Chapitre 20
Le silence avait changé de nature.
Il n'était plus doux, ni apaisant. Il s'était alourdi. Compact, presque hostile.
Emma s'était installée dans le salon comme si elle n'en était jamais partie. Jamais invitée, jamais gênée. Elle avait glissé ses jambes sur le canapé, s'était emparée d'un coussin, et parlait à Noah avec cette légèreté faussement désinvolte qui sonnait un peu trop fort dans la pièce.
— Tu te souviens de ce bar minuscule dans le 11e ? Celui où Julian s'était mis à danser sur les tables à cause de toi ? demanda-t-elle en riant.
Noah esquissa un sourire, un peu distant.
— Ouais, je m'en souviens.
Je restai debout quelques instants, adossée au chambranle de la porte. Invisible. Spectatrice d'un monde dont je ne faisais pas partie. Pas vraiment.
Emma tourna brièvement la tête vers moi, ses yeux clairs me scannant de haut en bas.
— Tu veux t'asseoir ? proposa-t-elle avec un sourire qui n'avait rien d'invitant.
Je haussai les épaules.
— Je vais me faire un thé.
Je disparus dans la cuisine, plus pour m'éloigner qu'autre chose. Les voix derrière moi continuaient, les souvenirs s'entrechoquaient sans moi. Julian, les soirées, les éclats de rires d'un passé auquel je n'avais pas accès.
Le bruit de la bouilloire masquait leurs mots, mais pas le ton. Pas cette complicité fluide, qui piquait là où ça faisait déjà mal.
Je posai mes mains sur le bord du plan de travail, tentant de faire taire cette boule qui montait dans ma gorge. Je n'étais pas là pour ça. Je n'étais pas là pour lui. Et pourtant...
Un éclat de rire. Emma.
Je serrai la mâchoire. Juste un peu.
Puis je reviens, tasse en main. Elle était toujours là, collée à Noah, le bras posé nonchalamment sur le dossier du canapé, à quelques centimètres de son épaule.
Noah se leva en me voyant entrer.
— Tout va bien ? me demanda-t-il doucement.
Je hochai la tête. Je mentais mal.
— Oui, oui. Je voulais juste pas déranger votre petite réunion d'anciens combattants.
Emma rit, comme si c'était une blague.
Mais moi, je n'avais pas souri.
Je bus une gorgée de thé, mais il était déjà froid.
Comme l'ambiance, quelque part entre nous trois.
— Je vais ranger un peu mes affaires, soufflai-je, plus pour m'éclipser que pour vraiment ranger quoi que ce soit.
Noah hocha la tête, un regard doux mais un peu distrait. Emma, elle, ne dit rien. Juste ce sourire presque imperceptible. Comme si elle avait gagné un point sans avoir joué.
Je m'éloignai vers la chambre, refermai la porte sans la claquer. Je posai la tasse sur la table de chevet, sans boire.
Respirer. Juste respirer.
Mais leurs voix filtraient à travers la cloison. Pas très fort. Juste assez pour entendre.
Emma parlait bas, mais distinctement. Elle savait doser.
— Elle est jolie, ta protégée.
Un silence.
— C'est pas ce que tu crois, répondit Noah. Sa voix était posée, calme.
— Oh, je ne crois rien. Je constate. Elle te regarde comme si t'étais son héros. Tu sais ce que ça fait, toi, dans ces cas-là.
Une pause. Je sentis mon cœur rater un battement.
Je savais que je ne devais pas écouter. Mais je ne pouvais pas m'en empêcher.
— Emma... soupira-t-il.
— T'as toujours eu ce besoin de sauver tout le monde, Noah. Julian, moi, maintenant elle. C'est ta manière d'aimer, peut-être.
Un bruit. Un froissement de tissu. Elle s'était sans doute rapprochée.
— Elle sait que t'es comme ça ? Ou elle croit encore que c'est spécial, ce que tu fais pour elle ?
J'eus un mouvement de recul. Comme si ses mots m'avaient heurtée physiquement.
— Tu dépasses les limites, dit-il, un peu plus fermement cette fois.
Je n'entendis pas la réponse. Ou alors elle ne vint pas.
Juste un silence tendu.
Je reculai d'un pas, le cœur battant. C'était trop.
Je ne savais pas ce que je ressentais exactement. De la jalousie, oui. De la peur, peut-être.
De l'injustice, surtout.
Je n'étais pas une cause perdue qu'on ramasse.
Je n'étais pas un projet de reconstruction.
Et pourtant, une partie de moi se demandait : et si elle avait raison ?
Je restai un instant figée dans la chambre, la main sur la poignée de la porte.
L'envie de sortir, de hurler, de demander des explications me traversa comme un éclair.
Mais je n'en fis rien.
À la place, je rassemblai quelques affaires machinalement. Mon manteau, mes clés, mon téléphone.
Je n'avais pas de destination précise. Juste ce besoin urgent de mettre de la distance entre moi et cette voix.
Je laissai la tasse de thé intacte sur la table de chevet. Même elle semblait à sa place ici. Pas moi.
