Chapitre 1

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2018, Auxerre.

Sur le parquet, le sang a séché en formant de larges constellations brunes. « Ça va être impossible à nettoyer ! », pense Catherine tout en s’accroupissant. Gantée de latex, elle effleure du bout des doigts les taches qui s'étendent du sol jusqu'au mur. L'odeur métallique persiste encore, mêlée à celle plus âcre de la putréfaction. Son regard balaie la pièce et note les détails avec une précision clinique — le mobilier renversé, les traînées sur le sol indiquant qu'un corps a été déplacé, les éclaboussures témoignant d'une violence peu commune.

— Mademoiselle Lenoir, vous ne devriez pas être ici !

L'officier de police à l'entrée la fixe avec suspicion. Catherine se redresse lentement.

« Comment… Comment connaissez-vous mon nom, vous ? » demande-t-elle, interloquée.

« Tout le monde sait qui vous êtes, mademoiselle Lenoir. Votre réputation vous précède et on vous voit beaucoup sur les réseaux sociaux… »

« Puisque vous savez qui je suis, vous devez aussi savoir que je ne fais qu’exercer mon métier ! », répond-elle en exhibant sa carte de presse. « Et puis, j'ai grandi dans cette région. Je la connais comme ma poche. »

« Mademoiselle Lenoir, les journalistes n'ont pas accès à la scène. Je vous demanderai de quitter les lieux immédiatement, avant qu’un collègue moins coulant que moi vous coffre pour entrave au bon déroulé d’une enquête… Vous n’avez pas pris de photo, j’espère ? »

Catherine secoue la tête. Elle fixe l’agent avec son regard le plus candide.

« Je file. Merci pour votre clémence. »

En partant, elle emporte dans son esprit des images qui l’inquiètent. Car la configuration de la scène lui rappelle précisément quelque chose qu'elle a déjà vu, il y a longtemps et qui porte la signature de quelqu’un qu’elle a bien connu : Yaroslav.

Un souvenir s'impose à elle. Elle entend à nouveau les chuchotements, elle se souvient de ce secret jamais trahi et de la chapelle en ruines, ce jour d’été à la chaleur suffocante…

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La Chapelle-Saint-André, été 1998

« Vous avez vu Yaros quelque part ? »

C'était l'été à La Chapelle-Saint-André, l'air était lourd. Moite. Une touffeur asiatique, irrespirable. La sensation d'avaler de la vapeur sèche, et ce, tous les jours depuis plusieurs semaines. Heureusement, en fin de soirée, la température baissait, ce qui permettait de dormir correctement pour faire face à une nouvelle journée infernale.

« Ginette, vous avez vu Yaros ? » demanda Ghislaine, en passant cette fois la tête dans l'encadrement de la porte de la cuisine.

« Non, madame. Il doit jouer dans le domaine, vous savez bien comment il fait. »

Ghislaine soupira et tourna les talons. Oui, elle savait, mais Ginette était tout de même payée pour les surveiller, lui et sa sœur. En même temps, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Cette pauvre Ginette préparait le repas du soir et vu son âge avancé, elle ne pouvait décemment pas être au four et au jardin. Et puis, ils avaient quinze ans maintenant... Ghislaine avait conscience de son anxiété, elle les couvait trop, mais elle avait besoin de savoir où ils étaient. Besoin de les contrôler, comme si une part d'elle-même pressentait qu'ils préparaient un mauvais coup.

Elle n'avait pas toujours été aussi inquiète. Avant Yaros, Catherine était une enfant si sage, si prévisible. Mais depuis ce voyage en Roumanie, tout avait changé.

"Cinq ans déjà..." Elle se souvenait encore de l'orphelinat de Bucarest, ce bâtiment gris aux couloirs interminables qui sentaient l'urine et le désinfectant. Les murs s'écaillaient, révélant des couches successives de peinture comme des strates de misère accumulée. Les enfants étaient alignés comme des petits soldats dans leurs lits métalliques.

C'était Michel qui avait insisté. Après des années d'essais infructueux pour avoir un deuxième enfant, il avait suggéré l'adoption. La Roumanie s'ouvrait après des décennies de dictature et les orphelinats débordaient. « Nous avons tant à offrir », avait-il argumenté. Ghislaine avait cédé, touchée par les photos d'enfants aux grands yeux tristes.

