91. Départ sur les chapeaux de roue

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L’once écoulée, le temps était enfin venu de partir, de quitter le ventre chaud du tertre de Garlik, le parfum du jardin fongique et les aiguilles de sapin qui vous collent aux bottes. Inutile d’attendre le Chasseur, il les avait sans doute oubliés. La sorcière convia la Fée Chance auprès d’eux, cachant bien son soulagement de retrouver son paisible ermitage. Elle invita trois golems à les escorter sur le chemin du Val-d’Or, histoire que les clans trolls se tiennent à distance. Bagon fit ses adieux à sa bienfaitrice, sa sauveuse en plus d’une occasion, et qui par ses soins et ses paroles lui avait ouvert de nouvelles voies depuis le fond de son gouffre. Aucun regret de son côté, il rejoignait le clan qu’il avait adopté, sa famille de cœur, la seule qui comptait aux siens.

Les voyageurs achevaient enfin leur retour. Dans les prairies jaunies, les roicerfs faméliques broutaient l’herbe moribonde. Leurs grands cors dorés tout pelés scintillaient sous un soleil tout palot mais ô combien bienvenu après une si longue absence. L’hiver se mourait tendrement, le ciel retrouvait peu à peu sa grisaille ordinaire. La troupe se garda loin des bois décharnés, peuplés de manticores et autres araignées plus grosses qu’un poing. Les arachnides et monstres à poison, ils en avaient assez soupé. L’imposante stature des golems suffit à éloigner le spectre des chasseurs trolls. Alors qu’ils embrassaient les contreforts montagneux, les enfants de Garlik les abandonnèrent. La glaise supporte mal le gel et à durcir elle se craquelle jusqu’à tomber en miettes. Les aventuriers saluèrent chaleureusement leur escorte. Les golems leur offrirent leur habituelle figure dépouillée de traits et d’émotions – visibles du moins. Silène s’était longtemps demandée pourquoi Garlik ne leur avait pas modelés de visage digne de ce nom, ne serait-ce que la base : bouche, nez, yeux. Avant d’oser poser la question. La réponse de la sorcière fut à son image, toute en ironie : « Un visage placide effraie moins qu’un masque. Et puis, à vrai dire, je ne suis pas douée pour modeler ces choses. » Elle avait ri d’elle-même.

La Chaise des Rois Trolls les toisaient depuis sa lorgnette de sommet peinturluré de gris. Les troupeaux nuageux amassés autour de ses hauts pics évoquaient les fumées s’échappant d’un cerveau en pleine ébullition. Les voyageurs, eux aussi, étaient absorbés par leurs pensées.

La chamane avait longuement réfléchi à sa situation. Colère et chagrin l’avaient poussé au départ. Un exil volontaire qu’elle s’était imaginée sans retour. Un aller simple sur le chemin de la vengeance. Un moyen de fuir ses démons. Le hic, c’est qu’en route elle avait fait le choix de vivre. La faute aux sages paroles d’une démone. Lui restait à décider quoi faire de cette vie.

Reyn, Tête-de-Pie et Bagon partageaient tous trois la même angoisse quant au sort de leur clan. Les Trois Gourdins de Grand’Pa-Chance étaient-ils encore debout ? Quelles pertes parmi les Rats Chevelus ? Impossible d’ignorer leurs terreurs maintenant qu’ils marchaient vers elles.

Restait Fich et Gaël, l’un vieil enfant sage, l’autre gamine imbuvable. L’air des cimes faisait grand bien à la petite elfe aux grimaces simiesques et qui babillait à ne plus savoir s’arrêter. Le vieux lutin l’écoutait – difficile de savoir s’il était attentif ou somnolent avec ses yeux si plissés qu’ils paraissaient clos. Deux cannes fabrication golem l’aidaient dans la douloureuse ascension. Quand il commençait à ralentir, Bagon le prenait comme un chaton par le peau du cou et le déposait sur ses épaules, le tout sans mots échangés ni remerciements. Il était difficile pour le lutin de cacher sa peine, bien qu’avare de plainte, et de parole en général. En vérité, son bavardage se limitait à répondre sans s’étaler aux questions qu’on lui posait. Plutôt du genre à préférer ses tartines sans beurre. Il conservait toujours un infime rictus confondu avec ses rides paisibles. Les babillages intempestifs de Gaël ne semblaient pas le gêner, aussi tout le monde était ravi de lui abandonner cette besogne. « Et c’est quoi ça ? Et ça ? » Les yeux aux aguets n’en veillaient pas moins à ce que l’enfant ne s’éloigne trop au risque de tomber dans une crevasse dissimulée par la neige ou qu’un griffon ne la confonde avec un lapin-mouss deux doige. Certains étaient à deux doigts de regretter sa précédente léthargie. Mais cette vive énergie n’était que l’expression de l’amnésie. La petite elfe paraissait avoir tout oublié de son passé. Aussi avait-il été décidé de l’adopter parmi les Rats Chevelus. Tête-de-Pie était ravie, au moins aurait-elle toujours quelqu’un avec qui bavarder ; Reyn aussi, à l’idée que la fée-lutin lui fiche un tantinet la paix.

