92. Il était un bois
Quid du Chasseur dans tout ça ? Eh bien il demeura dans le bois. Comment aurait-il pu en être autrement ? Lui qui était une part de ce bois qu’il chérissait, son domaine. Dont il était le gardien aux yeux de certains, tandis que d’autres le percevaient carrément comme l’émanation de chair et d’os de ce qui était feuilles et racines.
Le géant grognon bénéficia néanmoins de compagnie dans sa nouvelle solitude. Luc avait fait son choix lui aussi : il ne suivrait pas les exilés, ni ne rejoindrait ce que ses cousins humains nomment « civilisation ». Cette civilisation que ses parents avaient fui pour le mettre à l’abri – ou plutôt à l’écart de son point de vue neuf d’adolescent en passe de devenir adulte.
Les deux ermites trouvèrent domaine dans la clairière du Vieux Chêne, ancienne demeure de la sorcière. Il y bâtirent une maison de bois mort qu’ils habitèrent jusqu’au jour où la jeune pousse de chêne devint fier arbre. Alors ils aménagèrent ensemble un terrier sous ses racines, modeste mais chaleureux.
Le duo vécut ses années à protéger, épaule contre épaule, ce qui restait du bois. Lequel peu à peu dépérissait malgré leurs insistants efforts. Tandis que le désespoir gagnait le Chasseur, le rongeait comme la gangrène, et que Luc s’emparait seul du flambeau de leur cause. Luc qui avait tant appris auprès du vieux groin grognon portait fièrement la dignité d’un enfant du bois et tous le reconnaissaient comme tel. À la fois héritier du monde ancien et homme, grand de cœur et de corps. Il pouvait désormais fixer son mentor dans les yeux. Sa carrure longiligne évoquait celle d’un bouleau, sa peau aussi pâle et grêlée de tâches sombres que cette écorce. Ses bras traçaient d’interminables branches et ses jambes l’envoyaient tutoyer les hauts rameaux. Oh qu’il avait fier allure !
Et fier il l’était. Ainsi poursuivit-il avec dévouement et bravoure le combat du Chasseur, vieux groin devenu grabataire, non plus contre les séquelles de l’abîme mais face aux maux de cette fameuse civilisation qui l’avait vu naître dans une autre vie. Car les humains, même s’ils détenaient la majeure partie des terres du monde, continuaient d’empiéter davantage sur les ruines de l’ancien, dont le bois occupait la lisière.
Luc, s’il avait grandi en habitant du bois, restait un homme, et en tant qu’homme nourrissait une énergie sans limite et des ambitions sans bornes. Et ses ambitions l’enfermaient dans une cage de ronces qu’il s’était lui-même confectionnée. Le Chasseur le voyait au travers de ses pupilles voilées, tout aveugle qu’il était devenu, il le voyait comme le soleil en plein jour – soleil qui se consume à trop vouloir briller. Si le garçon – car c’était et ce serait toujours un garçon au regard du sanglier édenté – demeurait dans le bois, il ne ferait que sacrifier sa maigre vie pour un but inaccessible.
Luc commandait alors aux loups-de-fumée. Il était leur chef de meute. Son pouvoir dépassait celui du Chasseur au fait de sa force d’antan. Mais, en dépit de toutes ses capacités, d’un don qu’il avait appris à maîtriser : sa manie de greffer des racines aux os, de changer la chair en écorce, de faire d’une armée ennemie des petits soldats de bois inoffensifs, bien sagement alignés pour la revue des abeilles, malgré de si vastes potentiels, Luc restait mortel, sort que le Chasseur s’apprêtait à goûter.
Aucun chêne n’est éternel. L’ancien monde, à l’image de ses créatures, était simplement long à mourir. La patience est l’apanage des cœurs qui s’attardent. Le Chasseur ne souhaitait pas que son protégé – dont sa propre fierté muselait l’aveu de la sienne envers Luc –, que ce petit bout d’homme qu’il avait appris à aimer alors qu’il n’avait jamais songé à l’amour auparavant, même du temps où les deux tourtereaux de Nellis et Jilam folâtraient sous son groin, que ce garçon au cœur trop grand pour être seul ne se sacrifie au profit d’un monde déjà mort dans son âme, et dont la carcasse vide devait s’effacer tôt ou tard.
