90. Rien qu'une once de temps
La seconde gibbeuse tutoyait la prochaine lune. L’hiver volcanique se mourait lentement, trop lentement au goût de la nature. Voilà un long règne pour la Sorcière d’Hiver, le plus long de mémoire de troll. Et la vieille acariâtre ne se lassait pas de son moelleux Trône des Saisons, qui après tout ce temps devait avoir emprunté le format de ses fesses ridées.
Bagon était en quête d’une Reyn sauvage. Son passe-temps favori dernièrement. Des jours que l’anguille avait disparu. Non pas que ce délai soit étonnant. Mais le semi-troll ne se faisait toujours pas à ses absences prolongées. Tout le temps resté loin de son clan, à paresser dans l’opulence quand ses camarades risquaient leur vie ; et pour certains la sacrifiaient. Lui, qu’avait-il fait ? Bon, oui, c’est vrai, perdre un bras. Ça comptait.
Son moignon repoussait gentiment. Encore rabougri, il était d’un noir plus profond encore que sa couenne de charbon. Des boudins de doigts commençaient tout juste à émerger de la chair très sensible. Ça le démangeait affreusement, surtout la nuit, et le moindre coup de vent lui donnait des frissons du diable. Alors il emmaillotait sa brindille de trollion dans une grosse laine sous son pull et son manteau. Il avait un de ces airs avec son morceau de bras tout rachitique pendant d’un côté et le reste de sa carcasse qui, on pouvait le dire, avait sacrément repris du poil de la bête, et surtout de la couenne, merci les petits plats de Karaba !
Bagon n’était pas non plus resté inerte durant son long séjour. Histoire d’oublier un tant soit peu sa honte, il avait tenté de se tuer à la tâche aux côtés des enfants de Garlik. Mais ses tentatives avaient échoué, la faute à ses deux légendaires mains gauches – et le fait qu’elles soient réduites à une n’arrangeait rien. Son service à la bêche avait été de courte durée. Sa maladresse avait dévasté la moitié d’un parterre de cèpes anémones et Lobrik l’avait chassé du jardin fongique. Il avait ensuite œuvré à l’entretien des gronoyers. Mais, durant les cueillettes, il avait tendance à piétiner les grosses-noix tombées et à arracher toute la branche pour en cueillir le fruit. De nouveau on l’exila loin des végétaux. Les golems voulurent le confiner au tertre-chaumière, mais Garlik s’y était opposée – elle aimait sa solitude et ne supportait plus les discours de pipeau de son invité – et Bagon aussi, le plaisir d’écouter les péripéties rêveuses de la sorcière ne valait pas le désagrément de ses fumées de pipe. Lent comme toujours, il avait néanmoins fini par saisir l’évidence : nulle part on avait besoin de lui. Alors il avait jeté son dévolu sur la déprime, la mangeaille et le jeu. Il s’endormait chaque fois au milieu des veillées et émergeait bien avant l’aube, à cause de méchants rêves où Reyn revenait, ou bien Tête-de-Pie, jamais les deux ensemble ; et parfois c’était Nellis, et elle ne le reconnaissait même pas.
Nellis. Un nom qui résonnait de plus en plus creux dans sa cervelle de troll. Qui pour une fois n’était pas faute. Comment pourrait-il l’oublier autrement ? Elle avait conquis ses deux cœurs, mais quelqu’un d’autre avait conquis les siens. C’est son côté troll, de ne pouvoir s’empêcher de penser tout par conquête. Il était comme ça, même quand il jouait au boueux ou au lancé de pouces. Deux disciplines auxquelles il s’avérait plutôt doué, lui qui ne gagnait jamais aux jeux des Rats Chevelus, sauf contre Reyn, juste deux trois fois, et depuis Reyn refusait de l’affronter.
Le boueux, c’était pas compliqué : tu fais des boules de boue, de différentes tailles, et tu dois les lancer selon une configuration particulière définie à l’avance. Bagon, sans comprendre le principe, savait mémoriser les formes, ça avait toujours été son petit talent. Quant au lancé de pouces, bah ! tout était dans le nom, pas besoin d’être génie ou Tête-de-Pie pour comprendre. Garlik détestait quand ses enfants s’amusaient à ce jeu, car ils perdaient sans arrêt leurs pouces qui se décollaient pour un rien après qu’ils les aient recollés à la va-vite. Ça n’empêchait pas nos amis golems d’y jouer en cachette. Le jardin fongique renfermait tout un tas de secrets, que Bagon avait eu tout loisir d’apprendre.
