Chapitre 1.10 :Repas en confidence
Jérémy Chapi :
Après cette longue journée rythmée par les cours intenses de Natali et la reconstruction de l’entrepôt, je me préparais à rencontrer Pavel. Trois militaires m’accompagnaient, chargés de ma sécurité, tandis que nous roulions vers sa maison nichée dans les hauteurs. Ma fille restait en contact avec moi grâce à la tablette, et nous échangions quelques mots en chemin, discutant de nos projets et de l'avancement du travail.
Nous avions dû réquisitionner un entrepôt à l’extérieur de la base, dans un hangar à avions, pour concevoir les anneaux célestes de plus grande envergure. Celui que nous avions nommé le modèle TITAN aurait une taille impressionnante de 5 mètres de diamètre, capable de répondre aux besoins énergétiques d’un continent ou d’alimenter des installations de grande envergure. Dans mon propre hangar, un tel anneau aurait été impossible à construire, tant en raison de l’espace restreint que des contraintes de sortie. Tout l’équipement et la machinerie nécessaires à cette nouvelle conception étaient déjà en cours d’installation, gérés par Seraphina et Daniel.
Je repensais à leur mine désolée lorsqu’ils m’avaient présenté leurs excuses pour les dégâts causés à la machine. La machinerie permettant de fabriquer les anneaux de taille Cassidy avait été endommagée, et bien qu’ils m’aient inondé de questions pour comprendre pourquoi ils n’avaient pas obtenu les mêmes résultats que moi, j'avais gardé pour moi quelques éléments clés. Ma fille aussi, apparemment, s’était vue harcelée de questions techniques ; elle avait géré cela avec un sourire, mais elle savait, tout comme moi, qu’il était encore trop tôt pour dévoiler tous les secrets de notre technologie.
Le chauffeur m’interrompit dans mes pensées : « Nous sommes arrivés, monsieur Chapi. »
Je levai les yeux et jetai un coup d’œil à la maison de Pavel. « Très bien, merci, » répondis-je en descendant du véhicule. Le chauffeur me tendit une carte avec un numéro. « Vous n’aurez qu’à nous appeler pour que nous venions vous chercher. »
À l’entrée de la maison de Pavel, je pris une profonde inspiration. J’avais apporté une bouteille de vin comme cadeau pour mon hôte, un choix qui, je l’espérais, traduirait bien ma gratitude pour cette invitation. La maison, de style chalet, se tenait là, chaleureuse et accueillante, ses lumières jaunes éclatantes contrastant avec la pénombre qui nous entourait. Elle dominait la ville voisine, et de là où je me trouvais, je pouvais contempler les innombrables points de lumière de la ville, étincelant dans l’obscurité comme une mer d’étoiles. Au-dessus de nous, la lune, dans sa phase croissante, ajoutait une touche mystérieuse à ce tableau calme et apaisant. Ce genre de paysage m’apaisait, une douceur tranquille que je ne trouvais que dans ces lieux éloignés du tumulte de la base.
Je me dirigeai vers la porte d'entrée et toquai doucement pour signaler ma présence.
La porte s’ouvrit, et je me retrouvai face à une femme légèrement âgée, ses fines rides aux coins des yeux trahissant les années passées. Ses cheveux bruns lisses retombaient gracieusement sur ses épaules, et son regard saphir, perçant et bienveillant, me déstabilisa un instant.
« Bonjour, je suis Jérémy Chapi, » me présentai-je, légèrement intimidé.
Elle m’adressa un sourire chaleureux. « Bonjour, Jérémy. Je suis Solène, la femme de Pavel. Entrez, je vous en prie, nous vous attendions. »
Je franchis le seuil et la suivis à l'intérieur, remarquant immédiatement la chaleur accueillante qui se dégageait de la maison. Les murs étaient ornés de photos de famille et de souvenirs de voyage, donnant à l’endroit une ambiance chaleureuse et vivante. Solène me conduisit vers le salon, où je pouvais déjà sentir les arômes d’un repas en préparation.
« Pavel est en cuisine, il devrait bientôt vous rejoindre, » m’informa-t-elle en me guidant vers un canapé confortable.