Lui qui avait regardé le monde évoluer, bougeant dans ses pas, collectionnant ses mues, après avoir parcouru la moindre de ses contrées, celles oubliées comme celles encore inconnues, il était aujourd’hui l’un des plus vieux êtres sur cette terre – du moins d’aussi loin qu’il sache. Et il ne savait plus grand-chose désormais, sa mémoire incomparable lui faisait défaut après une éternité de loyaux service. Il était temps, pour lui, pour le bois et pour le monde de changer, encore. Une sorcière, jadis, l’avait compris. Il fallait à présent qu’il le fasse entrer dans le crâne d’un humain, et d’un spécimen plus butor que ceux de son espèce butée.
Il convoqua Luc autour de paroles, qu’il souhaitait pour dernières. Il lui dit qu’il était hors de question pour lui, traqueur de bêtes, cueilleur invétéré, de moisir dans un lit en attendant de se changer en humus, tout en l’observant par la lorgnette du terrier gaspiller son temps pour des champignons, pendant que l’eau creuse entre ses doigts émaciés. Plutôt mourir deux fois que d’imaginer son garçon regretter plus tard les choix qu’il n’aurait pas fait. Autrefois – hier lui semblait-il – Luc rêvait d’un monde à découvrir. Ce petit garçon dont la majorité de l’enfance fut vécue enfermée. Une enfance si courte et par trop longue au regard de la vie humaine, guère moins éphémère que celle des papillons aux yeux du millénaire.
Sans le savoir, par ses mots, choisis avec soin en dépit de son esprit malade, le colosse alité invoqua le souvenir de Quo, des histoires à dormir debout de la démone.
« On croirait l’entendre, soupira l’homme du bois.
— Écoute-la mieux, gronda le mourant sur son lit de racines.
— L’aventure que tu me vantes, elle l’a tuée », répliqua sévèrement Luc.
Le Chasseur comprit alors qu’il avait titillé le bout d’une chandelle. Qu’il s’empressa de souffler, non pour l’éteindre mais en attiser la flamme.
« Et le bois le fera pour toi si tu ne déguerpis pas d’ici fissa. Ras le caillou de ton trognon, je veux pas qu’on me voit crever ! Laisse-nous donc un peu de notre dignité, au vieux bois et moi, et fiche-nous la paix, tu veux ! »
L’ancien et le jeune se quittèrent sur cette pathétique dispute, comme un père et son fils se répudiant mutuellement. La fierté de l’un contre la fierté de l’autre, deux crânes butés se heurtant tel un duo de mâles hériphants. L’amour au fond. Les regrets ensuite.
Convaincu malgré les remords, Luc, après longue réflexion, et sans avoir revu le Chasseur entre temps, se décida à quitter le bois, choisissant de répondre aux désirs de ses deux parents de substitution, l’un mort, l’autre mourant.
Sa désertion fut néanmoins perçue comme une grave offense par les loups-de-fumée, auxquels il était enchaîné par son serment envers la meute, celui de protéger le bois, et ce jusqu’au maigre bout de sa vie si frêle. Ils n’étaient que des esprits, mus par un unique but, dépourvus de réflexion sur leur propre raison d’être. Luc avait pitié d’eux. Et cette pitié acheva de le convaincre. Quand eux-mêmes voulaient l’achever.
Alors qu’il fuyait à la faveur de la nuit, telle une anguille, comptant sur la brume pour le camoufler, la meute qu’il désertait l’encercla sans bruit, et le hasard voulut que le piège se referma dans l’exacte clairière que certains amoureux nommaient « clairière aux lanternes ». Sauf qu’il n’y avait pas d’étoiles cette nuit-là. Le ciel était d’humeur mauvaise au même titre que les esprits. Le pouvoir de Luc était vain face aux loups-de-fumée. Il fut déchiqueté.
Du moins il l’aurait été sans l’énième baroude d’honneur du Chasseur. Se fichant de sa cécité, de ses jambes plus flasques que des racines macérées, de ses muscles desséchés, le colosse moribond fondit sur la meute de yeux mauves et bleus tel un éclair furibond, et de ses seuls poings cogna les pelages de fumée. Puis il détala, se gardant d’un dernier regard passé derrière l’épaule au risque que Luc voit ses larmes. Il ne vit pas non plus celle de l’homme.
Luc disparut dans les ombres du sous-bois tandis que le Chasseur servait de leurre aux esprits enragés. Voici qu’il était devenu proie. Faible comme il était, il eut tôt fait de se faire rattraper et cerner. Les gardiens se contentèrent néanmoins de lui japper les mollets. Une miséricorde en mémoire de son long parcours et de son rôle envers le bois ? Ou bien à cause de sa puanteur de charogne ? Le Chasseur se fichait bien de la vraie raison. Satisfait de sa victoire maquillée en humiliation, il s’en retourna, la jambe rampante mais l’air serein, à la tanière du chêne, si jeune comparé à lui. Là il s’allongea entre les grosses racines noueuses, ses mains, bizarrement costaudes comparées à sa maigreur de momie, posées sur chacun de ses cœurs. Dont les battements synchronisés se raréfiaient à mesure qu’il plongeait dans le sommeil. Nul songe ne visita ses dernières pensées, avant qu’elles ne s’éteignent.