Paix. Elle en rêvait autant qu’elle l’appréhendait. Paix propice aux pensées. Leur périple s’achevait, et en dépit des douleurs, des cicatrices encore vives, elle frôlait la nostalgie. Fin d’une épopée, fin d’une époque. Elle ignorait ce qui l’attendait, ce qu’elle ferait de cette paix. La paix s’acquiert mais n’est jamais acquise. Telle une éponge, elle se dégorge, dessèche.

À la sortie du col, un visage familier les attendait : une vieille trogne de sanglier mal dégrossi, tiraillée par l’impatience. « C’est qu’on se fait désirer par chez vous !

— V’là le gnome qui se rit des idiots ! le salua Tête-de-Pie.

Le Chasseur grommela : « C’est que j’ai eu à faire pendant que vous vous la colliez pépère chez la Garlik. » Sa bonne poire pommelée était mangée par sa barbe, hirsute au possible et plus sombre que l’écorce de hêtre.

« Quelles sont les nouvelles ? » l’interrogea Reyn d’un ton pressé. Et le Chasseur de grogner : « À vous de voir. Les mirettes ça vaut mieux que les parlottes. »

Les Trois Gourdins n’avaient pas bronché depuis leur départ, c’était au moins ça. Mais quant à la végétation alentour… On eut dit qu’un incendie avait mangé le bois. Un incendie qui ne sème aucune cendres. Que ce soit un malheureux buisson, une pauvre fougère, rien n’avait été épargné. La neige grise craquelait sous les pieds, crampés mais pas autant que les esprits. Les collines gisaient nues dans leurs habits d’hiver.

L’horreur fut estompée par la joie des retrouvailles. Reyn, Bagon et Tête-de-Pie eurent droit à une farandole d’embrassades, de vivats et de pleurs. Mais à voir les visages creusés, les angoisses revinrent au galop, piétinèrent les larmes de bonheur et de soulagement. Reyn se morigénait de son retard. Elle comparait sa dégaine à celle des Rats Chevelus et sa maigreur, bien que criarde, ne valait pas la leur. Le long repos chez Garlik, les petits plats des golems – grignotés mais néanmoins avalés – l’avait ragaillardie, pendant que ses frères et sœurs vivaient de racines et de lichen. Mais les Rats n’avaient que faire de la mine de leur cheffe, ils étaient simplement heureux de la revoir saine et surtout sauve. Et ce bonheur sans jalousie ne faisait que creuser la culpabilité de Reyn. Son retour, du point de vue de tous ces yeux mangés par leurs orbites, symbolisait la fin des souffrances.

Et grandes furent-elles ! L’illusion de retrouver le clan entier se dissipa vite. L’annonce des pertes frappa de plein fouet les cœurs rescapés. Tant de morts, dues aux séquelles du froid et de la faim, plus encore aux panthérèbes et à l’essaim noir, d’autres encore aux démons et autres prédateurs dévorés comme eux par la famine. Mais la plupart à cause d’un nouveau mal apparu avec les serviteurs du néant et baptisé « fléau d’abîme » : une infection sans remède qui emporte la raison avant la vie.

Les Rats Chevelus n’étaient pas les seuls à avoir colonisé les cavernes des piliers rocheux. Les elfes avait déménagé du Cœur-du-Bois, forcés par la menace grandissante autour de leurs foyers. N’était que la Gardienne pour avoir refusé de quitter son terrier. Calme, elle avait renvoyé ses ouailles et balayé d’un sourire leurs suppliques. Nul n’avait eu de nouvelles d’elle depuis.

Quant au troisième Gourdin, il avait été investi par nul autre les démons du bois. Même eux avaient dû déserter leurs domaines de chasse. L’appétit des Chthonidés n’épargnait aucune créature.