Mais l'orphelinat de Văcărești avait dépassé leurs pires craintes. Une construction massive datant de l'ère soviétique, perdue dans la campagne, à deux heures de Bucarest. La directrice, Mme Popescu, leur avait fait visiter les lieux avec une froideur bureaucratique qui contrastait avec la détresse ambiante.

Dans un anglais hésitant, au fort accent soviétique, elle avait dit "Lui, il est spécial" en désignant le petit Yaroslav, huit ans, assis seul dans un coin de la cour. Elle avait ajouté qu'il venait de Transylvanie, que ses parents étaient morts dans des circonstances inconnues, puis elle s'était signée avec trois doigts, à la manière des orthodoxes.

Elle n'avait pas élaboré, mais une aide-soignante leur avait chuchoté plus tard que l'enfant avait été trouvé errant dans la forêt près des Carpates, incapable de dire ce qui était arrivé à sa famille. Certains au village parlaient de malédiction, d'autres d'une attaque d'animaux sauvages.

"Il a quelque chose de différent », avait ajouté l'aide-soignante, en se signant par-dessus sa blouse. "Les autres enfants en ont peur. Il a des manières étranges."

Mais Ghislaine n'avait vu qu'un petit garçon maigre aux yeux d'un bleu si pâle qu'ils semblaient presque translucides. Il ne parlait que roumain et quelques mots de polonais, héritage d'une grand-mère originaire de Cracovie, selon son dossier.

En rentrant à l'hôtel ce soir-là, Michel et elle avaient longuement discuté. « Tu vois bien qu’il a besoin de nous ! », avait insisté Michel. « Regarde ces conditions de vie... Moi je ne peux pas le laisser là-dedans. »

Elle avait cédé, touchée par le regard de l'enfant et aussi parce que Catherine, leur fille alors âgée de huit ans, semblait avoir besoin d'une présence dans cette grande propriété isolée. Ghsilaine espérait que Catherine aiderait Yaroslav à sortir de sa coquille, à devenir plus sociable.

Le domaine s'étalait sur plusieurs hectares, bien trop vaste pour une enfant solitaire. Maintenant, Yaros et Catherine s'en donnaient à cœur joie pendant les grandes vacances d'été. Ghislaine, qui avait vécu dans un lotissement miteux toute son enfance, avait toujours rêvé d'un environnement comme celui-ci pour ses enfants. Comme il était bientôt l'heure du dîner, elle chaussa ses baskets.

« Ginette, je vais les chercher ! »

Elle avait crié en direction de la cuisine, pas certaine que la vieille femme l'ait entendue. En tous cas, elle n'avait rien répondu. Tout en franchissant le seuil de la maison, Ghislaine bougonnait. Elle était attachée à la vieille femme, leur gouvernante depuis plusieurs années, mais cette dernière commençait à fatiguer, même si elle s'employait à ne rien montrer. Ghislaine voyait bien ses rictus de douleur à la montée des escaliers, la lenteur de ses mouvements lorsqu'elle déplaçait des plats sur la gazinière, ses yeux fatigués juste après le repas. Peut-être devraient-elles avoir une conversation ? Elle se promit de lui parler bientôt.

« Yaros ? Catherine ? »

La première partie du jardin lui sembla déserte, avec sa pelouse impeccablement tondue et sa piscine hors-sol. Elle monta à l'échelle et vérifia tout de même que les enfants ne s'y cachaient pas. Elle les avait surpris plusieurs fois alors qu'ils faisaient le concours de celui qui resterait le plus longtemps sous l'eau. Cela l'avait ramenée à sa propre enfance, aux jeux insouciants avec ses cousins du Périgord, mais l'anxiété l'avait aussitôt gagnée : et s'ils se noyaient ? Elle les avait fait sortir de l'eau de façon un peu brusque, laissant Yaros et Catherine interdits. Ce soir, personne dans la piscine. Elle soupira de soulagement.

Cette partie du jardin se prolongeait en un immense parc arboré. Un long mur en pierres sèches s'ouvrait en son milieu par un portillon de métal, qu'elle poussa. En pénétrant dans le parc, elle ressentit immédiatement la fraîcheur causée par la présence de nombreux arbres qui formaient un dôme à l'abri du soleil. Elle frissonna. "Où pouvaient-ils bien se cacher, ces petits monstres ?"