Mais les jeux, les grattouilles, la cuisine de golem, les rêves de sorcière, tout ça avait beau le divertir, rien ne pouvait l’empêcher de penser, encore et toujours, de ruminer ses neurones. Lui, l’idiot, plus troll que moitié, le dernier cheveu des Rats. Première fois que Bagon comprenait le concept d’ironie. Et des sarcasmes, il s’en était infligé à lui-même, un sacré paquet. Il n’avait eu que ça à faire après tout.
Jusqu’au jour où Garlik, en pleine nuit, s’était réveillée après une étrange aventure dans ses rêves incarnés. Le choc l’avait secouée, mais dès que son esprit s’était un tant soit peu remis, elle avait mandé Bagon… qui, bougre d’imbécile, avait bien choisi son moment pour disparaître. Les golems l’avaient traqué partout, des jours et nuits durant. Il était si sombre alors, la fièvre dépressive le terrassait, tant qu’il s’était déniché une grotte – insouciant des dangers qu’elle pouvait abriter – souhaitant que personne ne le déniche avant qu’il ne se décide à sortir – s’il se décidait un jour.
Les enfants de Garlik eurent néanmoins raison de sa cachette. Il leur fallut trois jours pour le débusquer. Tout ce temps perdu à se morfondre. À son retour, la sorcière lui raconta, jusque dans les affreux détails, ce qu’elle avait vu et vécu dans son sommeil de griffon. Espoir et désespoir s’étaient alors confondus en Bagon. Les jours suivants, il avait joué à pile ou face. Tantôt il souriait d’un air benêt, en piétinant les champignons, tantôt il marchait le regard vide, à deux pas de chuter dans le précipice. Les potions fongiques de Garlik ne le faisaient plus dormir depuis longtemps, il s’y était accoutumé, et quand il trouvait le sommeil malgré tout, les cauchemars venaient le hanter. Il voyait ses amis brûler, l’appeler en hurlant, et lui qui restait les bras ballants – aussi inutiles que des moignons – à les regarder fondre. Il se détestait, plus encore que d’ordinaire, et en même temps, il ne désirait qu’une chose : revoir ceux qui ne manqueraient pas de le juger.
Mais, quid de jugement, il n’avait eu affaire qu’à des regards abattus, des regards vides, cherchant désespérément un sens à leur malheur. Alors la culpabilité de Bagon s’était aussitôt dissipée et son seul désir n’avait plus été que rameuter un tantinet de chaleur dans ces cœurs frigorifiés.
Lorsqu’il débusqua enfin Reyn, elle était simplement assise à l’ombre du verger. Depuis ces hauteurs, on avait vue sur une grande partie du Val aux Trolls – que les Trolls nommaient Val-d’Or pour ses hardes de roicerfs et ses troupeaux de chèvres argiennes paissant dans ses clairières. Les chèvres argiennes à demi-sauvages de Garlik broutaient d’ailleurs les prés bombés visibles depuis les coteaux du verger. Les gronoyers, du moins ceux rescapés de l’hiver et amaigris, laissaient entrevoir de timides boutons, préludes de bourgeons, qu’ils ne verraient certainement pas éclore avant leur départ. Si jamais ils vivaient – les bourgeons, pas eux.
Le silence entre eux ne leur était pas coutumier. D’ordinaire, Reyn était du genre bavard en compagnie du semi-troll, et Bagon bavassait même avec les chardons. Mais là, ils préférèrent laisser le vent guider leur conversation. Le ciel couvait toujours son vilain rhume, le souffle froid charriant encore des cendres éparses. Vilaines cendres qui se collaient à vos yeux et se glissaient sous les paupières. Bagon se demanda : depuis combien de lunes n’avaient-ils pas vu le soleil ? Ne serait-ce que son ombre ? Aujourd’hui, quelques rayons grisés traversaient la couche de nuages, crachin de lumière sur un monde détrempé d’obscurité. Décidément, le Val-d’Or portait mal son patronyme en cette saison figée.