Cette cohabitation contrainte s’était tant bien que mal passée – bien étant une parfaite ignorance de part et d’autre. Les besoins immédiats imposaient l’entente. Vagabonds et elfes d’un côté, démons de l’autre s’étaient accordés pour une trêve. Les Rats et habitants de Cœur-du-Bois s’entraidaient via les réseaux de tunnel courant sous terre et dont une cartographie minutieuse avait été menée – de quoi nourrir l’intérêt de Tête-de-Pie. L’alliance de circonstance avait miraculeusement tenu bon. Jusqu’à l’évanouissement des légions du néant.

Et puis…

Les pertes en vie étaient grandes, mais faibles comparées aux destructions subies par le bois lui-même, meulé en certains endroits jusqu’aux racines, la moitié de la canopée et des clairières transformées en plaines désertiques, champs de neige, de cendres et de boue où seul le chardon vénéneux couleur charbon daignait repousser. L’humus, évidé de ses germes et spores, était devenu poussière. Partout s’étendaient les friches de peau morte, que la vie ne se pressait pas de recoloniser. La terre, meulée jusqu’aux racines, lavée de tous ses cœurs, ne se rappelait plus qu’elle avait un jour respiré. Existait-il seulement un pouvoir pour lui remémorer ? Si seulement ils avaient une sorcière avec eux.

Les humains non plus n’avaient été épargnés. La terreur émanant du bois, les nuits qui s’éternisaient et les jours réduits en lambeaux de grisaille ; les hurlements à vous geler les cœurs les plus indéfectibles, l’écho de la guerre absolue que se livraient les loups-de-fumée et les panthérèbes. Tout cela avait œuvré à dépeupler la ville ainsi que les bourgs voisins. La région toute entière fut livrée aux spectres.

Le retour d’un calme apparent après la disparition subite des légions chthoniennes n’avait cependant pas suffi à rameuter la sérénité dans le pays devenu fantôme. Nombre d’anciens habitants s’étaient gardés de revenir, trop terrifiés, d’autres avaient osé réemménager, davantage poussés par l’orgueil que le courage, profitant de prix bas pour racheter les maisons vides, les terrains en friche et faire fortune. Les cauchemars eurent néanmoins raison de leur avarice et le pays se dépeupla pour de bon. Seuls restaient ceux que le folie avait déjà pris dans ses serres, ainsi que les ermites et autres vagabonds détestant la société ou bien détestés par elle.

Le bois, rogné sur ses pourtours, creusé dans ses artères, éventré de toute part, avait perdu encore davantage de ses vies durant les longues lunes ténébreuses, ce fruit vénéneux poussé par les vents de l’éruption lointaine du Seratusor. Les hériphants avaient migré vers des bosquets plus verdoyants. Et ils n’étaient que l’espèce la plus mémorable à s’être volatilisée. Une farandole de créatures, petites et grandes, avaient pris la poudre d’escampette, ou pour certaines, faute d’adaptation, avaient simplement été exterminées.

Personne ne connaissait les causes du cataclysme. Et celles au courant se gardèrent d’en parler avant un moment, le temps de digérer le changement. Mais les interrogations plurent bientôt et les aventuriers n’eurent d’autre choix. À la question « Qu’avez-vous fait là-bas ? », Reyn commença par répondre : « Oh ! On a juste détruit un empire millénaire, tué une sorcière et titillé un peu trop le volcan. » Fierté feinte habillant les regrets.

Et que Tête-de-Pie s’empressa de rabattre : « Abuse pas cocotte. Tu veux qu’on parle de la grotte aux cocons ? » Et s’adressant aux Rats : « Pour vrai, on a aidé à détruire un empire et on a aidé à tuer une sorcière. » Se gardant d’insister sur leur responsabilité quant au sombre ciel.

La honte était assez pesante ainsi. Pour abattre Nazukahi, ils avaient fait cracher le volcan, provoquant par-là – et sans le vouloir, mais les conséquences n’en demeuraient pas moins – un hiver long de plusieurs saisons. Qui avait engendré une famine sur un bois amputé de ses bosquets, et sans nul doute plus d’un pays à la ronde. La souffrance de leur peuple, les héros en portait une part de responsabilité. D’autant plus épineuse au vu de l’admiration dont ils étaient la source. Remords s’ajoutant à tant de regrets. Le tout formant une pile trop haute pour leurs bras atrophiés. Ils se sentaient dans la peau de têtards devant une montagne. Le sentiment de n’avoir accompli qu’un long et pénible cycle. Retour à la case départ, même enjeux impossibles. Juste des poids morts en plus.

