93.

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Qui l’eut cru ? La terre porte en elle un cœur vide.

L’écho de sa solitude. L’écho étranglé. Quelqu’un ? Non. L’écho s’étrangle lui-même.

Aux tréfonds sans fond ni plafond, sans fin l’esprit s’enfonce.

Arrachés les os, la peau ? déjà partie

Partout

Autour

Dedans

En dehors

En haut

En bas

Vide fait empire

Les Tréfonds, règne absolu des Puissances Sombres, vieilles momie devenues ombres de poussière assises sur leurs confins, tissant l’obscurité à partir des pelotes de souvenirs arrachés à leurs porteurs.

Aaaaaaaaaaaaaaaaa … !

L’affreux cri mourant, d’une affreuse vie, affreusement longue, qui s’éteint, comme un soleil s’effondrant sous son propre poids ; ou bien gobé par le serpent noir, l’ombre d’antan, feu sombre déchiqueté par les sucs d’un volcan engendreur de dieux morts-nés.

Et la voilà ! débiteuse d’âmes face au tribunal de ses usuriers, juges sans robe ni visage, grippe-souvenirs dépourvus de cette âme tant chérie. Un sang de sanguinaire vidé d’une traite par une bande d’ivrognes sanguins. La souris, chauve, tondue sous la serre des rapaces, piégée dans leur nid, privée de ses ailes, ver de terre gémissant comme un oisillon affamé, qui bientôt nourrira l’appétit d’un estomac vide, absolument, désespérément béant.

Le désespoir de la solitude dans cette jungle de noirceur absolue, désespoir si grand qu’il la poussa dans les bras de l’impensable, car elle se mit à prier, déjà ça, mais en plus pria pour que la suppliciée la rejoigne, oui, elle en était à supplier son bourreau d’un câlin, afin qu’elle ne soit pas seule face aux rapaces. Pitié, pitié, reviens, ne me laisse pas seule, pitié je t’en prie, je t’en supplie… L’ultime et fugace image d’une main tendue après avoir chassée les spectres de la steppe, rognée sur les rebords, rongée dans sa toile par les mites, ses lambeaux de peinture émiettés par le feu ricaneur.

Adieux, Nazukahi, à jamais odieuse, aux dieux et pas les plus tendres d’entre eux…

Seule, seule, seule… sans haine pour réconfort, car elle venait d’être mangée. Ses larmes ? Évaporées, impossible d’expurger ses regrets. Langue brûlée, avalée : plus moyen de déglutir sa peur. Peur ? Que dis-je ? Terreur insoluble, insondable, tant que son concept n’évoque rien, et dont l’idée ne suffira jamais à englober ses actuelles sensations, ni non plus à saisir l’essence de ses pensées.

Et d’un coup, elle fut transportée ailleurs ...

Elle arpentait le bois,

vidé de ses vies.

Jusqu’aux plus vermisseau des vers de terre et frêles pucerons ; feuilles mangées, digérées par l’hiver. Un hiver figé dans le temps. Aucun vent pour animer l’air. Soleil exilé, escorté aux confins par ses nuages ; la nuit, maîtresse sans partage, adoubée par le seigneur silencieux. Les trois visages de la lune plongés dans un profond coma, l’astre rêvant d’horizons inexplorés.

D’un ciel dont il ne reste que les étoiles.

La neige avale le son de ses pas ; pas un souffle hormis le sien ; pas une lueur autre que celle des lanternes accrochées au paravent d’encre, comme des mots lumineux susurrés aux oreilles du dormeur.

« Seule, tu es seule », ne se lasse pas de lui asséner un murmure sauvage.

« Oui, je le suis, et alors ? » Depuis toujours, « oui, depuis toujours, d’aussi loin que je me souvienne, » ce qui est beaucoup et peu à la fois, « je m’habille de solitude comme j’enfile un vêtement le matin. Comme n’importe quel habit, elle tient chaud, protège du vent, garde des tempêtes, éloigne la peur. »

Renfiler ce manteau après tant d’années, quel supplice ! – douleur vile, ignominieuse. Le tissu ne lui seyait plus ; sa vision avait grandi, ses perspectives s’étaient élargies. Le contact du vêtement la démangeait ; l’un et l’autre n’étaient plus faits l’un pour l’autre. Dans l’obscurité ténue, presque grisâtre, elle appela ; mais sa voix s’était tue.