Ils restèrent ainsi un bon moment, gronoyer en guise de paratonnerre tandis que l’orage grondait au loin derrière l’épaule des montagnes. La pluie n’arrivait pas à se décider, si oui ou non elle venait maintenant. Les feuilles humides et pourries collaient à leurs chausses. La laine dorée des manteaux, toute mouchetée de noir cendré, filée grossièrement mais épaisse, était le fruit des travaux d’aiguille des golems, peu coutumiers de cet art. Et bien qu’elle soit trempée et craquelait sous l’effet du gel, elle laissait leurs carcasses au sec et au chaud.
Ignorant de la chose, leurs pensées arpentaient les mêmes sentiers. Les morts ne restaient jamais loin de l’esprit des vivants.
Cinq lunes plus tôt, à l’occasion du nouvel astre, une cérémonie se déroulait dans le jardin fongique de Garlik. Les golems avaient allumé une légion de flambeaux qui illuminaient les parterres multicolores, certains fluorescents, de champignons. On eut dit que la demeure de la sorcière campait le fond d’un puits de soleil au milieu des ténèbres volcaniques. Les géants d’argile, à la lumière des feux, faisaient danser leurs ombres, énormes et grotesques. Celles de la troupe, Chasseur compris, dessinaient de fines lignes sombres, très prononcées et paradoxalement immobiles, par-dessus les monticules d’humus, tandis que les amas de mousse empruntaient la vivacité des braises. Garlik était vautrée sur sa large chaire de bois, couvertures sur les genoux, au cœur du jardin sous un kiosque en sapin sans toit charpenté pour l’occasion. Quatre braseros dans lesquels des concoctions d’herbes se consumaient crachotaient leurs fumées à la face du ciel noir et des visages plus sinistres encore. Un impressionnant dôme de brume couvait l’ardent cocon de ses ténèbres. Les ombres s’agitaient dans les vapeurs orange, insensibles aux corps immobiles. On eut dit des monstres invisibles révélés à la lumière, les ombres de la nuit vêtues de fumée. Esprits de la lune noire. Silhouettes d’âmes morcelées.
La maîtresse de cérémonie, trônant au cœur de la spirale de flambeaux, entama un long chant, aux couplets ronflants, refrains périlleux, pétris d’histoires à dormir debout, des vers évoquant des mythes parmi les légendes, que l’imaginaire ne saurait croire et pourtant – les ombres dansant dans le feu buvaient le chœur fabuleux performé d’une seule voix dans la langue du bois. Les corps comataient quand les esprits étaient captivés.
Le chant achevé, Garlik tira une cordelette actionnant une ribambelle de clochettes ligotées à l’armature du kiosque. La sorcière avait beau être cernée de lumière, un pouvoir obscur la plongea dans une bulle de ténèbres. Pour s’adresser aux ombres, il faut être ombre. Et pour éveiller les souvenirs, il faut s’appeler mémoire. C’est ce que Garlik représentait : la mémoire d’un monde. Une mémoire qui n’oubliait pas, n’effaçait rien, un incroyable esprit niché dans un corps brisé, un puissant mur contre lequel le pouvoir des Tréfonds venait buter.
Car c’était là le but primaire de ce cérémonial. Pas tant un hommage rendu aux morts, avant tout des souvenirs restitués aux vivants. La magie des dieux sombres est implacable, l’oubli, inéluctable. Aussi la Sorcière du Val, guidée par sa sagesse et sa bonté, avait minutieusement préparé des graines insufflée de sa prodigieuse mémoire qu’elle allait semer dans le terreau des pensées mourantes, afin que ces pensées ne périssent pas complètement. Ainsi, Nellis et Jilam, Mú et Mousse, et Néropodès, il demeurerait quelque chose d’eux dans les six esprits conviés au rituel. « La mort, c’est ce que la mémoire retient. Ce que la mémoire oblitère devient néant. Nourrir la mort, c’est tenir en joug le néant. » Telles furent les paroles de l’incarnation de Gra’Mama, mère et grand-mère de tous les trolls, dont le val n’est autre que le ventre. Cela signifiait que, par ce rituel, l’oubli ne serait jamais total, les Chthonidés pas entièrement vainqueurs, les esprits amputés se rappelleraient les fantômes.