Les révélations seraient égrainées bout par bout, sous l’aspect de contes à dormir debout, à la véracité douteuse tant elle reflète l’imaginaire et remise en question par les esprits trop terre à terre.

La saison morte, enfin, acheva son long règne après quasiment douze lunes de tyrannie. L’Usurpatrice, lassée plutôt que défaite, s’en retourna hiberner dans sa grotte par-delà les confins, non sans offrir à son héritière fleurie une solide balafre au passage. La Reine du Printemps, de par sa blessure, exhalait un souffle froid et humide sur le bois. De ses plaies, difficiles à cicatriser, des bourrasques s’échappaient, vomissant leurs averses orageuses sur la pauvre flore rescapée des précédents désastres et détrempée jusqu’aux racines. La seconde génération de bourgeons ne connut ainsi pas de meilleur sort que la première. Non pas gelés mais noyés furent les arbrisseaux, germes et tubercules. Le bois flétri dépérit de plus belle. Quand la Dame Estivale pointa le bout de son nez par-dessus les nuées, elle ne trouva qu’un archipel de bosquets pataugeant dans une boue gourmande capable d’avaler un hériphant, s’il en restait. Le décor servait de terrain de jeu aux mouches et autres insectes qui butinaient les troncs et y pondaient leur progéniture larvaire. Avant même l’automne, les feuilles désertèrent leurs branches. Le soleil caressait à peine la terre. Le gel succéda aux pluies. S’il rigidifia la fange, ô bonheur, il tua cependant les quelques graines pondues entre temps.

Les Rats Chevelus campaient toujours leur nid rocheux, qu’ils appelaient « maison » sans grande conviction. Les elfes de Cœur-de-Bois avaient réemménagé dans le leur après un retour au bercail quelque peu… écourté. Longtemps ils avaient craint d’y retourner. La peur de contempler une lande grise au lieu d’un chez-soi.

Peur évincée devant un Cœur-du-Bois identique aux souvenirs, ses bosquets et ses buttes préservés par la férocité des loups-de-fumée. Un miracle qui hélas présenta rapidement un autre visage : laid et putréfié de l’intérieur. La zone ainsi épargnée avait attiré tous les esprits à la ronde qui s’y étaient été réfugiés et y semaient la zizanie.

Silène, dès son retour, œuvra à chasser cette ribambelle d’outre-monde, au point d’expulser le sommeil de ses nuits. Propulsée à la tête d’un clan privé de cervelle, elle ne portait pour autant pas le titre de Gardienne, lequel fut si longtemps monopolisé que dans les esprits il était devenu le nom de sa détentrice. Détentrice dont la disparition taillait un vide dans les cœurs. Un vide que Silène – elle s’en rendit vite compte – jamais ne saurait combler. Malgré tous ses efforts, au mépris de sa santé physique et mentale. Elle n’avait simplement pas les épaules pour la tâche, si puissante chamane était-elle devenue. Parler aux esprits, conseiller les âmes, c’est une chose, commander aux vivants en est une autre. Ce n’était pas là sa voie, elle le comprenait à présent. Tandis que les esprits qu’elle chassait s’entêtaient à revenir, encore et encore, plus nombreux et de moins en moins sensibles à son influence. Neutres ou néfastes, tous semaient la pagaille dans leur environnement. Il n’était pas un elfe qui ne souffre de cauchemars chaque nuit, parfois en plein jour, parfois même éveillé. Un clan de Dayls, apeurés par leurs ombres, liquorés du matin au soir histoire d’éloigner, du moins oublier un tant soit peu les spectres. Au fond, une partie de Silène se réjouissait de voir ceux qui avaient méprisé son père-de-cœur et mentor souffrir des mêmes maux que le pauvre vieux chaman. Voilà encore une raison, selon elle, prouvant qu’elle n’avait plus sa place parmi eux – si tant était qu’elle l’ait jamais eue. Incapable d’oublier ses rancœurs, comment pourrait-elle agir pour le bien des mauvaises langues ? Il n’était pas dans sa nature d’être cruelle – si ce n’est envers elle-même.