D’en bas, d’en haut, de partout, les yeux autant voraces qu’invisibles la lorgnaient de leurs aveuglants regards, leur perversion lui léchait le visage, suçotait ses larmes à même ses joues, buvaient ses râles, les puisant directement dans sa gorge. Elle agita ses doigts, pour les désengourdir, et constata qu’ils étaient poisseux, à croire qu’ils avaient plongé dans la gueule de quelque animal. Le froid la mordait partout où il se trouvait un tissu ou un os à ronger.

Elle appela de nouveau, sa voix mourut encore avant de naître. Sa salive sécha à la base de sa langue et l’étouffa.

Elle était seule, plus seule que jamais.

Parvenue à la clairière, elle guetta la silhouette tant espérée. Un moment, long, interminable, elle balaya le paysage sans trouver trace de présence autre que la sienne. Le bois était plongé dans un silence de mort. Elle était le fruit du verger d’un seigneur macabre.

L’espoir émergea avec l’apparition de la silhouette dépassant à peine de la neige amoncelée sur la butte aux airs de tertre. Elle courut, ses jambes lourdes comme gorgées de sève, ses mains moites, collantes, le souffle bloqué dans ses poumons douloureux ; elle courut pourtant, et au moment d’empoigner la forme noire si familière, celle-ci se désagrégea telle une ombre qu’on aurait essayé de coudre dans la matière.

Son monde s’effondra en même temps que ses genoux cédaient pour embrasser la neige dont la croûte se brisa dans un concours de chuchotis désagréables, moqueries mesquines de la part des maîtres invisibles de ces lieux fantômes.

Le gel broyait ses larmes. Elle souffrait trop pour avoir mal. Alors elle observa ses doigts, eux aussi étaient tissés d’ombre. Elle avait tant porté la solitude qu’elle était devenue son manteau. Dont les pans s’arrachèrent quand la bise se décida soudain à brailler.

La nuit dispersa les lambeaux. Les étoiles soufflèrent leurs lanternes. Les dernières couleurs ternes moururent tout comme le bois qu’elle peignaient.

Que le néant pour seul tableau

Obscur azur, aussi sombre que sinistre

un infini dénué de centre

un abysse sans eau ni sédiment

ni même de noirceur

un tout fait vide et rien fait tout

un vide qui n’est rien

libération totale de la matière

et du concept de matière

du concept de concept

Oblitération

Oblitérescence

L’essence faite oubli

Une perle de sucre diluée dans l’eau, ni froide, ni chaude, ni tiède, sans goût, odeur ou substance, dans une tasse ni d’argile, ni de plomb, ni de cuivre, ni de bois, ni, ni, ni, ou de quelconque matériau, non plus forgée d’imagination, les dieux sombres sirotent leur thé fade, songeant à tous les noms mais oublieux du leur, faute d’en avoir jamais porté, sans état d’âme faute d’en posséder, bien qu’ils s’en repaissent avec avidité.

Nellis ? Qui est-ce ?

Quelqu’un qui n’est plus, qui jamais ne fut et jamais plus ne sera.

Un oubli dans un vide ; une clef égarée qui n’ouvre aucune porte.

Le concept même de nommer les choses est proscrit en ce lieu où rien n’existe, cet espace de pur néant, privé de noyau, sans frontière ; où toute forme de concept est bannie, car la conception des choses ne saurait être en l’absence d’imaginaire, et l’imaginaire sans réalité, comme un navire sans ancre ni coque, ni mer sur laquelle voguer.