Pendant que Garlik récitait les mots de jadis dans un langage antique, les golems s’avancèrent vers la rangée de cobayes, présentant à chacun d’eux un flambeau. Les corps, jusqu’ici présents mais détachés de leurs consciences, s’animèrent brusquement ; un qui-vive, vestige de leurs récents effrois, solidement ancrés dans leur chair, greffés à leurs instincts tel un parasite s’amusant à les titiller d’un danger fictif. Puis Garlik s’adressa aux porteurs de torche dans un idiome familier : « Tendez votre main aux braises, chers enfants, laissez le feu marquer vos souvenirs. Que vos mains portent la trace des morts, que la vie réside dans la blessure. Oyez ! dieux d’en-haut et d’en-bas ! esprits de l’au-delà et d’ici-bas ! soyez tous témoins ! Du feu mémoire qui brûle la chair et marque le rappel ! »
Reyn, le Chasseur, Tête-de-Pie, Silène, Fich et Bagon, tous, un à un, tendirent le bras au-dessus de leur flambeau respectif, le temps que les flammes embrassent la peau et y déposent un suçon. Chaque brûlure dépeignait un motif unique sur chacune des paumes, comme le souvenir d’une même personne diffère en fonction des mémoires qu’il habite.
La cérémonie s’acheva.
Et la bamboche débuta. Un départ hautement salué par le chant des fûts de liqueur de grosse-noix mis en perce. Un coup de gnôle, gorgée d’oubli, doigt en l’honneur des Tréfonds, coup de pouce en faveur des survivants ; rien qu’une nuit pour se fondre ailleurs, se prélasser le temps d’un prélude tout en jurant ses morts pour en conjurer le deuil.
Chasseur et Bagon entamant leur rivalité par un bras de fer et l’achevant sur un concours de pochtrons. Concours avorté lorsque la table se renversa, faisant voler les gobelets vides et pleins. Les deux duellistes, toute raison ratiboisée, se rabibochèrent en mangeant la terre, pauvres vers en guise de cure-dents.
Reyn et Tête-de-Pie apprenant le boueux, Reyn toujours aussi chanceuse aux jeux, sa copine fée profitant de sa moitié lutine pour tricher en collant des cailloux dans les boulettes de glaise de son adversaire.
Silène, murgée comme un Dayl des mauvais jours, toute chantonne, refrains plus faux que les couplets, les cordes vocales aussi mal accordées que celles d’une harpie, à cheval sur les épaules d’un golem, jonglant avec les pouces d’argile de toute la fratrie sous l’œil amusé de Garlik, vautrée dans ses vapeurs rieuses.
Et Fich, le vieux lutin, les fesses au frais à califourchon sur une motte de terre moussue, chopine en main, canne frappant une mélodie jouée seulement dans son esprit et rêvant tout éveillé auprès d’une Gaël encore éteinte mais les paupières remplies de papillons, pendant qu’un golem coiffait ses cheveux cotonneux. Ses gros boudins glaiseux aussi délicats que des doigts de fée créaient de magnifique tresses érigées en tiare et piquées pour tout joyau de fleurs d’hiver – des nellis, invincibles face aux cendres !
La débauche bienheureuse et bienvenue s’éternisa bien après l’aurore. Les flambeaux avaient flambé jusqu’à leurs racines, ne laissant que des tiges calcinées plantées dans le sol. Tout ce petit monde chancelant sous la grisaille se ramassa alors dans le ventre chaud du tertre-chaumière, de la boue jusque dans les cheveux, des aiguilles entre les orteils, le corps molesté par la danse, l’esprit suriné par la liqueur, et par chance le nez bouché par la rosée. Serrés les uns contre les autres, on eut dit une portée de louveteaux.
Ils dormirent une journée, une nuit complète et encore une matinée, et dès leur réveil, sous les coups d’un midi pluvieux, ils décampèrent à l’ombre de la pinède jusqu’à la cascade et plongèrent leurs peines dans l’écume glaciale, cueillirent toute la saponaire, se savonnèrent et se frottèrent à la pierre ponce jusqu’à ce que yeux et peau rougissent. On joua les écrevisses et les poissons et on se sécha dans les bras du vent. La fièvre ne tarda pas et chacun garda le lit au moins deux jours de plus ; douze pour le malheureux Fich, décidément trop vieux pour ces gnomeries. Garlik matraqua ses patients de décoctions et autres purgatifs dont le simple parfum suffisait à faire effet. Après les souvenirs ancrés, les humeurs furent rétablies : une base solide pour entamer une guérison.