Aussi prit-elle sa décision : elle annonça aux siens qu’il n’était plus question de repeupler le Cœur-du-Bois à moins d’enlacer la folie. Les esprits avaient colonisé les buttes-chaumières et les tanières de racines, devenues billots et tertres, et son pouvoir ne pourrait rien y changer. Avouer sa faiblesse est la plus grande des forces. Était-ce une phrase de Dayl ou bien de Quo ? Parfois elle se surprenait à les confondre. Plusieurs des siens perdirent confiance en elle, mais beaucoup au contraire louèrent son honnêteté et choisirent de la suivre – à ses dépends, car elle aurait mieux aimé partir seule de son côté. Mais voilà, les rumeurs circulaient à vau-l’eau au sujet de son aventure. Contre ces serpents de mots elle était aussi impuissante que face aux esprits envahisseurs. À moins de raconter toute l’histoire et elle n’était pas encore prête pour ça.

Quoi qu’elle accomplisse, quels que soient ses choix, Silène ne pouvait qu’embrasser l’évidence : son destin n’était plus seulement le sien. La chamane comprit alors ce pourquoi Dayl s’était tant excusé auprès d’elle, de ce qu’il avait au fond souhaité lui épargner : le poids de décisions impliquant d’autres vies.

Ainsi les elfes, jetés sur les routes par leur déboire, avaient de nouveau trouvé refuge aux Trois Gourdins, dans le voisinage des Rats Chevelus, leurs camarades d’infortune, jadis méprisés pour leur nature bâtarde et vagabonde, et sans qui leur clan ne serait plus de ce monde suite au passage des meutes d’abîme. Clan divisé mais non pas déchiré : Silène et ses nouvelles ouailles occupaient un pilier quand les exilés déçus boudaient dans le leur. Amis séparés par le déni mais qui n’en restaient pas moins animés d’un même désir.

La cohabitation fonctionnait davantage par nécessité que réelle entente, en raison du déficit croissant de ressources face aux nombre de bouches, diminuées mais non moins grandes. Les trois piliers s’étaient associés pour la chasse et la cueillette afin que nul ne soit lésé et ainsi prévenir les conflits. Le Chasseur était en cela – et tout un tas d’autres domaines – d’une aide précieuse, parfait connaisseur qu’il était des pistes de gibier et des bosquets fruitiers épargnés. Mais aussi futé, brave et farouche puisse-t-il être, il n’en était pas moins seul. Impossible pour lui de nourrir tant de gens par ses seuls bras, quelles que soient leur force et leur endurance. Il lui fallait aussi dormir et se nourrir lui-même. C’était un grand cœur mais du genre pragmatique, près à sacrifier son temps et ses efforts pour autrui mais certainement pas à se sacrifier lui. « Si je meurs, ça arrangera quoi ? Et pis j’sais pas toi, moi j’tiens à la vie », avait-il glissé à Silène un jour où ils faisaient cueillette ensemble. Restait qu’il organisait les territoires de traque et de récolte, ainsi que les groupes chargés de l’approvisionnement, tout en veillant à la stricte répartition du butin entre clans. Figure de sauveur, il détestait jouait ce rôle. Qu’il endossait depuis un moment maintenant.

D’où sa promesse brisée de revenir auprès de ses compagnons de voyage. À peine avait-il regagné le bois et constaté les dommages irréversibles, il lui avait fallu protéger les réfugiés, assaillis par une flopée de prédateurs faméliques mais non moins féroces désireux de faire ripaille de la viande fraîche conservée au dans l’humidité des grottes. Les proies se raréfiant, les bêtes affamées avaient jeté leur dévolu sur ces vestiges moisis transformés pour l’occasion en silos à bidoche. Les défenseurs décharnés, depuis leur citadelle de fortune, avaient su défendre leur maigre croûte avec l’énergie du désespoir pour seule nourriture. Cantonnés aux portes de la barbaque, les folles bestioles, toute raison consumée par la famine, s’étaient entre-dévorées. Fin tragique pour ces créatures qui, comme toute autre, n’étaient mues que par leur instinct de survie et dont le métabolisme ne pouvait hélas se contenter de mousse.

Mais elles ne furent pas les seules à convoiter la chair d’elfe et de Rat. Les démons, qui avaient élu domicile dans le troisième pilier et s’étaient gardés de broncher durant la curée du néant, se retournèrent bientôt contre leurs voisins. Leur ventre aussi vide qu’une panthérèbe les aliénaient autant que les prédateurs sauvages. Trêve et jeûne furent rompus, de même que les tunnels reliant les piliers, par des éboulis provoqués afin de les sceller. Le Chasseur mena le siège face aux démons. La famine sévissant aussi chez eux associée aux ravages du fléau d’abîme atténuaient leur dangerosité, faiblesse néanmoins compensée par leur nombre. Un démon, d’ordinaire, chasse en solitaire, rarement à deux, jamais en meute. La bataille fut rude. Quand les démons larvaires et faméliques s’avouèrent vaincus, leur colonie éphémère se dispersa aux quatre vents, ne laissant derrière aucune carcasse. Toutes les dépouilles de leur nid avaient été rouchées jusqu’aux os broyés pour nourrir la soupe.