Je m’assis, le regard curieux, observant les détails de leur intérieur et sentant peu à peu mes tensions de la journée s’apaiser dans cette atmosphère familière et rassurante.
J’entendis des pas derrière moi, et une voix familière s’éleva. « Alors, ta journée s’est bien passée ? » demanda Pavel.
Je me retournai avec un sourire. « Enfin, te voilà ! » Je me levai du fauteuil pour le prendre chaleureusement dans mes bras, tandis que sa femme nous observait discrètement du coin de l’œil, un sourire amusé aux lèvres.
Je relâchai Pavel et laissai échapper un soupir. « Disons que je m’en passerais bien, surtout avec cette formation intense que je subis. »
Il eut un rire compatissant. « J’imagine. Tu veux boire quelque chose ? » me dit-il en désignant plusieurs bouteilles sur la commode : du whisky, de la vodka, et d’autres spiritueux.
Je haussai les épaules avec un sourire. « Je ne suis pas un grand amateur d’alcools forts, mais je te suivrai volontiers pour un verre. » Sa femme avait déjà récupéré la bouteille de vin que j’avais apportée pour le repas.
« Je m’en doutais, mais tu m’accompagneras quand même pour un verre de brandy, » déclara-t-il en sortant une bouteille à la forme aplatie, ornée d’une étiquette représentant Dionysos, entouré de feuilles de vigne et de grappes de raisin, reconnaissable au premier regard.
Il me servit un verre à ballon qu’il me tendit avant de se verser lui-même une coupe. Il leva son verre pour trinquer.
« J’espère que tu ne prévois pas de rouler sous la table ce soir avec ton invité, » lança Solène avec un sourire espiègle, une main devant la bouche pour masquer un léger soupir.
Pavel fit mine de ne pas entendre la remarque de Solène, m’adressant un clin d’œil complice. « Trinquons, à notre amitié et aux futurs que tu vas offrir, » dit-il avec un sourire.
Nous levâmes nos verres, et je sentis l’atmosphère se détendre davantage, chaleureuse et bienveillante, comme un ancrage de stabilité après la tourmente des derniers jours. Ce moment, simple mais sincère, me rappelait ce que j'avais parfois oublié : l'importance des liens qui nous soutiennent.
Après une première gorgée, Solène revint vers nous avec une assiette de petits amuse-bouches qu’elle disposa sur la table. « Voilà de quoi accompagner votre brandy sans que vous rouliez sous la table, » dit-elle en plaisantant, son sourire rieur illuminant son visage.
Nous échangeâmes un regard avec Pavel et, en silence, savourâmes cet instant, sachant qu'il s'agissait d'un des rares moments de répit avant les responsabilités à venir.
Je sentis le brandy couler dans ma gorge, diffusant une chaleur intense et un léger goût de nature et de fruits rouges. La soirée avançait dans une ambiance de conversations et de rires avec Pavel, qui, sans que je m’en aperçoive, m’avait déjà servi un deuxième verre. Solène, quant à elle, sirotait un Monaco, nous observant d’un air amusé.
À un moment, Pavel fronça les sourcils, frappé par une pensée soudaine. « Mais où est passée ma fille ? »
« Elle est restée dans sa chambre aujourd’hui, » répondit Solène en se levant. « Je vais aller la chercher. »
Mon cœur s’accéléra à l’idée de la rencontrer enfin dans le monde réel. Jusqu’à présent, nos seules rencontres avaient eu lieu dans le monde des rêves, où elle ne montrait jamais son véritable corps, qu’elle m’avait avoué ne pas aimer.
J’entendis bientôt le léger ronronnement d’un fauteuil électrique approcher. Je tournai la tête et la vis enfin. Elowen avançait dans un fauteuil imposant, équipé de divers appareils. Elle le dirigeait grâce à un dispositif placé près de sa bouche. Son corps, affecté par un manque de mobilité, montrait des signes d’atrophie. Elle portait un jean simple et un haut noir, et sa longue chevelure brune, tressée, retombait sur son épaule. Son visage pâle et son teint légèrement maladif faisaient ressortir l’éclat de ses yeux.
