Chapitre 2
2018, Auxerre.
Karl Massé ne frissonne pas. Il gèle de l'intérieur.
Vingt-trois ans à disséquer l'horreur humaine, des centaines de cadavres gravés dans sa rétine, et pourtant cette scène le paralyse. L'immobilise. Le fascine. Cette scène précisément.
Ce n'est pas la présence de l'horreur qui le trouble le plus. Non, ça, il connaît. C'est plutôt cette autre sensation, comme une vibration esthétique qu'il refuse de nommer mais qui pulse en lui, indéniable et obstinée. Une admiration malsaine qui s'infiltre sous sa carapace de flic. C’est atroce mais c’est beau. Comment peut-il penser une chose pareille ? Et d’ailleurs : pourquoi en arrive-t-il à penser une telle absurdité ?
Sa main tremblante effleure son visage fatigué. Instinctivement, il tente d’effacer des gouttes de sueur qui n’existent pas sur son front. Dans quel abîme est-il en train de s'enfoncer pour ressentir cela face à pareille boucherie ? Il faut qu’il se reprenne. Et pourtant… la gifle de l’évidence : ce carnage obéit forcément à une logique, à une intention. Karl y perçoit une chorégraphie macabre orchestrée par une main qui a tout prévu.
Est-ce un meurtre ? Non. Il s’agit d’une œuvre.
L'air saturé de particules cuivrées et d'humidité morbide s'infiltre dans ses poumons, l’empreinte métallique du sang marque son territoire jusqu'au fond de sa gorge. Cette pièce n'est pas seulement en désordre. Elle a été réagencée. Recomposée. Chaque objet déplacé semble retenir son souffle pour ne rien dévoiler. C’est certain, toute cette histoire est cryptée. Comme cette lampe basculée : elle projette une ombre géométrique qui pointe vers le fauteuil, lui-même incliné selon un angle impossible. Et au centre exact de cette constellation d'indices - le corps. L'épicentre sanglant d'un théâtre. Éclairage parfait.
— Thomas, souffle Karl à son jeune collègue dont les pupilles dilatées trahissent une fascination jumelle à la sienne. Thomas ? S’il te plaît, tu documentes tout. Je veux connaître chaque millimètre carré de cette scène. N'épargne aucun angle…
Ses lèvres hésitent, puis osent :
— Je veux que tu t’imagines être l’archiviste d'une galerie d'art infernale. Ces photos doivent capturer l'intention cachée de... l'artiste.
Le mot s'est échappé comme un blasphème.
— Capisci?
Thomas regarde Karl mais ne sourit pas. Ses yeux parlent pour lui - cette compréhension viscérale des intuitions de Massé qui défient la normalité mais jamais la vérité. Alors sans bruit, il déploie son Nikon et commence à immortaliser l'abomination par salves lumineuses. Flash après flash, chaque déclenchement semble arracher un fragment d'âme à la pièce. Thomas a la sensation de tuer ce corps une seconde fois.
Une heure plus tard, dans le bureau souterrain de Karl Massé, les stores sont baissés. L'écran, unique source de lumière, projette des spectres colorés sur leurs visages tendus. Confinés dans cet espace claustrophobique, ils font défiler les images. Prisonniers volontaires d'une galerie d'horreurs numérique.
Karl, bras croisés, fixe l'écran jusqu'à ce que ses yeux brûlent. Quelque chose se cache. Attend. Nargue. Mais quoi ?
— Ton regard neuf, Thomas, murmure-t-il sans détourner les yeux. Dis-moi ce que tu vois. Surtout l'obscène. L'incongru. L'impossible. Tout ce qui te passe par la tête.
Thomas – habituellement avare de mots comme la pluie en plein été – scrute l'écran de ses iris ambrés. Ses paupières s'abaissent une seconde, tel un rideau avant la représentation principale. Il cherche à faire le vide et aspire profondément. Compte jusqu’à cinq. Expire. Puis le regard affronte de nouveau l'indicible.
— Cette traînée, là...
Son doigt désigne une ligne sombre qui traverse le parquet comme une cicatrice.