Les lunes s’emplirent et se vidèrent, leurs cycles devinrent des ans, inscrits dans un calendrier. Au sein du bois, on se mit à compter le temps.
Luc réapparut bien des années plus tard. Humain au mitan de sa vie, plus vieux que ses parents à leur mort. Toujours aussi grand mais plus si fier. Sa fierté, il l’avait troquée, contre la sagesse de l’âge. C’est en humble qu’il revint prier ses fantômes. Les loups-de-fumée ne s’apercevaient plus depuis des lustres. Eux aussi s’étaient endormis. Ils vivaient à présent dans les histoires.
L’homme, devenu étranger en ses terres, après quelques jours d’errance à remuer ses souvenirs flous, se planta devant une butte. Le monticule de terre à la coiffe feuillue n’évoquait rien de plus en apparence. Pourtant elle renfermait autre chose que des taupes et des vers. Car cette butte avait été jadis la maison d’un démon. Luc ne l’avait reconnue qu’à un détail : les châtaigniers poussant à proximité. C’est solide la châtaigne. Ça te casse même la dent d’une panthérèbe. La voix de Quo formulait ses pensées. Un peu enrouée à cause des années, mais encore pleine de tendresse, un peu chantonne, parfaite pour conter, si drôle quand elle riait, avec un germe de tristesse maquillée en sagesse.
Sa prière adressée, il emporta le souvenir de Quo et ses parents, puis se rendit auprès du chêne, jeune pousse devenue vieux tronc, l’écorce ridée, grêlée de lichen, vrai nid de cloportes. Des glands gros comme des noix jonchaient ses monceaux de racines tentaculaires. La clairière alentour s’était élargie, se confondant avec la plaine dont les bras herbeux berçaient le petit bois, devenu grain de beauté au milieu des pâturages et champs cultivés. Le chêne demeurait. Dernier témoin d’un monde en passe d’être oublié. Une pierre sur une tombe bientôt creusée. Vieille écorce au cœur de Chasseur. La tanière sous les racines avait été scellée par des nœuds inextricables. Là-dessous, dans ce cocon de sève, rêvait un papillon. C’était du moins la légende locale que Luc avait par hasard entendue sur son passage. Face à ces racines inertes et pourtant si vives au-dedans, l’homme redevint garçon. Accroupi sur l’une d’elles, il conta au vent ses voyages à travers un monde qu’il avait contemplé sous toutes ses beautés et ses horreurs. Son récit embrassa la lune. Il le poursuivit dans ses songes. Le tac-tac des pibleus contre le tronc de chêne le surprit avant l’aube, étendu sur un duvet de mousse et de glands mordants. Il étira ses courbatures. Ses vêtements transpiraient la rosée. Malgré sa lassitude, il ne s’était pas senti aussi bien depuis un lustre au moins.
Son œil aguerri d’aventurier capta du mouvement dans le sous-bois lointain. Des ombres chétives s’agitaient depuis le couvert des arbres de papier. C’était là des elfes, il en aurait mis sa main à couper. Il s’en alla pour leur laisser la place. Dommage, il aurait aimé échanger avec eux, apprendre des nouvelles. Mais ses regrets ne durèrent pas. Quelles nouvelles avait-il besoin de récolter ? Son grenier était déjà plein, une araignée de plus n’y changerait rien. Depuis la lisière opposée de la clairière, il observa les silhouettes abandonner le sous-bois pour se rapprocher du tronc royal trônant au milieu de ses hautes herbes semées de pissenlits. Que le vent souffla afin d’essaimer un peu plus de chagrin. Luc se demanda ce que ces spectres de l’ancien monde venaient faire là ? Le Chasseur devenu cœur de chêne était-il pour eux une sorte d’entité gardienne, du moins un souvenir réconfortant ? Il fut tenté de revenir sur ses pas pour leur poser la question, mais se retint.
Bientôt les ombres s’évanouirent à l’approche d’un nuage. Avait-il rêvé ? La pluie l’encouragea à procrastiner ses réflexions. Il avait de toute façon assouvi ses désirs en ce lieu. Aucun souhait de prolonger son séjour. L’âme d’un voyageur erre sur les routes, sans cesse mouvante, il faut la suivre au risque de la perdre.
