Chapitre 6
Le lendemain, Diane se leva plus tôt que d’habitude, la tête pleine d’interrogations.
L’idée de s’allier à Maël lui paraissait toujours aussi risquée. Mélissa, elle, semblait déjà conquise par le plan.
Elle soupira en se redressant du sol : depuis sa première nuit, elle dormait par terre.
Le matelas, trop mou à son goût, lui donnait la désagréable impression de s’enfoncer dans un gouffre.
Elle préférait la dureté rassurante du sol à la froideur vide du grand lit.
Elle remit les couvertures en place avec soin, enfila sa tenue, puis se brossa les cheveux avant de les attacher en queue de cheval.
Le geste était devenu un rituel apaisant.
Pressée, elle quitta la chambre pour aller chercher Mélissa : le cours d’Histoire des Royaumes allait commencer, et le professeur Levy n’aimait pas les retardataires.
Mais surtout, elle avait faim, et comptait bien prendre un vrai petit déjeuner avant le début des cours.
— Après la guerre des Cinq, les protecteurs se sont retirés, disait le professeur une heure plus tard, d’une voix grave et claire.
Sa silhouette droite se découpait sur le tableau couvert de cartes anciennes.
Chaque mot tombait avec une précision de forgeron.
— La réunion de ces esprits au sein d’enveloppes animales avait toujours été porteuse de bouleversements majeurs sur nos terres, continua le professeur.
Diane s’installa un peu mieux sur son siège, les coudes sur la table.
Elle aimait ce cours. Il avait quelque chose de fascinant : les protecteurs, les porteurs, les Royaumes… tout cela avait le goût du mystère.
Contrairement à beaucoup d’élèves de sa promotion, elle n’avait jamais voyagé au-delà de Paeonia, ni même franchi les frontières du royaume de Parvoy.
Peut-être était-ce pour cela qu’elle buvait ses paroles avec tant d’attention.
— Actuellement, seules la maison Draken et la maison Velorya comptent un protecteur, poursuivit le professeur. Rien d’inquiétant : au fil des siècles, cela s’est produit régulièrement dans les Cinq Royaumes d’Erynor.
C’était sans conteste le cours le plus passionnant.
Celui du jour portait sur les protecteurs : ces esprits d’un autre monde, à la fois vénérés et craints, qui prenaient possession d’une enveloppe animale avant de choisir un “porteur”.
Cela avait toujours paru très flou à Diane. Comment pouvait-on supporter d’être lié à un animal ?
Et encore, il fallait tomber sur un protecteur à la hauteur : être lié à un lapin, ça manquait un peu de prestige.
— Cet homme sait comment raconter les choses, soupira Mélissa en mordillant son crayon. Et en plus, il a tellement de charme…
— Hmmm, approuva Diane, un sourire en coin.
Elle devait reconnaître que le professeur Levy avait une prestance indéniable : sa voix grave et ses gestes mesurés forçaient le respect.
— Le porteur travaille ensuite avec le Conseil ? demanda un élève du fond de la salle.
— Effectivement, répondit le professeur. Les porteurs développent des capacités exceptionnelles grâce au lien avec leur protecteur. Ils sont essentiels en cas de conflit… mais aussi dans les temps de paix. Ce sont des êtres anciens, souvent sages.
— Quels sont les porteurs de Velorya et Draken ? demanda un autre.
— Le cerf pour Velorya, et l’ours pour Draken.
— Pas étonnant pour l’ours, marmonna Victaire. Cette région est barbare.
Quelques rires étouffés fusèrent.
À côté de lui, Maël leva la main.
— Comment un protecteur s’attache-t-il à son porteur ? demanda-t-il, sérieux.
— C’est une question à laquelle il est difficile de répondre, admit Levy. Souvent, l’animal rôde autour de celui qu’il choisira avant que le lien ne s’établisse. Une fois le pacte scellé, protecteur et porteur deviennent indissociables. Les séparer provoquerait une souffrance immense.
