiffé de mousse et d’autres fongueux crachait un filet de fumée. Un Bagon plus joyeux qu’un drille en émergea soudain dans un fracas de porte démantibulée. Bras et moignon levés, le semi-troll à demi-manchot les happa un à un dans une étreinte à vous briser les os et vous réchauffer les cœurs brisés. Même Reyn s’y laissa prendre. Son nez alors se retroussa. Non pas à cause de la puanteur de troll mais de son odeur en comparaison.
À l’intérieur, Garlik les accueillit de ses larmes où joie et peine se confondaient. « Soyez les bienvenus, enfants, reposez-vous, dormez tout votre saoul, jusqu’à la prochaine gibbeuse si cela sied à vos corps fourbus. Il sera toujours temps plus tard de panser les cœurs. Venez, remplissez vous la panse et le gosier, oubliez l’espace d’un hoquet, vous aurez tout loisir de vous rappeler le restant de vos longs jours. » C’est par ces mots qu’elle les invita et nul parmi eux n’en prononça un seul. Il suffisait aux cœurs de parler et à l’empathie d’écouter leurs complaintes de tambours troués.
Leur séjour dura, perdura, rien qu’une moitié d’année du bois, petite demi-douzaine de lunaisons plus une pour être sûr. De quoi rendre leur hôte bien-faiseuse nostalgique du silence de ses jours passés. Même les golems en devenaient bougons, influencés par l’humeur ronchonne de leur mère. Entre le Chasseur et Garlik, c’était à qui avait le plus mauvais caractère. Les deux s’entendaient comme larrons en foire !
Puis le Chasseur s’éclipsa. Les autres restèrent. Le temps s’écoula. Rien qu’une once dans un sablier trop grand.

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