Et le bois ne faisait plus battre le cœur de Luc comme autrefois. C’était comme regarder une photo jaunie d’un très très vieux souvenir. Le temps a lavé l’image de son sens. La mémoire de sentiments n’est que pâle lueur d’amour.
Luc s’évanouit comme les ombres d’elfe pour ne jamais plus reparaître dans le pays. Il emportait avec lui le garçon du bois, qu’il enfouit bien au chaud et profond dans son grand cœur de vagabond. D’amitié en amitié, il écuma les continents d’un monde de plus en plus changeant, si impatient qu’il n’attendait plus qu’une génération s’efface pour changer de visage. Jamais il ne trouva compagne ou compagnon bien qu’il en eut foule. Il aima beaucoup, mais nullement pour l’éternité. Son cœur grossit de cet amour récolté en chemin, de ses liens tissés qu’il traînait derrière lui, dans la poussière et à la surface des vagues.
Dans ses tréfonds, il conservait son pouvoir ainsi que son secret. Jamais il ne transmit l’un ou ne partagea l’autre. Son seul désir étant que son don, malédiction à son regard, s’éteigne avec lui. Ses explorations et les rencontres qu’il fit en chemin le comblèrent suffisamment de joie pour remplir ses jours jusqu’au dernier. Il ne livra jamais ses mystères tout en s’enivrant des mystères d’autrui. C’était là son côté humain. Et puis, un jour, Luc cessa de marcher.
Loin, très loin de son dernier repos, l’écorce de chêne imprima son reflet, tel qu’il était lors de sa dernière visite : rides de bois, barbes et cheveux en mousse, yeux creux. Et le cœur d’arbre se mit à pousser, encore et encore, ses racines s’étirant toujours plus loin et profondément afin de nourrir cette croissance spectaculaire qui ne manqua pas de laisser les esprits cois et d’attirer les légions de curieux de par les régions.
Les quelques dieux barricadés dans leurs cieux et qui ne s’étaient pas encore étripés frissonnèrent en s’imaginant le Premier-Né se réincarner, de voir ses branches trouer la voûte-plancher, épingler les divinités telles des mouches, épancher leur morve dans la fange qu’ils avaient si longtemps couvée sans un regard de biais.
Mais rien de cela n’advint. Le chêne cessa de grandir bien avant de frôler ses premiers cumulus. Son orage ne sema aucun éclair. Mais des bourgeons, ça oui ! Ses racines avaient creusé la terre si profondément qu’elles touchèrent à des poches de sédiments épargnées par la sécheresse, percèrent de nouvelles nappes phréatiques. De cette sève riche, elles en firent cadeau aux germes et aux insectes. La clairière se peupla de jeunes pousses jusqu’à se changer en bosquet foisonnant. Des espèces d’animaux et de plantes que l’on croyait éteintes ressuscitèrent sous les yeux ébahis des ombres d’elfe qui virent dans ce miracle leurs prières longtemps inaudibles enfin exaucées.
Le bois allait survivre, mais jamais plus n’offrirait le même visage, rien qu’une figure balafrée, à peine digne de sa mémoire, comme ce qu’il fut avant le départ de la sorcière était un pâle reflet de son immensité luxuriante de jadis. L’ancien n’était plus qu’une tâche sur le nouveau. Jusqu’au jour où il ne serait même plus une ombre, qu’un vague souvenir changé en mythe auquel seuls les enfants croiraient – et encore, pas tous. L’incrédulité était appelée à gouverner la terre. Quant au ciel, il demeurait l’apanage des dieux fratricides. Mais pour combien de temps encore ?
Plus tard vinrent les touristes, attirés par les rumeurs de frissons. Les gnomes, derniers habitants des lieux, raffolaient de distribuer des farces à ces humains, si délicieuses victimes. Le bois fantôme devint zone de randonnée. Ses secrets furent longtemps emmurés, jusqu’au jour où des campeurs trouvèrent dans une vieille tanière elfique, désormais occupée par les ragondins, des volumes aux couvertures d’écorce noircie. Le papier de bouleau, à moitié rongé, était lui-même noirci, d’une encre à demi effacée, dans un langage presque oublié mais au savoir néanmoins conservé chez certains esprits savants. Le texte sauvegardé fut traduit et recopié sous de multiples formats. Sa nature même s’en retrouva dénaturée. Ne restait plus qu’un obscur témoignage privé de l’émotion qui l’avait vu naître, les vestiges incompris d’un cœur depuis longtemps devenu poussière.
Le récit bien réel devint légende. La légende fut oubliée.
Le monde ancien acheva de mourir dans les mémoires.

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