Journal - Paul Lorens - 18.01.2021

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Quand le juge tape une fois, l'audience sait qu'il tapera encore et encore et encore et encore, jusqu'à ce que l'accusé craque sous le poids de la culpabilité. La gravité, plus intense sur le socle qu'à aucun autre endroit de la salle d'audience, fait plonger l'arme...J'aimerai qu'on puisse sentir l'esprit du condamné céder sous le poids de...(description démiurge du marteau)son poids (plus simple, mieux), s'effondrer sur lui-même, avec pour suite funeste la defenestration d'un esprit par ce trou béant, qui, dans les acclamations des victimes ivres de haine, saignera jusqu'à ses derniers instants.

Ce marteau pourrait aussi bien être une cargaison tombant sur les amares d'un bateau ivre, partant seul à la conquête de l'exil. Avec sa laque qui réfléchit les lumières au dessus du juge Derrington, le marteau de la justice rend à Henry cette expérience insupportable.

Il est difficile d décrire en quoi 'expliquer en quoi l'adjectif "insupportable" habille mieux que tout autre l'expérience vécue par Henry. Elle n'a rien sur quoi s'accrocher, la raison lui enlève chaque fois le mobile qui pourrait donner aux autres une preuve, une justification. Insupportable, in-supportable, une situation qu'on ne peut supporter, qu'est-ce que cela peut vien dire ? Qu'on ne peut la soutenir, c'est à dire l'encourager ? Ou qu'on craque sous son poids et que le support faillit ? Une culpabilité sans crime, sans délit, sans transgressions d'aucune sorte. Ou plutôt, une culpabilité par anticipation du crime, du délit, de la plus minime soit-elle. Aussi loin que je m'en souvienne, cette culpabilité est mon plus vieil ami, et sa sentence est si acide que mes boyaux se vident. Sous son joug, toute défense immunitaire face aux signaux que m'envoie mes sens disparait, et ne reste plus que l'envie de déchirer mes vêtements pour me retrouver nu, et seul, et de pleurer.

Qu'est-ce qui rend cette culpabilité si in-supportable ? Et qu'est-ce qui appelle la violence, le cri, la rage, les pleurs, les cris et cette envie d'être nu pour crier, comme dans un vieux film de merde : "C'est donc ça ce que vous voulez, bande de maitres ignorants". Mais non, ce n'est pas une question de domination.

Plus une sensation de chute libre, d'avoir franchi la ligne rouge, d'avoir perdu mon garde-fou. L'expérience est géniale, parce que je suis détaché de la faute (j'ai loupé une réunion aujourd'hui).

J'ai peut être appris aujourd'hui que ce qu'on appelle "génie" relève d'un simple détachement ou peut être plutôt d'un arrachement, et qu'entre un "raté" (rater quelque chose, oublier quelque chose) et un génie, il n'y a finalement presque aucune différence, ou que ce n'est qu'une question de point de vue. Sur la courbe de Gauss, vous verrez un raté, en dehors, vous apercerez le génie.

(Continue à écrire, continue, continue, keep going). Le génie rate tout le temps, tous les jours, il loupe tous les rendez-vous, toutes les réunions, passe à travers toutes les échéances, il n'y arrive pas, il n'écrit pas ses 2000 mots par jour, il ne fait pas ses devoirs, il n'arrive à aucun résultat, il ne rend pas sa copie à temps, il craque sous la pression, il n'est pas fiable, d'ailleurs personne ne lui fait confiance. Il n'aide personne, n'améliore aucune situation, il n'est indispensable à rien, on n'a pas besoin de lui. Il n'est pas récompensé, il n'est pas puni non plus. Il ne devient pas riche, il ne peut prétendre à aucune réparation, n'est victime rien. Il n'est pas responsable, il n'est pas l'homme de la maison. Il ne relève aucun défi, ne coche aucune case. Sa souffrance ne le rend ni plus beau, ni plus riche, ni plus malade, ni plus sain. Personne ne l'envie, il n'a pas d'amis, d'amour, il n'est pas un être accompli, toujours incomplet.

