3 - La morphine a disparu !
Un an plus tôt, dans un monde bien différent…
La salle d’accouchement est baignée d’une lumière blafarde qui rend l’atmosphère encore plus oppressante. Une jeune femme, encore une enfant, est allongée sur la table d'accouchement, le visage déformé par la douleur.
La sage-femme, d’âge mûr, appelle en renfort l’anesthésiste. En attendant sa venue, elle essaye tant bien que mal de rassurer la maman.
— Comment-allez-vous, Léa ?
— J’ai mal, gémit-elle.
— Vous savez si c’est un garçon ou une fille ? demande-t-elle doucement, tentant d’apaiser la tension.
— J’espère une petite Elaya, murmure-t-elle en serrant les doigts de la femme expérimentée, une lueur d’espoir dans les yeux malgré la douleur.
— Et si c’est un garçon ?
— Théo,
— Théo, c’est un joli prénom aussi, souffle-t-elle en lui caressant doucement la main
THÉO… Et soudain, sans prévenir, je suis propulsé dans un lieu éclairé d’une lumière blafarde, où chaque son est amplifié, déformé.
Je suis toujours mon corps, mais je vois à travers les yeux d’une autre. Romane. La sage-femme. Je perçois par tous ses sens, je lis dans ses pensées. Mais je n’ai aucun pouvoir sur sa volonté et elle n’a aucune conscience de cela.
Romane
Je suis aux côtés de Léa, essayant de la rassurer, mais mon propre cœur bat à tout rompre. Les contractions sont si intenses qu’elle hurle, le visage en sueur. Pas toujours facile le métier de sage-femme… Quand je réalise que la situation devient critique, j'appelle en renfort Marc Létal, l’anesthésiste. En attendant sa venue, je tente de calmer la future mère.
Le docteur Létal, arrive enfin, il installe Léa pour la péridurale. Il pique. L’aiguille ne passe pas. Il s’énerve. Échec à la deuxième tentative. Plus il rate, plus il s’agace. Léa blêmit, se crispe, elle souffre le martyr. C'est sa première grossesse, et ce moment qui devrait être l'un des plus beaux de sa vie vire au cauchemar.
À la cinquième tentative, je n’en peux plus de rester silencieuse :
— J’ai bipé la gynécologue. Voulez-vous que j’alerte aussi le chirurgien de garde ?
Il me crie :
— La gynécologue décidera ! Aller plutôt chercher de la morphine !?
Je sors de la salle à bout de nerfs, traversant le couloir à toute vitesse, jusqu’à la pharmacie. Là, la pharmacienne est déjà présente, trousseau en main, gardienne de l’armoire des stupéfiants. Je lui explique l’urgence, le besoin vital de morphine. Elle reste calme, méthodique… C’en est exaspérant. Elle commence à fouiller dans les rangées, chaque geste lent, vérifiant chaque flacon avec minutie.
— Plus vite, s’il vous plaît !
Je n’arrive pas à cacher la panique dans ma voix, mais elle poursuit son inspection. Puis soudain, elle s’arrête. Son visage se fige. Elle prend un flacon, l'examine de près, puis un autre. Ses mains tremblent.
— Ce n'est pas possible..., murmure-t-elle, plus pour elle-même que pour moi.
Elle me montre les flacons, abasourdie.
— Les étiquettes ont été falsifiées !
Les liserés marron d’origine ont été grossièrement barbouillés au feutre noir.
— Ce n'est pas de la morphine ! Un seul flacon est authentique, fulmine-t-elle.
Je sens la colère me submerger, mêlée à une urgence désespérée.
— Mais qu'est-ce que vous racontez ?!
Ma voix tremble de rage :
— Je n’ai pas le temps pour ça !
Encore sous le choc, elle tente de m'expliquer que tous les flacons sauf un ont été remplacés. Plusieurs emplacements sont vides. Elle panique :
— Dieu sait combien il y avait de flacons, et ce qu’on a injecté aux patients à la place de la morphine. Cela a pu avoir des conséquences très graves.
Elle reste figée devant l'armoire ouverte, noyée dans ses spéculations.
— Seul l’infirmier de nuit a une autre clé ! Qui aurait fait ça ? Pourquoi ? Je dois alerter la directrice et signaler le vol à l'Agence Régionale de Santé. C’est de ma responsabilité !