Quand je ressortis dans le couloir, leurs voix avaient disparu.
Ils parlaient encore, peut-être. Ou pas.
Emma était allongée sur le canapé, son téléphone en main. Elle me lança un regard rapide, sans vraiment s'y attarder.
Noah se tourna vers moi aussitôt.
— Tu vas quelque part ?
Je fis semblant de sourire.
— Juste... prendre l'air. J'ai besoin de marcher un peu.
Il se leva à moitié, l'air inquiet.
— Tu veux que je vienne ?
— Non. Ça va.
Je crois qu'il entendit quelque chose dans ma voix, mais il n'insista pas.
— Fais attention, murmura-t-il.
Je hochai la tête et sortis sans me retourner.
L'air de la nuit me gifla doucement en pleine face. Paris brillait encore, quelque part. Mais moi, j'avais juste envie de disparaître dans ses rues.
Loin de cette pièce trop pleine.
Loin de ces mots que je n'étais pas censée entendre.
Loin de lui, juste assez pour voir clair.
Je marchai sans but, les mains enfoncées dans mes poches, le cœur un peu trop lourd pour un corps aussi petit que le mien.
Le bar était petit, presque vide. Une lumière chaude, tamisée. Un fond de musique jazz que personne n'écoutait vraiment.
Je m'étais assise au fond, près de la fenêtre. Dos au monde.
Le premier verre était passé trop vite. Le second m'avait donné l'impression d'un calme artificiel. Le troisième avait commencé à faire parler les pensées.
Je ne voulais pas penser à Emma.
Ni à son sourire.
Ni à sa main sur son épaule à lui.
Ni à ses mots qui résonnaient encore : "Elle te regarde comme si t'étais son héros. Tu sais ce que ça fait, toi, dans ces cas-là."
Je ne voulais pas penser à ce que ça voulait dire.
Je voulais juste... respirer autrement.
Le serveur m'avait regardée avec une pointe de prudence quand j'avais demandé un dernier verre. Je ne devais pas avoir l'air très convaincante. Je l'avais bu quand même.
Quand je quittai le bar, Paris avait changé de visage. Plus flou. Plus froid. Mes pas étaient un peu incertains, mais je gardais la tête haute. Comme si ça pouvait compenser.
L'appartement de Noah n'était pas si loin. Pourtant, j'avais l'impression de traverser un continent.
Quand je poussai la porte, tout était calme. Trop calme.
Emma n'était plus là.
Noah était dans le salon, seul, assis sur le canapé. Il se leva aussitôt en me voyant entrer.
— Lexie ?
Il s'approcha doucement.
— T'étais où ? J'ai essayé de t'appeler.
— J'avais besoin d'air, répondis-je sans vraiment le regarder. Et d'un verre. Ou deux. Ou peut-être trois.
Je passai à côté de lui, déposai mon manteau sur le dossier d'une chaise, un peu maladroitement. Mon sac tomba à moitié. Je le laissai là.
— Emma est partie ?
Il hocha la tête.
— Elle avait un truc demain matin. Elle est pas restée.
— Dommage. Elle semblait si bien ici.
Il fronça les sourcils.
— T'es sûre que ça va ?
Je me retournai lentement, et croise enfin son regard. Mon ventre se serra.
— Dis-moi, Noah. Je suis quoi pour toi, exactement ?
Il sembla pris au dépourvu.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Je ris. Pas un vrai rire. Un éclat triste.
— Je veux dire... je suis quoi ? Une victime de plus à sauver ? Une cause ? Une bonne action du mois ?
— Lexie, arrête...
— Non. C'est important. Parce que moi, je croyais que c'était... différent. Je croyais que ce qu'il y avait entre nous, c'était réel. Mais peut-être que je me suis trompée.
Il avança d'un pas, hésitant.
— Tu te trompes, Lexie. Je t'ai jamais vue comme une victime.
Je secouai la tête. Une larme me piqua l'œil, mais je refusai de la laisser tomber.
— J'ai entendu, Noah. Tout ce qu'Emma t'a dit. J'étais dans la chambre. Je voulais pas écouter, mais j'ai entendu.
Il blêmit légèrement.
— Je...
— Elle avait pas tort, hein ? Je te regarde comme si t'étais mon héros. Peut-être que je le fais, ouais. Mais j'ai pas besoin d'un héros. J'ai besoin de quelqu'un qui soit là pour moi... pas parce que je suis en miettes, mais parce que je suis moi.
Un silence. Dense.
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun mot ne sortit.
Alors je tournai les talons.
— Je vais dormir. Et essayer d'oublier que j'ai cru, un peu trop fort, à quelque chose qui n'existait peut-être pas.
Je ne me retournai pas. Pas cette fois.
*****
Tu es arrivé(e) jusqu’ici, et ça me fait super plaisir
Laisse-moi un petit "j’aime" ou dis-moi ce que tu as pensé de ce chapitre en commentaire, je lis tout avec attention !
La suite arrive vite, reste dans les parages !
— Sacha
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