L’immondice de l’innommable, la création depuis le néant, la présence dans l’absence, l’être de l’inexistence, des naissances faites de morts… vacuités ! Fatuités ! Ainsi furent engendrés les Chthonidés, architectes du vide, à partir duquel ils fabriquèrent leurs émanations dans le monde lumineux : fauves érébéens et vermine sinistre. La réalité : ils s’en repaissent, la rongent jusqu’aux souvenirs les plus enfoncés. Ceux que les Tréfonds prennent disparaissent, y compris dans les mémoires de ceux qui les ont connus, aimés ou bien haïs. Le monde d’en-bas n’aura de cesse de vouloir avaler celui du dessus. Et un jour viendra, tôt ou tard, où la vie dans son entièreté se fera happer, dans dix mille ans peut-être, qu’importe, les Chthonidés ne sont pas pressés. Leur victoire est assurée. Le temps est leur allié, lui qui défait l’être plus sûrement que le néant, le ronge morceau par morceau, le flétrit, l’abreuve d’un espoir qui se pèle progressivement en son contraire, pourrit sous forme d’un déni qui se change sous peu en résignation. Une part de l’existence aspirera toujours au néant. Ce néant qui l’a vu naître par accident ; simple erreur que d’aucun souhaiterait corriger. Des Tréfonds à la terre, de la terre aux cieux, des cieux à l’au-delà, d’un rien inhumé vers un rien infini. La vie est une langue et le vide, une mâchoire.

Pierre de sang sang de pierre pierre amoureuse

sa grande carcasse de jolie fleur allergène

comme l’amour rend allergique aux larmes

larmes de feu et géant en larmes

colosse de sang de pierre sang froid

ou ton sang chaud va couler

comme tes larmes

sur la pierre froide

sel de mer selle la nature chevauche terre

sale tes plaies

mouches mutines y butinent

Hé hé énigme s’allonge

s’étend

question d’infini

l’éphémère comme les fées meurent

question sans fin

réponse attendue

jamais ne vient

Il est vrai, fausse vérité n’en est pas moins vérité.

Faux et vrai s’engueulent pour savoir qui est vrai.

Le faux est le vrai du faux, le vrai est le vrai du faux.

Le mensonge n’est qu’une vérité fausse, erronée, l’erreur qui côtoie la nature,

l’accompagne dans ses moindres choix, qu’elle guide, malgré elle.

Et l’erreur devient le vrai, le faux engendre le réel.

Le vrai parle le faux, le faux parle le vrai,

fausse vérité s’il en est.

Nellis ? Qu’est-ce donc ? Une « nellis »...

Ça porte un nom de fleur.

Une fleur, qu’est-ce donc ? Un bouquet.

Bouquet de quoi ?

« Je » donne sa langue au chat !

La pierre implose, fond sous le feu des souvenirs qui n’ont qu’une hâte : s’échapper ! …

N’sh N’sh, N’sh, N’sh Comment le prononce-t-on ?

N’sh. Shhhhh, silence dans la bibliothèque, sssssh, N’sh guette. Gardienne d’un savoir plurimillénaire que les siècles ont oublié sauf elle. Si bonne bergère que même ses chèvres ne rentre pas dans l’enclos. Louve parmi les troupeaux, qu’elle dévore sans jamais s’en repaître, les laissant paître à leur gré, d’écorce car l’herbe ne pousse plus, laissant les arbres nus et les estomacs pliés de crampes.

N’sh tourne la page.

Un fantôme se glisse sous le rideau, sans bruit, guette ses propres pas, avance prudemment, oublieux que l’esprit ne fait pas chair, que l’absence d’os ne brise pas les vases, l’ombre s’assoie sur le rebord du lit, et traverse l’édredon, puis le plancher.

Darachnide Un hériphant qui se balançait, dans une toile, toile, toile,

Ô Darachnide, araignée à la belle soie, soit belle et règne sur ton empire, d’esclaves où les esclaves sont rois et les rois mangent la poussière. Poussière ô Darachnide, ton empire est poussière, poudre de parchemin que les vers ont digéré, et après que la pierre ait mangé la mémoire, voici que l’oubli dévore l’oubli, l’espace d’un souvenir, d’un rai de lumière sur lequel se referme aussitôt le battant.

Darachnide, reine d’exil.

Le spectre enjambe la fenêtre entrouverte… sort ou bien entre… « bonnes gens, auriez-vous la délicate obligeance de m’indiquer la direction de la vie ? Car ma boussole indique, hélas, toujours la mort.

Satramir Oh Satramir ! ô vile gredine !

