Chapitre 1. Départ

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Avril 1853,

Clark County, Missouri .

Autour d’une jolie église en bois et en pierres s’enroulait un patchwork de champs, de jardins et de lourdes maisons en rondins. Des enfants aux joues roses courraient dans tous les sens, poursuivants dindons en liberté, poules , chats, chiens, chèvres et porcelets. Dans les prés paissaient des vaches grasses. Cet éden ressemblait à l’arche de Noé.

Des vieux se balançaient sur des rocking-chairs en chiquant, des hommes aux larges épaules, tiraient par le licol, des chevaux de traits blonds ou isabelles aux naseaux fumants aux vastes sabots .

Elle était loin la verte Irlande et ses marmites vides, tous ici chantaient encore les terres où leurs ancêtres reposaient, mais peu d’entre eux regrettaient vraiment cette terre de disette et de malheur.

Erin, de nos aïeux, je pleure, loin de toi je souffre… Ce genre d’envolée lyrique, ils la gardaient pour les soirées aux coins du feu. Une bonbonne de scotch traditionnel tournait pendant que sortaient les violons. Bientôt viendra le temps ou des enfants, naïvement demanderont :

— C’est loin l’Irlande ?

On leur répondra alors :

— Oui, c’est si loin qu’on ne se rappelle plus que des bons côtés, tout ce qui était triste, nous l’avons laissé aux fonds de l’atlantique, avec ceux qui n’ont pas pu faire le voyage.

*

Toute la tribu des O’Brien les escortait quelques instants, Jean-Thomas s’était cru revenu, ce jour de décembre, au pont de la Glacière. Quand tout un village disait adieu à ses héros ( dont certains ne revinrent jamais!). Maureen pleurait, son mari également, chacun avait sa raison de le faire. La petite Fionna qui allait sur ses six ans courrait inlassablement autour de son monde, ronde de visage, elle était un régal de gamine joufflue, la première de la famille à n’avoir jamais connu ni famines ni privations. Sean s’était désisté, Le Far West c’était vraiment un trop mauvais souvenir pour lui. Il avait décidé de rester, il avait enfin fait la paix avec ce paternel un peu rude auquel il ressemblait énormément physiquement. Fermier, ça lui convenait, patiemment, il trouverait sa place dans le grand échiquier de la vie. Les jumeaux poussaient en force, ils partageaient leur temps entre l’école du prêtre et les travaux des champs, Anna devenue une jolie demoiselle les menait à la baguette.

À la sortie d’un petit bois, tel le père Icard autrefois, Padraig, arréta le cortège et écrasa sa fille dans ses bras. C’était toujours ainsi une séparation, triste et compliqué. Jean-Thomas, lui revivait encore et toujours le même chapitre de l’histoire : sa pauvre mère qui lui donnait cette foutue lettre. Il se souvenait de son regard mélancolique et déjà un peu ailleurs, comme si à ce moment-là elle savait déjà que la camarde allait bientôt frapper à sa porte, alors que lui la croyait indestructible, immortelle. Instinctivement, il mit une main dans sa poche, elle était encore là cette fameuse enveloppe, il aurait mieux fait de la bruler ce jour-là, elle n’avait apporté que du malheur cette maudite missive. Il allait enfin le retrouver ce frère à qui il ne pourrait jamais dire tout ce qu’il avait sur le coeur, sa joie de le retrouver, sa peur de le retrouver. Que restera-t-il de lui quand il arrivera en Californie, quels souvenirs gardera-t-il de lui. Un instant, un court instant seulement, il fut tenté de dire à sa femme :

« Nous restons là ? Cela ne sert à rien d’aller là-bas, de ne toucher que du sable et des os. Si ça se trouve, il n’y a même plus rien. Les rongeurs, les animaux nécrophages ont pu dévorer les restes. Des humains malveillants ont dû disperser les traces. »

Il n’en fit rien, il le savait, elle n’aurait pas compris, elle qui a force d’entêtement, d’opiniâtreté avait retrouvé sa famille que beaucoup pensaient disparue.