Le terrible récit n’eut pour effet que d’accentuer la culpabilité de Reyn. Un regret de plus sur une liste déjà longue. Elle vivrait bien avec celui-ci.

La cheffe des Rats rendit grâce aux prouesses du Chasseur. Elle ne pouvait décidément pas lui en vouloir de leur avoir fait faux-bond. Sans sa présence, les aventuriers n’auraient certainement trouvé à leur retour qu’un clan de squelettes dans un terrier de monstres repus au lieu de leurs peuples.

Les efforts de chacun n’empêchait cependant pas la mort de moissonner parmi les moins endurants : nourrissons qui trottinent à peine dans leur première vie, vieillards qui s’en coltinent une ribambelle ; et puis les victimes du fléau d’abîme, encore pullulantes bien que le pouvoir des Tréfonds ait reflué. Chaque trépas était autant une douleur qu’un soulagement. Les tombes poussaient autour des trois piliers, mus en pierres tombales de géants, et il n’y avait que les ronces pour les fleurir. Les larmes venaient saler le potage de racines. Plus un pissenlit pour enrober un tantinet le goût terreux. Le ver de terre était un met de choix. Si rare en ces temps, il fallait creuser longtemps, se briser les ongles sur la glèbe glacée, pour n’en pêcher qu’un ou deux, et on se gardait d’en abuser pour le bien de la terre, dans l’espoir – un peu vain – qu’elle ressuscite un jour. Et ce malgré le ventre qui se lamente en permanence, hurle son vide à tout-va.

Les poissons campaient la vase au fond des mares. Les ruisseaux coulaient sans vie. Jusqu’aux batraciens qui se planquaient dans de profonds trous. Beaucoup devaient être morts de faim en raison de l’hécatombe parmi les insectes. On en vint à compter plus de souches mortes que d’arbres vivants. Pouvait-on encore appeler cela un bois ?

Après six longues lunes – plus un croissant bien entamé – Reyn, à bout de ses réflexion, lassée de tergiverser et à deux doigts de s’en coller une, réunit son clan pour leur faire part de sa décision. « Ras-la-branche de m’enraciner ! Faut que je me remue le tronc où je vais m’effeuiller ! » Tels furent ses mots, précurseurs d’un discours aussi ardent que concis. Chacun parmi les Rats Chevelus portait sa propre voix, aucune n’était laissée de côté. Les arguments furent échangés, certains vilipendés. À la fin, consensus fut salué par un vote à caillou secret, glissé dans une sacoche surveillée par un tiers fiable, en l’occurrence Tête-de-Pie, qui se chargea ensuite du décompte avec deux assistants. Roche fripée pour le non, roche lisse pour le oui. Bagon fut recalé pour ce rôle après avoir confondu l’un des cailloux du vote avec une vieille noix trop dure.

La cheffe des Rats visita en personne Silène pour lui annoncer le résultat du scrutin et la nouvelle qui en découlait : elle et son clan s’éclipseraient à l’aube de la prochaine lune.

La chamane bavardait alors autour d’un chaudron de tisane aux sempiternelles bulbes aromatisés de lichen tout en grignotant des brochettes de champignons cuits, avec pour seule compagnie un personnage dont Reyn avait longuement entendu parler, souvent rencontré, parfois discuté, sans jamais avoir fait réelle connaissance. Cette personne n’était autre que le seul humain en ces terres depuis la disparition de Jilam. Un garçon aux traits de moins en moins juvéniles à mesure que l’elfe le croisait. Du nom de Luc.