Chapardeuse de clinquantes quincailleries, cauchemar des joailliers, source de prime des chasseurs.

L’eau verdâtre des canaux exhale ses vapeurs, l’air a un goût de pourri. La chaleur d’été empoisse un printemps aux saveurs d’automne. La grande ombre déambule dans les rues, appose sa marque sur les portes des maisons et les portiers des temples. Les premiers à naître sont aussi les premiers à mourir. Pas de paisible sommeil pour les mourants. Les tortures du poison. Et qui dit poison, dit sorcière.

Satramir s’évade avant qu’on la brûle avec les cadavres...

Le néant croque ces noms, tels des glands, gobe branches et racines en une bouchée gobeline...

Les frênes jolis, gentils paressent sur le flanc de la colline au crin soyeux,

le tronc au chaud sous les plaids d’aubépine.

L’herbe vert émeraude ploie face aux parterres sauvages de fleurs mauves et blanches,

que les abeilles embrassent allègrement.

Un appel, si près mais toujours trop loin, la promesse d’un câlin pour sécher les larmes, l’espoir de guilis pour semer le rire… Voix difforme, informe, impossible d’en saisir l’origine ni le sens tant les sons éparpillés paraissent s’aliéner entre eux. Des notes de musique en guise de prose, vers sans queue ni tête ? Noms peut-être… Non je dirais.

Tics de souvenirs, piquent, piquent.

Souvenir teigneux, mal enfouis, creuse, creuse, vers la lumière, lumière du fantasme… Fantasmagorie !

Souvenir et fantasme

L’un et l’autre se confondent.

S’unissent pour se séparer le lendemain.

D’un lendemain passé, présent qui pourrait être hier, hier au goût d’imaginaire.

Allongée sur un lit de ronces, l’averse la bastonne, puis vient la grêle, l’orage cogne ses tempes, des nuées d’abeilles butinent ses tympans, son crâne est une ruche bzz, bzz ! Bourdonne oh la bourde ! File dard-dard bzz, bzz !

Voilà, la bougie s’éteint, psssh, dernier cœur consumé.

L’ombre d’une ombre,

fredonne au néant,

une comptine dénuée de sens.

Sans aucun répit... Percé de mystère...

Inlassablement.

L’invisible captif.

L’écho d’un écho.

Qui est le reflet dans le miroir ? Qui est le menteur parmi les menteurs ?

Le désir d’appeler sauf que, pas de langue. Ni de voix, ni de gorge. Pas de nom non plus. Plus de nom. Pourtant, il y a un instant… Un instant de quoi ?

Sans aucun répit… Percé de mystère...

L’ombre fredonne le silence. Des bruits sans son... Des choses qui font des trucs. Qu’est-ce qu’une chose ? Qu’est-ce qu’un truc ? Qu’est-ce qu’est-ce ??? Rien, rien, rien… Qui est-ce ? Qui est qui ? Qui ? Quoi ? … ? Les pensées sont les dernières à partir. Bientôt, très bientôt, dans la prochaine éternité, ce qui n’est pas ne pensera plus.

Les dernières fumerolles d’un âtre sur le point de s’éteindre, avant que le vent ne balaye ses cendres, puis que l’herbe repousse par-dessus, pour ne rien laisser du souvenir des flammes.

… ... … t’ t’ t’ t’ t’c’ t’c’ t’c’ t’c’

TIC’ TAC

De l’ombre, un sursaut ! Une étincelle, l’étoile n’est pas tout à fait morte TIC’ TAC – un écho dans le silence, un rien dans le néant, mais qui fait tout, rallume l’être qui sombre TIC’ TAC – un appel, si proche et lointain, un nom tissé sous la trame, une vie entière résumée en aiguilles TIC’ TAC – viens, viens à moi … NELLIS !

Un corps qui embrasse l’ombre, chacun s’ancrant à l’autre, le retour du toucher, de l’ouïe, de la vue ; de la vie ; et de la douleur ! Oh mes dieux la douleur !… Mais quel bonheur ; deux solitudes greffées l’une à l’autre. NELLIS !

Mais il n’est aucune Nellis ici, il n’est rien, les mots ne sont rien.

NELLIS !

Inutile, cette chose est partie, toute chose n’est plus.