Elle vit, malgré sa tristesse, sa détresse à lui , son mari. Avec beaucoup d’attentions et de délicatesse, elle l’enserra de ses bras, l’embrassa et lui fit signe qu’il fallait enfin y aller. Elle lui dit alors : qu’il fallait qu’ils continuent leur route.

il avait vraiment trouvé un être précieux le jour ou il l’avait rencontré. Non, c’était elle qui s’était rapprochée de lui. Lui, il n’aurait pas su faire le bon choix.

Sans s’en rendre compte, il avait regagné sa place sur le banc du chariot. Le Shooner des plaines de Padraig et d’Alaina,un Conestoga retapé et allégé, celui avec lequel ils s’étaient évadés de l’est, de Boston.

Son beau-père lui avait appris à l’utiliser, à le réparer, à l’entretenir et à le graisser. Jean-Thomas n’avait jamais conduit pareil engin, il s’était contenté jusqu’à présent du petit charreton qu’on attelait à Termidor, le mulet poitevin familial .

Ils évitèrent de se retourner au bout de la ligne droite, ils savaient ce qui les attendait : un groupe de gens massés dont on ne lisait déjà plus les traits du visage, des mains qui semblaient s’agiter, des silhouettes floues d’un passé proche, juste des trucs pour faire mouiller les yeux qui n’en avaient pas besoin.

Au premier grand virage, à l’abri des regards de ceux qu’ils venaient de quitter, ils s’arrêtèrent , desserrèrent enfin leurs poings aux phalanges blanchies, et leurs mâchoires, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et parlèrent enfin !

— Je serais bien resté toute ma vie chez tes parents Maureen !

— Oh ! ne dis pas de bêtises ! On a toujours dit qu’après la quête de mes parents, ce serait la quête de ton frère non ? C’est après cela que nous nous inventerons notre petite vie à nous, juste à nous !

— Oui, mais ce petit coin de campagne avait pour moi un petit air de Saint-Martin d’antan, quand nous y étions heureux avec ma mère, mon père…

— Le passé, ça passe en fait ! Regarde un peu le présent et l’avenir mon amour, moi c’était ce petit coin d’Irlande où j’ai passé ma petite enfance, ce village où repose ma sœur jumelle qui me visite moins souvent qu’avant depuis que je suis heureuse. C’est Liverpool, puis Nice, puis New York et maintenant ce coin de prairie où j’ai retrouvé mes parents, alors là ou Saint-Martin où la Californie ? Finissons ce que nous devons finir avant. Je sais que tu es moins pressé de retrouver ton frère depuis que tu le sais mort. Tu sauras retrouver l’endroit quand nous serons à San Francisco ?

— Oui, tu as raison, mon amour ! Mais dans ce petit coin, je me voyais bien, prendre une charrue, planter des pommiers et te faire trois ou quatre petites Maureens aux joues roses ressemblant à ma petite-nièce ou à ta petite sœur.

— Justement, Jean-Thomas, je voulais t’en parler, je cherchais le bon moment pour t’en parler, je ne suis pas tout à fait sûre et je ne sais pas depuis quand, mais je pense être enceinte

— De moi, je serais le père

— Quelle question, qui voudrais-tu que ce soit ?

— Il faut retourner, dans le village, tu ne vas pas accoucher dans les montagnes ?

— Tu m’ennuies, Jean-Thomas, je ne suis ni en sucre ni en argile, le moindre cahot ne va pas me briser en deux ! Et puis, ce n’est pas une maladie, c’est le bonheur, es-tu heureux !

— Oui, bien sûr

— Bon, alors avançons ! Dans quatre jours nous devrions être à Indépendance, si nous partons de là fin avril,nous arriverions au bout de la piste en octobre au plus tard, l’enfant devrait arriver en novembre ! Allons, pressons !

Le vent de la route séchait leurs larmes désormais, main dans la main, ils avançaient au rythme des chevaux, elle le regarda et se moqua gentiment de lui !

— Rooo la la , tu verrais ta tête, Jean-Thomas Icard , on dirait un moine constipé… tu devais t’en douter qu’à force de jouer à saute-mouton avec moi ça pouvait arriver !

Et son rire emporta tout : les tristes années, les guerres perdues, les destins brisés, les héros morts dans un trou de verdure ou contre un mur de crépis.

Lui aussi rit à son tour, il était heureux, oui, elle avait raison, la vie, l’avenir était à eux !

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