Cinq lunes s’étaient écoulées depuis, et les voyageurs ne s’étaient pas décidés à reprendre la route. Leurs journées débutaient et s’achevaient toutes paisibles bien que mornes, longues et monotones, chacun s’occupait à sa façon sans déranger les autres. Tête-de-Pie aidait au jardin fongique, Silène assistait Garlik, Fich campait son couffin de mousse et observait le rythme du temps. Les golems avaient adopté Gaël et lui faisaient découvrir leur monde afin de rameuter sa conscience des limbes qui l’emprisonnaient – l’agonie du trompe-la-mort se percevait à présent au jour le jour. Elle avait commencé à réagir aux éléments et évènements autour d’elle et non plus seulement à papilloter en les regardant. Et voilà presque une lune qu’elle s’était mise à parler – une vraie pipelette ! Qui n’en finissait pas de saouler son monde par des questions. D’autant que les golems n’étaient guère prompts à apporter des réponses concrètes. Elle semblait avoir tout oublié du reste, et certains, dont Bagon, se disaient qu’il valait peut-être mieux ainsi.
Quant à Reyn, elle occupait son temps à disparaître et tracasser le pauvre Bagon et son moignon. Fidèle à elle-même, n’ayant peur de rien, elle étendait ses explorations hors du domaine de Garlik, à travers le Val-d’Or – Val-Gris – qu’elle devait à présent connaître sur le bout des doigts. Concernant les trolls, harpies et autres chimères peuplant ces vallons boisés et prairies, la cheffe des Rats n’en avait cure maintenant qu’elle avait goûté à l’enfer, plus rien ne l’effrayait, et cela terrifiait Bagon. Sa cheffe de clan avait toujours nourri une âme de casse-cou. Il s’amusait à la voir comme à moitié trolle. Mais là, elle dépassait les limites de la simple bravoure exagérée, il n’était plus question de goût pour la bêtise ou d’orgueil démesuré à satisfaire, Reyn la Rouge traquait le danger pour s’en faire son repas. Sa façon à elle de traverser ses traumas et de réapprendre à vivre après les épreuves, dirait une Garlik. Bagon ne finissait pas de s’en inquiéter, et quand il s’essayait à partager ses inquiétudes avec autrui, on le rabrouait, d’une façon ou d’une autre. Tête-de-Pie se contentait de hausser les épaules. La facétieuse, qui auparavant ne manquait jamais une occasion de taquiner le semi-troll, s’était plongée dans le sérieux du jardinage. À croire qu’elle voulait lancer sa propre culture de champignons une fois rentrée. Or, Bagon ne pouvait s’empêcher de lorgner ses solides épaules charpentées en action et de les trouver sacrément voûtées. Le semi-troll s’en voulait de ne pouvoir partager les douleurs de ses camarades, il se sentait exclu et ne pouvait le reprocher à personne. Il avait cessé de demander conseil à Garlik, pressentant qu’il la dérangeait plus qu’autre chose.
« N-notre Garlik rêve de c-c-calme. J’crois b-bien qu’elle attend q-qu’on se carap-p-pate », osa-t-il briser le silence installé entre Reyn et lui depuis un long moment.
L’orage couvait, plus menaçant que jamais, mais l’elfe ne se décidait pas à se déraciner de sous son gronoyer. Ses cheveux, si flamboyants la dernière fois que Bagon les avait vus, imitaient aujourd’hui la cendre qui continuait de tomber éparse ça et là mais moins souvent ces derniers temps. Sa cheffe de clan lui évoquait un fantôme, le regard accroché à l’horizon d’une vie enfuie qu’elle aimerait retrouver.
« Bientôt. »
Elle n’en dit pas plus. Sa voix sonnait éraillée, faute d’avoir été employée depuis, combien de jours ?... de lunes ? Oui, ça faisait facilement plusieurs lunes que le semi-troll ne l’avait pas entendue. Quand elle daignait bénir l’assemblée de sa compagnie, la guêpe se montrait aussi peu loquace que Gaël auparavant, se contentant d’écouter les discussions d’une oreille et ses pensées de l’autre.
Bagon appréhendait leur retour auprès du clan. Pourrait-elle toujours les guider ? Fallait-il que quelqu’un la remplace ? Lui ? Et puis quoi encore ! La fin du monde, ça passe encore, mais lui, Bagon, à la tête d’un clan… Encore fallait-il qu’il y ait toujours un clan à diriger. Avec un peu de malchance, il étaient les derniers Rats Chevelus. Non, non, non, pense pas à ça, Bagon, pense pas à ça, ferme ta grosse trogne !