Malgré leurs deux années d'écart, leur complicité avait été immédiate. Lorsque Ghislaine et Michel avaient ramené Yaroslav de Roumanie, Catherine, pourtant enfant unique depuis dix années, s'était réveillée. Elle, qui était si effacée et si calme dans ses tenues de petite fille modèle, s'était transformée. Ghislaine s'en souvenait comme si c'était hier.

Elle avait bien observé le visage de Catherine lors de sa première rencontre avec Yaroslav. Elle y avait tout d'abord vu de la défiance, peut-être même de la colère, puis Yaros s'était avancé vers elle avant de la serrer dans ses bras. Catherine avait souri, surprise par ce garçon inconnu qu'on lui présentait comme son frère, puis elle s'était mise à rire comme jamais. Elle riait, riait, tant et si bien que Yaroslav lui aussi s'était mis à rire par mimétisme. Même Michel et Ghislaine avaient ri devant ce spectacle, prenant cette rencontre pour le symbole d'une greffe instantanée.

Ce que Ghislaine n'avait pas remarqué alors, c'était le regard de Catherine. Un regard qui, en une fraction de seconde, avait évalué Yaros de la tête aux pieds, scruté ses vêtements, ses mains, la forme de son visage. Un regard d'une perspicacité troublante pour une enfant de huit ans. Comme si elle soupesait déjà ce que ce nouveau frère pourrait lui apporter.

Bien sûr, Yaros ne parlait pas encore français, mais très vite, Catherine leur avait inventé un langage fait de gestes et de syllabes, leur permettant de communiquer. Ce que les parents prenaient pour un jeu d'enfants était en réalité un code complexe que Catherine avait élaboré avec une rigueur surprenante.

Un mois après l'arrivée de Yaroslav, Ghislaine avait surpris Catherine en train de dessiner dans sa chambre. Elle s'était approchée silencieusement pour regarder par-dessus son épaule. Sur le papier, Catherine avait tracé ce qui ressemblait à une carte : la maison, le jardin, la chapelle en ruine, tout y était représenté avec une précision déroutante pour une enfant de son âge. Et partout, de petits symboles que Ghislaine ne comprenait pas. Quand Catherine avait senti sa présence, elle avait vivement retourné le dessin, une lueur d'irritation traversant son regard habituellement doux.

« Qu'est-ce que c'est, ma chérie ? » avait demandé Ghislaine.

« Un jeu avec Yaros », avait répondu Catherine avec un sourire plaqué. « Ca ne te regarde pas, c'est notre secret. »

Toujours pas de signe de leur présence dans le parc. Ghislaine cria une nouvelle fois leurs prénoms, espérant un retour, mais le mutisme de la forêt persista, hiératique. Seuls ses propres pas perturbaient le silence. Allait-elle devoir faire le tour du domaine ? Elle se souvint l'avoir déjà fait, alors qu'ils étaient plus jeunes. Elle les avait retrouvés perchés dans un arbre, incapables de redescendre. Honteux, conscients de leur bêtise, ils n'avaient pas voulu lui répondre avant d'avoir regagné le sol, mais le vertige les en avait empêchés. Aujourd'hui adolescents, elle supposait qu'ils savaient maîtriser les hauteurs. Elle leva instinctivement la tête, essayant de distinguer la forme de leurs corps à travers le feuillage dense. Elle ne voyait rien. Non, ils n'étaient pas là. Peut-être plus loin ? Elle avança encore.

Elle se souvint alors qu'au fond du domaine, gagnée par les rejets des marronniers géants, se trouvait la ruine de la chapelle qui avait dû être utilisée lorsque le château existait encore. Ce dernier avait brûlé cinquante ans auparavant, ce qui avait marqué le début de l'abandon du domaine. C'est l'état général de la propriété qui leur avait permis d'acquérir la maison et le parc pour un prix très abordable. Mais ils n'avaient jamais songé à rénover la chapelle, qui s'était détériorée au fil des ans.

Ghislaine l'aperçut bientôt, à une centaine de mètres. Les murs en pierre tenaient bon, mais la toiture était percée par les arbres, ce qui donnait un résultat étonnant. Elle n'aurait pas su dire si c'était beau ou inquiétant.