Racontez l'histoire d'un raté : le génie n'est pas sélectionné pour intégrer une classe d'horaires aménagé, le génie ne termine pas un marathon en 3h39, un génie n'écrit pas une thèse de 606 pages, il ne travaille pas en tant que free-lance, il ne gagne pas 265 euros par jour. Un génie ne part pas à l'autre bout du monde. Un génie n'intègre pas SciencesPo, un génie n'a pas une mention "Très bien au bac". Les parents du génie ne sont pas fiers de lui. Le génie n'a pas de belle histoire à raconter. Le génie n'est pas un bon entendeur, il n'écoute pas bien. Un génie ne parle pas bien non plus, il ne sait pas faire de beaux discours. Un génie n'a pas lu La recherche du temps perdu, parce qu'il s'en fout. Un génie n'a pas un gros compte en banque qu'il peut étaler, parce qu'il s'en fout. S'en foutre est son art, son mode de vie, sa religion, sa destinée, sa panacée. Un génie ne travaille pas 12h par jour. Un génie n'est pas un sage, ni un fou, parce que le sage et le fou jouissent d'un statut. Un génie vit sous les radars.

Mais malgré tout ça, un génie se sait génial, se sait génie à tout moment de la journée. Il fait tout avec excés, et il passe pour arrogant. Sauf que ce n'est pas de l'arrogance, parce qu'il ne se victimise pas, il ne tombe pas dans les travers de l'auto-célebration ou de la mégalomanie.

"La distance critique, le retour sur soi paralyse, de même qu'on n'arrive pas à danser tant qu'on a peur du ridicule. Mieux vaut partir avec une conviction extravagante en tête, qui lève par avance la crainte du jugement des autres : je suis un grand danseur" (et pour la réference bibliographique, lecteur, je te laisse faire le travail, je l'externalise)

Eh bien alors, j'affirme : "je suis un grand chercheur, je suis un grand consultant, je suis un grand écrivain". Personne ne le sait, personne ne le saura, je suis 15 minutes à l'avance du monde (hello grosse moustache).

(Continue à écrire, continue à écrire, keep pushing)

Et alors, après avoir raté une réunion, tout s'arrête. Je suis à l'arrêt complet. Je n'ai pas été courir, je n'ai pas terminé l'article, je n'ai pas fait mon job sur la méthodologie du Canvas, je n'ai pas répondu à Khaled pour ma soutenance de thèse, je n'ai pas contacté de professionnel pour mon jury de thèse, je n'ai pas lu de livre, je n'ai pas fait 2 heures de programmation comme j'en avais envie, je n'ai pas commencé un MOOC, j'ai fumé un joint. Est-ce que ça fait de moi quelqu'un de génial ? Aujourd'hui, ça fait de moi un raté. J'ai raté le concours de SciencesPo Paris, Lille, Toulouse, etc. Je n'ai pas travaillé 8h par jour.

Mais si j'avais répondu à Khaled, contacté un professionnel, lu un livre, fait 2 heures de programmation, commencé un MOOC, est-ce que ça ferait de moi quelqu'un de génial ? Chercher à être génial, c'est comme vouloir dire à quelqu'un "Ne pense pas à un éléphant" en espérant qu'il ne pense pas à un élephant. On ne peut vouloir être un génie, comme si c'était une question de volonté, comme si c'était un acte conscient.

Succède à cet arrêt, une envie presque irrépressible d'être puni, chatié. Et de cherche à réparer tout à ça, à le rattraper. Et pour autant le fleuve est déjà passé, il coule. Je suis le fleuve, tout est déjà différent. Impossibilité.

Expérience : faire quelque chose en essayant de ne pas le faire. Et si j'essayais d'écrire cet article Medium sur l'ouverture des données des petites communes en voulant délibérément ne pas l'écrire...

(Continue à écrire, keep pushing)

J'essaye de ne pas écrire cet article, j'essaye de ne pas écrire cet article

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