Nos regards se croisèrent, et en un instant, la pièce sembla s’effacer autour de nous. Même la voix de Pavel, qui continuait de parler, se fondit dans le décor. Je posai mon verre de brandy, m’approchai d’elle et m’agenouillai doucement, ne rompant pas le contact visuel. Dans ses yeux saphir, je pouvais lire toute la détermination et l’envie de vivre, et un désir d’un monde plus grand que les limites imposées par son corps.
Je pris délicatement sa main droite dans la mienne. Sa peau était froide, mais je ressentais la chaleur de son esprit. « Je suis heureux de te rencontrer enfin, Elowen, » murmurai-je avec sincérité.
Elle émit un léger sanglot, puis se pencha vers moi, comme pour me saluer, ses yeux brillants de larmes. Ce n’était pas un moment de pitié ni de tristesse. C’était une rencontre de deux âmes qui se reconnaissaient enfin, par-delà les obstacles, par-delà la barrière des rêves.
Solène se plaça aux côtés de sa fille, visiblement inquiète de la voir pleurer. Pavel, quant à lui, m'aida à me relever puis se tourna vers Elowen, cherchant lui aussi à comprendre ce qui se passait. À ce moment, je remarquai l’attention et l’instinct protecteur de ses parents, entièrement tournés vers elle.
« Tout va bien, » répondit une voix robotique, calme mais un peu mécanique.
« Tu es sûre, ma fille ? » demanda Pavel, son regard rempli de douceur et d'inquiétude.
« Oui, » reprit la voix robotique. « J'ai juste été prise de court de le rencontrer en personne pour la première fois. »
Après cet échange, nous reprîmes notre discussion autour du repas, parlant du voyage, partageant anecdotes et rires. Solène avait préparé une dinde parfaitement rôtie, servie sur un lit de pommes de terre finement épicées. Chacun y allait de ses questions, et même Elowen, les yeux pétillants de curiosité, semblait avide de connaître tous les détails de cette aventure, malgré ce que son père avait déjà pu lui raconter.
Une fois le dîner terminé, nous passâmes au salon, le café à la main. Pavel et Solène étaient installés confortablement sur le canapé, avec Elowen juste à côté, tandis que je me trouvais dans un fauteuil face à eux. Je savais que le moment était venu de rompre cette atmosphère paisible et de parler de ce sujet délicat. Je regardai Elowen, qui acquiesça discrètement, me signifiant son accord. Lentement, je posai une boîte à lunettes en cuir noir devant Pavel, attirant immédiatement son attention.
« Pavel, il faut que je te parle de quelque chose d’important, » dis-je, mon ton plus grave que d’ordinaire.
Pavel fronça les sourcils, visiblement intrigué. « De quoi s’agit-il ? »
« Regarde par toi-même, » répondis-je, en désignant la boîte du regard.
Il la prit et l’ouvrit. À l’intérieur se trouvaient deux petites fioles en verre, l’une contenant un liquide bleu, l’autre un liquide jaune. Pavel et Solène observèrent les fioles avec perplexité, ne comprenant pas encore leur signification.
Avant que je n’aie le temps d’expliquer, Elowen, d’une voix robotique mais calme, brisa le silence. « Le sang et les larmes de Gaïa. » Sa déclaration attira le regard surpris de ses parents, qui tournèrent de nouveau leur attention vers moi, en quête d'explications.
Je pris une gorgée de café avant de reprendre. « C’est bien cela, » confirmai-je. « Ce sont les éléments d’un remède. »
« Un remède ? Pour quoi au juste ? » demanda Solène, fixant la fiole jaune que Pavel tenait précautionneusement dans sa main.
Je posai mon regard sur elle, cherchant mes mots. « Ce remède… a le potentiel de soigner n’importe quelle maladie. » Mes mots flottèrent dans l’air, pesant comme une révélation improbable. Solène détourna lentement les yeux vers sa fille, qui ne lâchait pas du regard les fioles depuis qu’elles avaient été exposées.
Les yeux de Solène s’élargirent légèrement, trahissant une lueur d’espoir mêlée d’incertitude, tandis que Pavel gardait un air grave, prenant conscience de l’implication que cela pourrait avoir pour Elowen.
« Tu veux dire que tu pourrais soigner notre fille avec cela ? » demanda Solène, son ton direct traduisant une émotion à peine contenue. Pavel, lui, resta silencieux, fixant la petite boîte avec une intensité douloureuse.