— On dirait une perfection géométrique. Presque... artificielle. Le corps a migré. Du salon vers l’entrée. On l’a tiré par les pieds, uniquement. Le sillon est régulier, il n’y a aucune bifurcation. La victime s'est d'abord vidée près du canapé avant d'être... déplacée.
Massé incline légèrement la tête. Approbation silencieuse.
— Là, tu me décris la mécanique, Thomas. Je veux ton intuition. Ce que tu sens au-delà du visible. Tu l’as déjà fait pour l’affaire précédente, je veux que tu le refasses.
Thomas se crispe. Territoire inconnu. Territoire apeurant, qui le ramène à sa grand-mère, « la Folle », celle qui avait « le don ».
— Chef, je ne possède pas votre sensibilité artistique. Je ne peux pas—
— Regarde encore. Évidemment que tu peux. Allez.
La voix de Massé se veut douce comme le fourreau qui avale une lame. Son menton désigne l'écran dans un mouvement imperceptible.
Thomas passe sa langue sur ses lèvres parcheminées.
— OK. Ces projections latérales, là, sur les murs... Elles défient la physique.
Sa voix gagne en assurance, comme si chaque syllabe renforçait sa conviction.
— Vous voyez : le sang n'aurait jamais éclaboussé ainsi. C'est... manipulé. Dirigé. Peint. Depuis la source, là où le corps s’est vidé de son sang.
— Continue, souffle Massé, une étincelle prémonitoire dans le regard.
Thomas fait défiler les images, s'arrête net sur un gros plan. L'angle où plancher et mur s'épousent.
— Ici, c’est évident. Le sang a été guidé. Instrumentalisé. Avec un bâton, peut-être. Ou une baguette. Ces tracés sont... délibérés, droits, sans hésitation.
Son index suit une ligne écarlate qui traverse l'écran comme une veine ouverte.
— Ce trait longe le mur, et celui-ci émerge à angle droit de la flaque principale. A eux deux, ils créent...
La phrase meurt. Révélation subite.
Karl sent son sang pulser contre ses tempes. La sensation est familière. C’est le moment où le chaos commence à prendre forme.
— Une croix ? murmure-t-il.
— Précisément.
Thomas se redresse, électrisé.
— Si le corps constitue l'axe vertical, ces deux lignes forment l’axe horizontal. Ce qui fait une croix parfaite. Chrétienne.
Le silence s'épaissit jusqu'à devenir palpable. Massé scrute l'image comme si elle pouvait s'animer sous son regard. La croix se manifeste désormais avec une clarté obscène, comme une vérité cachée en pleine lumière. Bien sûr, une croix.
Un pressentiment toxique s'infiltre dans ses veines. Ce n'est que le début.
— Et puis là, poursuit Thomas en désignant la jonction entre sol et mur, vous distinguez ce cercle? Et cet autre, juste au-dessus?
Karl manipule le zoom. La définition implacable des photographies dévoile maintenant chaque intention avec une netteté chirurgicale.
Un nœud glacé se forme dans les entrailles de Karl.
— Putain de merde... exhale Thomas.
Leurs stupeurs respectives se rejoignent et forme une boule d’angoisse.
À peine visible, juste au-dessus de la plinthe sombre, un cercle impeccable. Deux traits intérieurs comme des pupilles fixes. Au sommet, deux triangles parallèles se dressent, deux cornes accusatrices pointées vers le ciel, tranchantes.
Un silence opaque envahit le bureau de Massé, qui recule imperceptiblement, le souffle coupé.
Thomas déglutit. Un son qui résonne comme un glas.
— C'est... une plaisanterie, hein ?
Aucune réponse. Juste cette image gravée dans l'hémoglobine séchée. Pas un simple visage. Non : le Malin incarné.
Karl sent un frisson primordial remonter sa colonne vertébrale.
Cette scène n'est pas qu'une signature. C'est une déclaration. Une provocation.
Ou l'annonce d'une apocalypse personnelle.
Et dans un recoin de l’esprit de Thomas, une pensée terrifiante s'impose : Il me connaît.
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