J… La pensée éclate avant de se former.

Et Moi et MOI ! … MÚ … Moi c’est Mú, Mú c’est nous !

Il était un furet, et tout commença par un léopard, une toque en fourrure jetée sur un porte-manteau transparent…

Dernier fil, rien qu’un filin, plus fin qu’un cheveu, les rattachait…

La toque s’embrasa et l’ombre prit forme dans l’ombre…

Un univers fut créé, ressuscité plutôt, et cet univers s’appelait NELLIS !

Deux totems fondus en un seul bois,

esprit de sorcière sculpté dans le poil de mustélidé,

masque par-dessus un visage taillé dans le vide.

Du néant émergea une pensée !

La vague de conscience reflua sur son rivage, mémoire en écume. L’oisillon but la tasse. Hoqueta… une pensée – Comment ?

La montre de Tante Hortia, le Chasseur l’a réparée, je ne sais comment, elle fonctionne, même ici.

Et puis Mú, il…

Il est avec moi, il… il est ce que je suis, il me l’a rappelé. Comment dire ? Nous… oui, nous sommes nous.

Génial… j’imagine. Comment ça se fait qu’on peut s’entendre ?

Plus d’enveloppe, les pensées s’évadent.

Ouais, j’imagine que c’est une explication. C’est bizarre, je ne ressens rien, je veux dire, rien de rien, c’est comme si j’avais un corps sans en avoir un, comme dans un rêve.

Oui, ça y ressemble... Idiot.

Ce genre de politesse c’est obligé ?

Pourquoi t’as fait ça ?

Parce que…

Difficile de dire – de penser. Il avait un moment souhaité mourir, pas vraiment souhaité, juste pensé. Cette pensée l’avait peut-être conduit, cette fameuse nuit enneigée, à s’offrir une balade dans le bois. En tout cas ce n’était pas son goût pour l’astronomie. Il n’était qu’une coquille alors, qui avait achevé de se vider, incapable de combler les pertes faute de nouveaux apports. Son monde ne lui proposait plus rien, rien ne l’intéressait, l’étal débordait de produits sans saveur. Chez lui, dehors, il ne se sentait plus à sa place nulle part, y compris dans son cabanon-refuge. Tante Hortia était partie, le laissant seul avec lui-même. Il se haïssait toujours mais avait cessé de haïr le monde. Que lui restait-il alors ?…

Et puis, tu es apparue ...

Il s’était souvent demandé si, cette fameuse nuit, elle était tombée sur un autre dans la clairière aux lanternes, hypnotisé par les étoiles, mourant de froid, le souhaitant, peut-être, cet autre, est-ce qu’elle l’aurait choisi ? ...

Qu’importe, tu m’as choisi, pas un autre, et je t’ai choisie. Déjà, quelque chose en moi savait ...

Il n’était rien face à elle, rien qu’un petit être vide, dépourvu de talent particulier, plus triste que la pluie mais sans le réconfort qu’elle peut apporter. Cette nuit, pareille aux autres et pourtant unique, dans cette clairière identique à toutes les clairières du bois dans l’obscurité, sous l’œil des étoiles, l’infini a embrassé l’éphémère, le tout s’est accoquiné avec le vide. Deux enfers qui s’accouplent pour donner naissance à un cocon de paradis. Mais un jour la lumière vient à percer le cocon.

Le paradis est mortel mais l’enfer est éternel.

J’aurais dû mourir dans cette clairière. Peut-être y suis-je mort en fin de compte ...

Le monde est si vaste. Il paraît s’agrandir à mesure que nous le foulons, et tout en grandissant il se peuple. Mais alors, pourquoi avons-nous le sentiment d’être toujours seuls ? Cette solitude qui croît avec nous. Cette compagne jalouse qui aime se rappeler à nous dans les pires instants. Cette arme qui terrasse aussi bien les souris que les dieux. Le chêne se sent-il seul ? Le soleil se languit-il de compagnie ? …

Dans le cœur de néant,

qui jamais n’a battu et jamais ne battra,

deux esprits, dont un qui est deux,

s’étreignent, fusionnent ;

non, la vie n’est pas morte

Tu as égaré un cœur, je te le ramène. Je suis ton cœur, Nellis, et tu es le mien.

