Chapitre 1
Le grand jour approchait, et Diane se tordait nerveusement les mains, la peau échauffée par l’inquiétude en pensant au lendemain.
Sa mère avait étendu les derniers vêtements de sa tenue réglementaire à l’extérieur, sur un fil tendu entre deux arbres, afin que tout soit bien sec au lever du jour.
Ses petits frères – ses deux tornades – avaient été consignés dans une pièce avec leur grand-mère, afin de laisser un peu de calme à Diane et à ses parents.
Diane retenait un soupir tandis qu’elle finissait un chapitre de son programme élémentaire.
La rentrée n’était que le lendemain, mais elle avait été obligée d’ingurgiter l’intégralité des livres de première année afin d’être prête.
Intégrer l’Académie de Paeonia était un privilège ; en assumer le coût, un fardeau pour sa famille.
Trois années d’étude. Trois années d’exigence absolue. Beaucoup abandonnaient avant la fin de la première.
Entrer à l’Académie relevait déjà de l’exploit.
Mais cela ne serait pas sans bénéfice, lui rappelait souvent sa mère.
— Va le plus loin possible, lui recommanda-t-elle. Mais surtout, termine ta première année : tu pourras au moins obtenir un poste de service civil. Tes frères pourront peut-être entrer à l’École un jour, ajouta-t-elle, les yeux pleins d’étoiles. Mais si tu peux atteindre l’Élite… n’hésite pas.
L’Élite. Ce mot seul faisait frémir tout le monde.
On disait que ceux qui y accédaient devenaient les bras droits du Conseil, respectés jusqu’aux frontières d’Erynor.
Mais personne dans son village n’en connaissait personnellement un. C’était un rêve qu’on murmurait au coin du feu avant d’aller dormir, une réalité inaccessible pour les familles comme la sienne.
Quant à ses frères, même s’ils avaient les facultés intellectuelles pour entrer à l’Académie, ses parents ne pourraient jamais payer deux frais de première année, sans compter les dépenses pour les vêtements, les livres et le matériel.
Ils misaient tout sur Diane.
Pour sa tenue, Diane avait dû reprendre l’uniforme de sa cousine, qui datait de plusieurs années. Elle avait peiné à effacer les taches et les accrocs, mais le tissu avait fini par retrouver un aspect présentable.
— Tu es magnifique, lui avait dit son père quand elle avait porté le vêtement pour la première fois, une larme à l’œil.
— Exceptionnelle, avait renchéri sa mère. Fais attention quand tu mangeras à la cantine, nous ne pourrons pas t’en acheter un autre si tu le salis... Et garde ta silhouette, elle te sera utile avec les hommes, ajouta-t-elle plus bas.
Parfois, Diane pensait que sa mère ne la voyait qu’à travers son physique, comme si sa réussite dépendait davantage de son visage que de son esprit.
Elle était d’ailleurs persuadée que si elle avait réussi le concours d’entrée à l’Académie, c’était forcément parce que le jury l’avait remarquée.
Mais Diane savait ce qu’elle avait enduré : des semaines d’étude entre les travaux des champs, les ventes sur les marchés avec ses parents et la garde de ses petits frères turbulents.
Elle révisait dès qu’elle pouvait grappiller quelques heures, souvent la nuit, à la lueur tremblante d’une bougie.
Elle méritait sa place.
Et elle montrerait à tous ce qu’elle valait.
Atteindre l’Élite, elle n’y croyait que dans ses rêves les plus fous.
Mais elle ferait tout pour tenir les trois années.
Trois ans.
Trois ans pour se hisser au sommet de ce monde qui ne lui laissait aucune place.
À partir de demain, elle ne reviendrait plus chez elle, sauf pour l’entre-deux-cours, cette période où les paysans avaient besoin de toutes les forces pour récolter.
Elle serait désormais un membre à part entière de l’Académie, et il n’était pas question qu’elle soit écartée du programme.
Le lendemain matin, elle se leva aux aurores.
Elle s’était réveillée avec le soleil, mais était restée quelques minutes dans son lit, profitant une dernière fois du calme et des ombres familières de la chambre de son enfance.
— Adalmas ? Casior ? chuchota Diane en traversant le couloir du premier étage.
Ses parents étaient au rez-de-chaussée, mais avaient le sommeil léger.
Ses petits frères sortirent de leur chambre, la mine encore ensommeillée, dans leurs pyjamas trop grands hérités de Diane.
Ils appartenaient encore à ce monde insouciant qu’elle avait déjà quitté.
Sa mère avait eu du mal à enfanter, et les complications à la naissance de Diane avaient laissé des traces.
Quelle n’avait pas été sa surprise, de nombreuses années plus tard, d’apprendre qu’elle portait à nouveau la vie – et des jumeaux.
Diane adorait ses petits frères.
Ils étaient insupportables, bruyants, et passaient leur temps à ramener toutes sortes de créatures dégoûtantes dans la maison.
Mais elle s’était occupée d’eux dès que ses parents étaient trop pris – c’est-à-dire souvent. Sa grand-mère fatiguait beaucoup, et Diane avait pris la relève avec fierté. Cela lui avait donné un rôle nouveau, le plus beau : celui de grande sœur.
— Tu t’en vas ? demanda Casior en se frottant un œil.
Il tenait son doudou usé en forme de lapin, dont une oreille pendait tristement.
C’était le plus sensible des deux.
— Oui, je m’en vais, confirma Diane. Je voulais vous dire au revoir avant tout le monde.
— Pourquoi ? demanda Adalmas en fronçant les sourcils.
Avant leur naissance, Diane pensait que ses frères jumeaux seraient pareils.
Mais ils étaient bien différents.
Casior était émotif et rêveur ; Adalmas, réfléchi et méfiant.
— J’ai quelque chose pour vous, leur annonça Diane, sentant leurs regards se poser sur elle.
Quelque chose de précieux, qu’il vous faudra garder pendant que je serai à l’Académie.
— C’est quoi ? demanda Casior, impatient.
— Je les ai cachés sous mon lit, répondit Diane avec un sourire complice. Il s’agit de deux arcs que j’ai fabriqués, et de leurs flèches.
Mais attention, ajouta-t-elle en voyant leurs visages s’illuminer, si j’apprends que vous vous en êtes servis pour chasser grand-mamie dans le jardin...
— Tu ne pourras rien faire, tu seras partie, grogna Adalmas, boudeur.
— Je vous surveillerai de loin. J’ai des sens infaillibles, objecta Diane avec un sourire qu’elle peina à maintenir. Venez dans mes bras.
Ses petits frères se précipitèrent vers elle et l’enlacèrent de leurs bras maigres.
C’était la plus belle sensation du monde, et elle se termina trop vite.
Déjà, les garnements filaient dans la chambre pour inspecter le dessous du lit et dénicher les trésors interdits qui rendraient leurs parents fous.
Diane descendit dans le séjour, les bras chargés de ses paquets.
Elle avait rempli un grand sac et deux valises compactes contenant toutes les fournitures nécessaires à ses études.
Sa mère l’embrassa rapidement avant de lui faire ses dernières recommandations.
Elle salua sa grand-mamie, qui lui adressa un sourire tremblant, incapable de parler, mais plein de fierté.
Puis elle se dirigea vers la porte d’entrée.
Son père avait déjà installé les valises de part et d’autre de Mumule, l’un des ânes de la famille, baptisé ainsi par les jumeaux lorsqu’ils étaient petits.
L’animal souffla doucement dans les paumes de Diane quand elle les lui tendit.
— Allons-y, dit son père d’une voix rauque.

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