Suivant le départ de Quo, Luc et ses parents étaient demeurés chez la démone, entretenant sa petite butte-chaumière et son jardin. Les démons voisins s’étaient gardés de les déranger ainsi que Quo s’en était assurée auprès d’eux. Puis tout avait basculé. Les démons s’étaient subitement évaporés sans présage ni prélude, abandonnant les trois humains à leur sort. La petite famille avait survécu tant bien que mal au milieu de la guerre entre panthérèbes et loups-de-fumée, vidant les réserves d’hiver de Quo, dont le retour tant promis tardait de plus en plus. Puis les vrombissements à glacer le sang : l’essaim noir était apparu. Il avait tout ratiboisé dans la démonerie, jusqu’aux jardins des toitures. La petite châtaigneraie de Quo n’avait évidemment pas été épargnée. Il ne restait rien après le passage de la nuée vorace. Luc, son père et sa mère vécurent ainsi cloîtrés dans l’antre de Quo, se nourrissant essentiellement des histoires de la démone, retenues de bout en bout par le garçon, oubliant la faim en mangeant de l’écorce préalablement bouillie afin de l’attendrir. Un jour, la mère de Luc osa une sortie pour leur ramener des vivres des maisons voisines. Elle ne revint jamais. Le père de Luc attrapa ensuite le mal d’abîme. Le fléau épargna cependant le garçon – peut-être en raison de son étrange pouvoir.

Bien plus tard, le Chasseur, alors qu’il explorait le bois afin d’en identifier les ravages, traversa les vergers démoniques devenus champs fantômes et landes poussiéreuses parsemés de monticules chauves. Il trouva ainsi Luc, amaigri comme le prisonnier qu’il était dans sa propre demeure – un sort qu’il avait déjà eu à souffrir étant plus jeune –, sa peau si rigide qu’elle goûtait presque la texture de l’écorce dont il s’était nourri, des yeux vidés par le chagrin mais épargnés par l’abîme. En l’absence de Quo, le garçon avait vécu son propre périple. Son père se trouvait avec lui, changé en arbre, encore vivant à l’intérieur de l’écorce mais l’esprit entièrement dévoré. Dépouillé de feuillage ou d’épines, sa sève ne nourrirait jamais de bourgeon. Le Chasseur se chargea de le brûler et d’ériger un petit tertre.

Étrangement – ou peut-être pas tant –, ce petit bout d’humain qui était passé à deux doigts de la mort et dont le lambeau de conscience, par son silence, ne faisait que la réclamer, trouva une raison de vivre en apprenant pour Quo. Comme s’il s’était rappelé la personne qui avait su lui redonner la joie après son long chagrin. La source de ses espoirs qu’il se refusait à trahir en s’abandonnant.

De racine en rameau, Luc avait échu auprès du clan de Silène. Les deux s’appréciaient et appréciaient les histoires qu’ils avaient à partager. D’un deuil commun était née une amitié. Tous deux avaient aimé la même démone. La chamane voulait connaître tout de Quo, tandis que Luc souhaitait en apprendre davantage sur les derniers instants de sa longue longue existence. Débats autour de ses songes et pensées. Des récits en guise de mouchoir. Existe-t-il meilleur réconfort au monde ?

Reyn s’immisça en plein milieu d’un de ces contes de démon et révéla de but en blanc la raison de sa visite. Elle s’attendait à toute sorte de réactions, mais quelle ne fut pas sa surprise quand Silène, sa complice de voyage, lui demanda si elle acceptait de les compter elle et les siens au sein de leur caravane. Des elfes du bois offrant à des errants sans racines de faire exil commun : pouvait-on imaginer monde plus à l’envers que celui-ci ?

Le temps de réunir la triple dose de provisions, de confectionner une solide et chaude garde-robe, des souliers de rechange à la pelle, de réparer ce qui pouvait l’être, de reconvertir le reste et vint la célébration de la nouvelle lune. Sous la lueur des flambeaux, autour du dernier tonneau de liqueur de mûre rescapé de l’hiver. Les cavernes résonnèrent des derniers chants avant longtemps. Elfes du Cœur-du-Bois et Rats Chevelus prirent la route ensemble, abandonnant sans regret aucun, mais non moins quelques larmes, les Trois Gourdins de Grand’Pa-Chance où seuls demeuraient des réfractaires à l’exil – indéfectibles à leurs propres yeux, récalcitrants à ceux de leurs proches jugés lâches. Chacun se sentant abandonné par l’autre. Le départ de tant de ventres, s’il ne manquerait pas de profiter aux estomacs restants, ne fut pas pour autant salué. Le clan divisé se déchirait pour de bon, à l’aulne des larmes, dans l’étreinte des remords et de la rancœur. Les dernières paroles échangées entre frères et sœurs s’apprêtant à se séparer – peut-être à jamais – ne furent pas toutes empruntes de chaleur et de souhaits affectueux. Les uns voyaient dans le départ des autres une trahison envers leurs ancêtres et les morts récents, une désertion de leur bois-demeure. Ce à quoi on leur répondait que ces foyers étaient déjà ceux des esprits et des défunts, que les vivants n’y avaient plus leur place, qu’il fallait préserver la mémoire plutôt que la terre, que le bois résidait dans ses âmes autant qu’il s’enracinait dans l’humus. Paroles maladroites, jetées en l’air sous le coup de l’émoi, des malédictions s’échappèrent au détour des émotions vives. Chacun, d’un côté comme de l’autre, en viendrait à regretter les mots de travers. Reyn le savait. Qui mieux qu’elle ?