Nous n’avons besoin d’aucun cœur sinon de nous. Je porte en moi ton cœur perdu. Et voici que je te le rends.

Ainsi, contrairement aux pronostics, passerons-nous l’éternité ensemble…

Et si on dormait ?

Il n’y pas de sommeil là où il n’y a rien. Nous ne sommes rien, Jilam. Sous peu, ce qui reste de nous disparaîtra. On nous oubliera, aussi sûrement que si nous étions enfermés dans une perle de souvenirs que personne ne daignera jamais ouvrir. Nous nous oublierons l’un l’autre, nous nous oublierons nous-mêmes, mais nous serons toujours là. Nous nous frôlerons parfois, sans comprendre qui nous sommes ni ce qu’est l’autre. Nous n’aurons même plus peur.

Comme des vers qui se croisent en fouissant la terre. Allons c’est pas si mal. Y a pire comme fin, non ?

Tu ne comprends pas.

Tu sais, j’ai jamais vraiment rien compris à grand-chose. Et c’est cette incompréhension qui m’a conduit une nuit dans cette clairière où tu m’as trouvé. Si j’avais compris, je n’aurais pas su. Je n’aurais pas su ce qui était la chose la plus précieuse à mes yeux. Je serais demeuré aveugle tout au long de ma vie, incapable de voir les barreaux de ma prison. Je serais mort sans savoir, en prétendant comprendre. Non, je préfère être un ver de terre. M’en fiche, que mes souvenirs s’envolent. Personne ne saura m’enlever ce que je sais et que j’ai toujours su, au fond de moi.

Je t’aime Nellis, sorcière du bois, et face à ça, tous les néants du monde ne font pas le poids.

Que répondre à ça ? …

Son cœur retrouvé, cœur de furet, tâché de léopard, balbutia tout en riant.

Je t’aime Jilam, tête-de-noix, étoile des mes jours.

Tiens moi jusqu’au bout. Je ne te lâcherai pas.

Les secondes s’égrenèrent, rythmées par le tic’tac de la montre de Jilam, devinrent des minutes, les minutes des heures. Le tic’tac remplaçait les battements de leurs cœurs dérobés. Le temps filait en les traversant, comme le vent passe à travers un rideau. Leurs pensées étaient comme des gouttes de pluie, ploc ploc ploc tic’tac ploc ploc ploc tic’tac …

Combien de temps ?

Je ne sais, profitons simplement de ce qu’on nous accorde.

tic’tac ploc ploc ploc tic’tac ploc ploc ploc tic’tac ploc ploc tic’ ploc tac’ ploc tic’

La montre mourut, les pensées entamèrent leur estompe.

Soudain une lumière aveugla les ombres, et les aveugles retrouvèrent la vue.

Un grand lapin de lumière aux bois de cerf les embrassait de sa chaleur, ressuscitant leurs sens à mesure qu’il s’approchait d’eux.

Mousse ? ... De longues épines dépassaient de son ardent pelage. Il était l’or fait lueur, le rêve devenu chair. Un songe qui emplit l’obscurité de ses flammes. Le néant absolu se révéla une simple toile peinte que les pensées du lapin-mousse embrasèrent. Les Seigneurs des Tréfonds vagirent comme des nouveaux-nés sous le déluge resplendissant, étranglés par leurs sanglots et l’arc-en-ciel.

L’esprit de Mousse-qui-pique, lumineux comme un noyau d’étoile, invita la sorcière et l’humain à enfourcher son pelage. Les époux se calèrent entre les épines.

Tout autour d’eux un univers entier se dessinait après une éternité passé dans l’obscurité du néant. Des châteaux d’ombres s’érigeaient, prirent l’aspect de personnages de fusain, aux silhouettes tracées sur la toile d’un monde embrasé, difformes et changeantes, d’une indescriptible monstruosité et tordues par la douleur, vomissant de la fumée, dont les volutes s’animèrent, devinrent spectres et enfourchèrent le capharnaüm.

Le lapin de lumière aux bois de cerf s’éleva. Ni Jilam, ni Nellis n’en croyaient leurs yeux ressuscités : ils quittaient les Tréfonds !