« Des nouvelles du Chasseur ? »
Bagon se réjouit que Reyn ait repris l’initiative de la conversation. Comme toujours, elle savait lire ses pensées comme s’il les transpirait. « Nop. P-pas de nouvelles ? Bonnes n-nouvelles, hein ? »
Reyn ne dit rien. Ce qui revenait à tout dire. Bagon sentit son ventre grogner. La peur lui donnait faim.
Leur compagnon grognon les avait quittés moins d’une gibbeuse après la cérémonie de guérison. Il n’était pas du genre à se laisser choyer. Et puis, lui et Garlik étaient deux espèces de solitudes qu’il ne fallait mieux pas heurter trop longtemps. Aussi et surtout, il leur fallait à tout prix avoir les cœurs nets quant au sort du bois, savoir si leurs souffrances et sacrifices avaient été ou non vains. Aucun d’eux n’était cependant en état de poursuivre le périple de retour, guère long comparé à tout ce qu’ils avaient traversé mais non plus des moindres. Corps et esprit rivalisaient d’épuisement que le repos n’avait fait que couronner. Et aussi, une part d’eux ne se sentait pas près, pour affronter le monde réel. Ils étaient des dormeurs marinant encore dans le rêve, debout à sa lisière et craignant le réveil.
Le Chasseur était donc parti pour s’assurer du succès ou de l’échec de leur mission. Si jamais les choses étaient graves, dans l’exemple où le bois entier aurait péri avec ses habitants, il avait juré de revenir sans tarder. Dans le cas contraire, il les retrouverait mais selon son propre calendrier. Son absence pouvant tout aussi bien signifier que les panthérèbes ou l’essaim noir l’avait boulotté. Chacun préférait croire qu’il se contentait de les faire languir, que tout n’allait pas si mal dans le bois. Mais pour Bagon ça commençait à faire long, vraiment long, bon sang de bois !
« Tu sais, Bagon... » Le semi-troll sursauta. Depuis quand n’avait-il pas entendu son prénom dans la bouche de Reyn ? « Si tu veux rester ici, je comprendrais. Il ne faut pas croire que quiconque dans le clan t’en voudra, et surtout pas moi. Les Rats Chevelus ont toujours été un moyen pour ceux qui n’ont nulle part où aller de profiter d’un semblant de foyer. Mais je refuse que nos liens soient des chaînes, qu’ils nous encagent comme dans la plupart des vrais clans. Tu es libre, si tu as trouvé un endroit où tu te sens bien. Personne ne le verra comme une désertion. Personne ne te le reprochera, je te le jure. »
Jamais encore elle ne lui avait parlé de la sorte. Le semi-troll en bafouilla de confusion : « Hein ? M-m-mais tu quoi t-t-tu parles, ch-ch-cheffe ? »
Les deux échangèrent un regard confondu.
« Tu ne veux pas rester auprès de Garlik ?
— M-m-mais, mais… n-n-non !
— Je croyais…
— T-toi, les Rats, m-même la T-t-tête-de-Pioche, vous êtes m-m-ma famille. Y a auc-c-cune chance que j’vous ab-b-bandonne. S-sauf s-s-si tu veux p-plus d’moi. » Il en avait les larmes aux yeux rien que d’y songer. Il aurait fondu sans sa maudite fierté trollesque inscrite dans la moitié de ses gènes. « De t-t-toute façon, y a aucune ch-chance que la G-garlik elle veuille d-de moi. J-j-j’prends t-trop de p-p-place. »
Reyn esquissa un sourire, le premier depuis des lustres, et douloureux à cause de sa mâchoire longtemps crispée. Se levant, elle s’étira, détacha les feuilles collées à son manteau laineux, la toison dorée dépassant du col et des manches, puis s’étira de nouveau. « Bon, eh bien, je suppose que ma tentative pour me débarrasser de toi tombe à l’eau et que je vais devoir me coltiner ta couenne jusqu’à ce qu’il me pousse des cheveux blancs. » Sur ces mots, elle loucha sur sa propre toison aux couleurs des chapeaux de neige grise coiffant les gronoyers et les cimes montagneuses, et tout en jouant de l’index avec une mèche, partit d’un rire de cor.
Leurs deux rires résonnèrent dans le même pli. C’était à la fois douloureux et libérateur. Nul besoin de liqueur pour s’échauffer, un élan de joie sobre, plus éphémère qu’un flocon, mais tout aussi beau et unique.

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