Un souvenir inconfortable lui revint. La première fois que Yaros avait vu la chapelle, il s'était immobilisé, fixant les ruines avec une intensité troublante. Il avait marmonné quelque chose en roumain, un mot que Catherine avait immédiatement répété, comme s'ils partageaient déjà un secret. « Blestemul... » Plus tard, Ghislaine avait cherché la traduction : malédiction.

À plusieurs reprises ces dernières années, elle avait remarqué des objets étranges dans la chambre de Yaros. Des figurines taillées dans le bois, représentant des créatures difformes aux longues dents. Des collections d'ossements d'animaux soigneusement disposés en cercles. Des dessins incompréhensibles, couverts de symboles qui ressemblaient à ceux que Catherine avait tracés sur sa carte. Quand elle l'avait questionné, Yaros avait souri avec cette expression indéchiffrable qui le caractérisait. « Ce sont des histoires de mon pays, maman. »

Elle appela à nouveau ses enfants et cette fois-ci, elle crut percevoir un bruit en guise de réponse. Sans doute étaient-ils cachés, cherchant à lui faire peur. Ils lui avaient déjà fait le coup au cours des mois précédents, la faisant hurler de surprise. Eux, pris de fou-rire, se tenaient le ventre en voyant son regard apeuré. Elle frissonna à l'idée d'être une nouvelle fois effrayée.

« Catherine ? Yaros ? Vous êtes là ? Ne me faites pas peur, vous savez que je déteste ça... »

À nouveau, elle perçut un bruit, ou plutôt un froissement, quelque chose qui glissait contre la pierre ou entre les feuilles des arbres. La chair de poule lui parcourut le crâne et les jambes. Ces petits lutins savaient ménager leur suspense. Aux aguets, elle avança pas à pas, cherchant à faire le moins de bruit possible, comme si c'était elle qui allait les surprendre et leur faire peur.

Un éclair de couleur attira son regard. Un morceau de tissu rouge, coincé entre deux pierres. Elle reconnut le foulard que Catherine portait souvent autour du cou, un cadeau de son père pour ses treize ans. Que faisait-il là ?

Elle arriva au pied de la ruine et décida d'y pénétrer. À peine posa-t-elle un pied au milieu des pierres écroulées qu'un cri strident la transperça, figeant son cœur et son souffle. Instinctivement, l'effroi la poignarda. Ghsilaine ferma les yeux et perdit l'équilibre, basculant en arrière jusqu'à cogner sa tête sur un tronc d'arbre. Dans un semi-coma, elle perçut des bruits d'étoffes et de pierres, ainsi que des chuchotements. Ou était-ce le bruit du vent dans les feuilles ?

Il y avait autre chose aussi. Une odeur métallique, dégoûtante.

Alors qu'elle avait encore les yeux fermés, sonnée par sa chute, Yaros et Catherine tentèrent rapidement de se rhabiller. Dans l'ombre de la chapelle, quelque chose d'autre bougea. Quelque chose qui n'aurait pas dû être là. Quelque chose qui cherchait à s’éclipser.

Lorsque Ghislaine reprit connaissance quelques minutes plus tard, elle ne vit que le visage de ses deux enfants penchés sur elle, l'air inquiet. Yaros avec ses yeux bleus étrangement lumineux dans la pénombre. Catherine, son foulard rouge à nouveau noué autour du cou, une tache sombre à peine visible sur le tissu écarlate. Et comme l’odeur était forte, elle se mit à vomir de façon convulsive.

« Tu es tombée, maman », souffla Catherine d'une voix douce, presque trop calme, en lui caressant le front. Son frère s’agenouilla et posa sa main sur le bras de leur mère. Le contact était trop froid, trop calculé. «Yaros, va chercher papa, il faut que le médecin vienne examiner maman. » Puis, lorsque Catherine fut à nouveau seule avec sa mère, elle ajouta : « Tu nous as fait peur, mais tout va bien, je suis là, maman. Reste éveillée.»

Et derrière son regard innocent, cette lueur que Ghislaine n’avait pas su interpréter. Elle l'avait déjà vue lorsque Yaros était entré dans leur vie : c'était la lueur du vice.

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