La terreur embrassa néanmoins leur espoir à la vue des créatures titanesques qui se dandinaient à la lueur du chaos. Les Chthonidés, au contact du jour et de la réalité, n’étaient que leurs propres ombres, les ondées du son à la surface de l’eau, ils n’étaient que des échos, des échos absolument terrifiants, sans forme distincte, telle l’argile trop liquide qui ne parvient pas à maintenir son aspect. Un théâtre d’ombres horrifiques se jouait devant nos évadés. Leurs geôliers goûtaient pour la première fois la lumière et le menu ne leur plaisait guère.

L’esprit de Mousse galopait le long d’un sentier pavé de sentiments et de rêves à travers les champs du néant devenu chaos.

Nellis songea à Mú. Son totem s’était sacrifié pour la ramener. Sa mort occupait bien plus de place dans son cœur de Phénix que sa vie ne l’avait fait. La culpabilité de l’avoir ainsi négligé. Lui qui n’était à l’origine qu’un accident de parcours. Erreur qui avait néanmoins su la consoler dans son errance et divertir sa solitude de ses félines âneries et de sa goinfrerie mustélidée. Elle ne le méritait pas, tant de dévotion, comment pourrait-elle un jour la rétribuer ?

Mousse marqua un brusque arrêt qui manqua les désarçonner.

Des bras, tentacules, lianes, chaînes ou fouets, noirs de charbon, à la fois encre et fumée, avaient hameçonné le lapin-cerf par ses pattes arrière et le ramenaient manu militari vers le cœur des Tréfonds dont ils s’apprêtaient pourtant à enjamber la lisière. Les Puissances Sombres ne laisseraient pas leurs invités s’éclipser aussi aisément. Malgré les terribles brûlures : le goût amer de la vie dans leur chair d’ombre.

« Nellis ! »

Jilam entendait sa voix pour la première fois depuis leur grand plongeon. Sa langue avait donc repoussé comme le reste.

Mais ça ne changeait rien, Nellis ne pouvait rien, sa résurrection l’avait laissée aussi faible qu’une méduse échouée sur la plage. Aucune connexion avec les rus de magie, le monde des esprits lui était hermétique. On l’en avait expulsée pour cause de grabuge après surconsommation de nectar. Un dragon kidnappé, ce n’est pas rien.

« Je ne peux rien, Jilam, rien. »

Fallait-il que sa langue ait repoussé pour s’agiter dans le vide et ne trouver que rien à répondre ?

L’effroi mangea leur espoir. Ils allaient replonger. Et cette fois le tic’tac ne les sauverait pas. Pas de Mú pour rallumer les souvenirs, plus de Mousse pour rallumer la lumière. Pire que les Tréfonds, il y avait la seconde visite.

Mais Mousse n’avait pas jeté son dernier piquant. D’une bourrade, il expulsa ses cavaliers, puis gonfla ses poumons, une bulle lumineuse poussa à partir de son brillant museau, elle enferma Nellis et Jilam dans son ventre rebondi, si légère, elle s’envola. Les deux époux se brûlèrent les paumes à tambouriner sur ses parois d’ampoule. Leurs cordes vocales, si fragiles car toutes neuves, cédèrent à force de hurler.

Le lapin-cerf se contenta de leur adresser un dernier songe, lequel renfermait un souhait, dépourvu de mots, une simple reconnaissance, tout l’amour d’un orphelin pour ses parents.

Ce qui jamais ne fut et le devient malgré tout. Ce qui est mort pour vivre. Le premier soupir est aussi le dernier. Le rêve emplit le vide. Plus de place pour le néant. Ce qui n’avait pas de nom se voit baptisé par un baiser moussu débordant de lumière.

L’esprit rêveur ne s’avouait pourtant pas vaincu, il s’ébrouait pour échapper au filet ténébreux, mais plus il s’agitait, plus les nœuds se resserraient. Il sombra peu à peu tandis que les amants dans leur bulle s’élevaient. Puis il disparut, englouti. Sa corne étincela une dernière fois avant de s’éteindre pour de bon.

La nuit chassa le néant.

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