Mais je n'écoute plus. L'image de Léa en train de souffrir sur la table d’accouchement, et celle du bébé, peut-être déjà sans vie, me pousse à bout. Sans réfléchir, je lui arrache le flacon des mains.
— Donnez-moi ça !
Je hurle presque, avant de repartir en courant dans le couloir.
Quand je reviens en salle d’accouchement, Sophie Toutenu, la gynécologue, a déjà rejoint le Dr Létal.
Léa, écartelée sur la table, pousse de toutes ses forces, le visage ravagé par la douleur. Malgré ses efforts, je suis toujours coincé. Sophie Toutenu pose ses mains expertes sur le ventre tendu de maman, sent la tension anormale. Son regard glisse vers le périnée, là où mon crâne est à peine visible – et ce qui l'alarme, c'est sa teinte violette.
La gynécologue fronce les sourcils. Le cordon ombilical, censé nourrir, est enroulé autour de mon cou, trop serré. Les veines du cordon sont visibles, pulsant dangereusement. Le bébé est étranglé à chaque contraction, constate Romane. Elle pense :
— Pourquoi n’appelle-t-elle pas le chirurgien ? Il faut que le bébé sorte tout de suite !
Le visage de Sophie se ferme. Le cordon est incrusté dans ma chair tendre. La peau autour est blanche, marbrée de bleu. Mon crâne semble coincé, chaque poussée aggrave la situation.
Sophie jette un coup d'œil à l'écran. Le tracé cardiaque, autrefois régulier, est maintenant chaotique. Des pics, puis des silences. Détresse sévère.
— Le cordon est enroulé autour du cou, dit-t-elle d’une voix glaciale, en me lançant un regard accusateur.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue dès le début du travail ?
Je m’insurge devant cette accusation.
— C’est ce que j’ai fait ! J’ai même proposé à votre mari d’appeler le Dr Ionescu !
Bip continu. Trait plat.
Au rappel de ses liens matrimoniaux avec Sophie Toutenu, Marc Létal me lance un regard noir car j’ai enfreint la première règle que nous a inculquée le couple de médecins « Il n’y a que des professionnels ici, un anesthésiste et une gynécologue, par un mari et sa femme ».
— Arrêt cardiaque, lâche froidement Marc Létal.
Mon cœur s’arrête un instant. La situation est critique. Je sais qu’à chaque seconde qui passe, les chances de l’enfant diminuent. Et cette médecin qui cherche un coupable ! Elle sait qu’elle ne peut pas pratiquer de césarienne, car elle n’a pas de spécialité chirurgicale. Nous sommes seuls pour gérer cette urgence… donc par voie basse.
Les minutes s’écoulent, interminables, jusqu’à ce qu’il sorte enfin… Que je sorte !
Le bébé est extirpé. Un petit corps inerte, comme une poupée de cire.
Cela me fait drôle de me voir comme ça ! Sophie et Marc s’affairent autour de moi. J’ose à peine respirer. Combien de temps a duré l’arrêt ? Je crains le pire.
— Le cœur bat ! annonce l’anesthésiste. C’est un garçon !
Ces mots tombent comme une étincelle d’espoir. Mais l'angoisse reste.
Sophie ne me regarde pas. Ses yeux sont rivés sur Léa, qui hurle, secouée de spasmes.
— Mon bébé ! Théo ! Donnez-moi mon bébé !
La gynécologue tourne la tête vers moi :
— Injectez-lui la morphine, ordonne Sophie, la voix ferme, mais je sens qu’elle est autant brisée que moi.
Je m’approche de Léa. Mes mains tremblent. J’injecte. Elle se calme peu à peu. Mais je sais que ce n’est qu’un sursis. Nous devons lui dire ce qui s’est passé. Lui dire la vérité, et je redoute ce moment plus que tout. Dans son état, apprendre que son bébé a subi une hypoxie, un manque d’oxygène, pourrait la détruire.
L’air est irrespirable. Chacun est enfermé dans sa peur. La réanimation de l’anesthésiste a réussi, mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est déjà trop tard, que même si le cœur de Théo bat à nouveau, ce silence augure quelque chose de bien pire. Le spectre des séquelles plane au-dessus de nous, rendant chaque seconde plus insupportable que la précédente.
Pour ma première sortie, le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’étais pas passé inaperçu ! Moi qui ai horreur d’attirer l’attention, je n’étais pas au bout de mes peines.
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