Diane fronça les sourcils. L’idée d’un lien aussi absolu l’intriguait autant qu’elle la terrifiait.
— Si un troisième protecteur apparaissait, ce serait inquiétant ? demanda encore Maël.
— Pas nécessairement, répondit le professeur. Mais cela attirerait sans doute l’attention du Conseil.
Il laissa planer un silence, puis conclut :
— Ce sera tout pour aujourd’hui. Vous pouvez sortir.
La classe s’agita aussitôt. Des chaises raclèrent, des murmures montèrent.
Diane et Mélissa rangèrent précipitamment leurs affaires pour éviter l’agitation.
Mais avant qu’elles n’aient quitté leur table, une ombre se projeta sur elles.
— Vous venez ce soir à la bibliothèque ? demanda Maël. Victaire et moi, on pensait commencer les révisions de Remèdes anciens.
Mélissa acquiesça, ravie.
Diane, elle, sentit son cœur battre un peu trop fort sans comprendre pourquoi.
— D’accord, dit-elle simplement, la voix plus basse qu’elle ne l’aurait voulu.
Maël hocha la tête et s’éloigna, le pas mesuré, les épaules droites.
Le soir venu, Diane, Mélissa, Maël et Victaire se retrouvèrent à la bibliothèque.
Le cours de Remèdes anciens exigeait beaucoup de préparation, tout comme celui d’Éthique et Obéissance.
Les grandes allées embaumaient la cire et le parchemin.
Madame Mortepage, la bibliothécaire, les suivit du regard, impassible.
Elle aimait les livres autant qu’elle détestait les élèves. Et elle aimait beaucoup ses précieux ouvrages.
— J’ai même peur de prendre un livre, elle me fixe depuis qu’on est entrés, chuchota Victaire.
Diane étouffa un rire.
— Pire qu’un dragon gardant son trésor. Je vais tenter ma chance.
Elle se leva et se dirigea vers la section des remèdes.
Après quelques minutes de recherche, un livre à la reliure dorée attira son regard.
Lorsqu’elle le tira, un espace s’ouvrit dans la rangée suivante.
Un œil vert olive, encadré de sourcils épais, la fixait de l’autre côté.
Elle sursauta.
— Désolé, dit l’homme en face. Je ne voulais pas te faire peur, j’étais juste… là. Et tu es arrivée.
Il la regarda avec curiosité, la tête légèrement penchée.
Diane, sans s’en rendre compte, voulut replacer une mèche de cheveux derrière son oreille avant de se rappeler qu’ils étaient attachés.
Sa main resta suspendue, ridicule et tremblante.
Il était grand, bien bâti, les cheveux châtains soigneusement coiffés, le ton calme et sûr.
— On aura peut-être l’occasion de se revoir, miss… ?
— Diane, répondit-elle, un peu déstabilisée. Diane Calven.
— Diane, répéta-t-il lentement, comme s’il goûtait le mot. J’espère qu’on se reverra, alors.
Il remit le livre en place et disparut.
L’ouverture se referma aussitôt.
Diane resta figée, les doigts encore crispés sur la reliure.
Elle fit le tour du rayon : personne.
Son cœur battait étrangement vite.
Elle n’avait même pas pensé à demander son nom.
— Tu es toute rouge, lui lança Mélissa en la voyant revenir. Il s’est passé quoi ?
— Rien, répondit Diane trop vite. Il fait juste chaud.
Sous le regard suspicieux de son amie, elle ouvrit son livre et fit semblant de lire.
Mais ses pensées dérivaient vers cet inconnu.
Ce regard vert olive la hantait déjà, et elle se surprit à espérer le recroiser.
— On dirait que tu lis un vieux dialecte d’Erynor, se moqua Maël sans lever la tête.
Diane leva les yeux au ciel.
— T’occupe.
Mélissa étouffa un rire, et Victaire leva les yeux, amusé.
Mais Diane, elle, n’entendait plus rien. Son esprit vagabondait encore dans l’ombre des rayons.

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