La tribu vagabonde, fruit de deux clans, eux-mêmes morceaux de cœurs brisés collés les uns aux autres pour tenter d’en former un entier, cet agglomérat mitigé, garni de contradictions, s’en alla donc avec ses regrets, en quête de plus vertes forêts sans savoir s’il en restait une digne de ce nom encore debout au sein de ce monde changeant, toujours plus nouveau.

Gaël s’amusait à bondir dans les pesantes foulées de Bagon, toute guillerette à l’idée d’une nouvelle aventure. Elle était bien la seule à se réjouir.

Débuter un voyage n’est jamais aisé. En achever un non plus d’ailleurs. Il faut du temps à l’esprit pour faire son deuil de la maison que l’on quitte, d’inscrire la route dans ses pensées, où chaque nouveau jour est aussi un nouveau lieu, un nouveau combat pour la survie, et où nul ne sait quand il s’achèvera, s’il doit s’achever un jour.

Reyn fermait la marche, comme de coutume chaque fois qu’ils repartaient en errance. Une façon de s’assurer que personne ne boitille à la traîne ou ne trébuche sur le chemin, loin des regards tournés vers l’avant. Pendant que Tête-de-Pie et sa boussole en guise cerveau œuvraient à leur tracer le meilleur des itinéraires vers l’inconnu qu’ils visaient. Errer au gré des aléas. Quid de démone, vos instincts pour seuls guides. Ni le temps aux fesses, ni l’horreur au bout. Juste le flot du ruisseau. Et quelques galets, parfois.

La cheffe des Rats identifia la silhouette ratatinée crapahutant en queue de cortège. En quelques foulées, elle l’eut rejointe. « Hé Fich. » Le lutin, tout vieillard et boiteux qu’il était, traînait sereinement la patte, plantant sa canne selon le rythme précis du pibleu, yeux mi-clos, paraissant dormir en marchant. « Pas trop dur ? » Une petite main osseuse salua le vent.

Vraiment pas facile à cerner le pépère. Reyn l’arrêta d’un geste aimable. Les deux se faisaient face. L’elfe couvait Fich qui observait un air à la fois éteint et rêveur. Son visage fripé revêtait un mystère dérangeant. Heureux rescapé de Morbani, il n’avait jamais vraiment intégré le clan, se contentant de les suivre sans broncher, sans jamais donner son avis ou que quiconque le lui demande. Manquement que Reyn était bien décidée à rectifier sur le champ.

« Au fond, Fich, qu’est-ce que tu souhaites ? » À travers ses paupières, il la regarda. Face aux rides si creusées, elle songea à un morceau d'écorce rongé des lustres durant par les cloportes, ses lignes si floues, impossibles à lire. Fich paraissait avoir vécu si longtemps que le temps pour lui s'était figé. Il resta simplement là, muet comme la mort, sa trogne de parchemin illisible, ni triste, ni heureux, non plus perdu ou paisible, rien qu'un mince sourire sur ses lèvres minces.

L’elfe n’insista pas davantage et les deux continuèrent de marcher côte-à-côte, elle légèrement en retrait, se calant sur le rythme de l’ancêtre. Ce vieux lutin rabougri et taciturne, fantôme sorti de nulle part, qui avait survécu où tant d’autres plus jeunes, plus forts avaient péri, nourrissait chez elle un certain malaise. Une créature aussi apathique devait pourrir à l’intérieur, ou bien dissimuler de lourds secrets. Ou plus vraisemblablement de profondes blessures. Or, il n’était pas dans ses envies de creuser les plaies d’autrui alors qu’elle avait déjà à faire de reboucher les siennes.

La reine inavouée sourit tristement, une étincelle évincée, bondissant par-dessus son menton. Ses cheveux, dont le feu s’était changé en fumée, livrés à la merci d’un vent à la fureur de brasier.

Rien qu’une autre journée.

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