« Oui, il peut me soigner avec ça, » répondit Elowen d’une voix calme, amplifiée par le dispositif vocal de son fauteuil. Sa mère parut décontenancée, peut-être se demandant comment sa fille pouvait être au courant d’un remède dont elle-même n’avait jamais entendu parler.
Je sentis le poids de cette explication. Si j’avais présenté un tel traitement avant mon voyage pour Mars, on m’aurait certainement pris pour un fou. Mais aujourd’hui, mes découvertes me donnaient une crédibilité que l’humanité elle-même peinait encore à comprendre. Pavel tourna son regard de la boîte vers sa fille, puis vers moi, les yeux pleins de questions.
« Pourquoi ma fille ? » demanda-t-il simplement, sans détour, avec une clarté qui me surprit. Parmi toutes les questions qu’il aurait pu poser, celle-ci touchait directement l’essentiel.
Je pris une profonde inspiration. « Disons que le destin a voulu que nos chemins se croisent, depuis environ deux ans. » Je m’arrêtai un instant, cherchant les mots justes. « J’ai appris qu’elle était votre fille lorsque tu m’en as parlé à bord du Liberty, pendant notre voyage. Cela m’a surpris autant que toi aujourd'hui. »
« Il dit la vérité, papa, » ajouta Elowen, son regard brillant d'une lueur déterminée, sa voix robotique confirmant mes paroles.
Je poursuivis en expliquant, sans mentionner notre lien dans le monde des rêves, que notre relation avait débuté sur un serveur de discussion dédié aux avancées en recherche médicale. C’était un récit inventé, mais il suffisait pour leur permettre de comprendre une possible connexion entre nous. Leur méfiance s’apaisa quelque peu, et ils semblèrent accepter l’idée que leur fille, malgré ses contraintes physiques, avait pu se lier avec moi grâce à son esprit brillant et sa détermination.
« Elle est d’une intelligence rare, » ajoutai-je en regardant Elowen avec sincérité. « Même si son corps la limite, son esprit a toujours dépassé toutes les frontières. Elle a même contribué, par ses idées et analyses, à la conception du Sang et des Larmes de Gaïa. Elle a étudié des résultats de laboratoire et m’a inspiré à pousser mes recherches bien au-delà de ce que je pensais possible. »
Solène et Pavel semblaient abasourdis. Je pouvais voir dans leurs regards une sorte d’admiration mêlée de crainte pour ce que cela impliquait. Leur fille avait réalisé des études dans le domaine de la biologie moléculaire et m’avait été d’une grande aide. Les compliments que j'avais faits devant ses parents la firent rougir d’autant plus.
« Ce remède pourrait la soigner complètement, » dis-je en marquant une pause. « Mais il y a un prix à payer. » Je baissai la tête, commençant à me gratter le bras qui se réveillait douloureusement rien qu’en en parlant. « C’est pour ça que je voulais vous en parler directement, avec vous, » ajoutai-je en les regardant, tout en posant mon téléphone sur la table où ma fille apparaissait sur l’écran.
« Bonsoir… Papa, que se passe-t-il ? » demanda Iris, surprise par l’appel.
« Pavel, c’est une télévision connectée que tu as ? » lui demandai-je. Il acquiesça, et, sans attendre, Iris se connecta à l’écran, apparaissant sur la télévision pour saluer tout le monde poliment.
L’atmosphère dans la pièce devint plus lourde alors que je prenais la parole. « Ma fille, je voudrais leur montrer les fichiers vidéo de la création du Sang et des Larmes de Gaïa, » dis-je d’une voix basse, presque hésitante.
Iris, visiblement surprise par ma décision, répondit avec une douceur teintée d’inquiétude. « Tu es sûr, papa ? Ça va aller pour toi ? »
Je pris une profonde inspiration, serrant les poings pour garder mon calme. « Oui, je veux être le plus transparent possible avec eux, leur montrer la vérité derrière cette création. »
Je sentais Solène et Pavel se tendre, et même Elowen semblait incertaine. L’ambiance changea radicalement quand les premières images apparurent sur l’écran, accompagnées de mes explications. Les vidéos montraient les étapes de la création du remède.
Annotations
Versions