4 - Un moment de solitude
4 heures.
Romane
Ils m’ont à peine laissé le temps d’apposer les bracelets d’identification au bébé avant qu’il soit transféré en néonatalogie. Sophie Toutenu, la gynécologue, m’a laissée seule pour le suivi post-partum de Léa. Une fois de plus. Je regarde cette femme étendue devant moi, son visage crispé malgré la dose de morphine. La douleur s’accroche à elle comme une ombre tenace. J'ai beau multiplier les gestes, vérifier les paramètres, ajuster les doses : rien n’y fait.
Je me surprends à ressasser l’intervention du Dr Létal. À combien de fois s’y est-il repris pour la péridurale ? Cinq, six ? Trop, en tout cas. Je peux encore entendre le bruit sec de l’aiguille qui percute l’os, encore et encore, comme une insulte faite à ce corps déjà éprouvé.
Un couple d’anesthésiste et de gynécologue : donc … aucun pour ramener l’autre à la raison : pourquoi n’ont-ils appelé le chirurgien pour une césarienne ? Pourquoi s’obstiner à vouloir qu’elle accouche par les voies naturelles ?
Et moi, que fais-je ici, seule, face à cette douleur ? Malgré mon expérience, je me sens démunie. La vérité, c’est que personne ne se soucie vraiment de ce qui se passe après. Une fois le bébé sorti, le reste devient l’affaire de la sage-femme. Toujours. Cette pensée me traverse comme une lame : c’est donc ça, mon rôle ? Être celle qui ramasse les morceaux ?
Je n’en peux plus. Léa souffre, et moi, je tourne en rond dans cette chambre trop étroite, envahie par l’odeur métallique du sang et du désinfectant. Je ne sais plus quoi faire.
Je vois des scintillements en périphérie de mon champ de vision : un signe de fatigue ? C’est sûrement une baisse de tension. Je m’appuie contre le mur, la tête baissée, le regard au sol. Mon attention est attirée par un serpentin de plastique bleu pâle, presque translucide. Qu’est-ce que c’est ? Ce minuscule serpent, enroulé sur lui-même. Je le ramasse : c’est un bracelet néo-natal !
Je comprends ce qui s’est passé : les prématurés ont les articulations très souples et la peau tellement fine qu’il arrive que le bracelet glisse, c’est pour cela qu’on leur pose systématiquement deux bracelets, l’un au poignet, l’autre à la cheville. Dans la précipitation de son transfert en néonatologie, le bracelet s’est détaché et est tombé au sol, sans que personne ne le remarque.
Le prénom THEO est inscrit au feutre noir en majuscules, tremblantes mais lisibles, d’une écriture que je reconnais : c’est la mienne. Juste au-dessus du nom de Léa. Je serre le fragile bracelet entre mes doigts : le plastique est encore mouillé, comme s’il avait conservé un peu de sueur de son petit propriétaire. C’est comme un appel du destin : il faut que je fasse quelque chose pour l’enfant et sa maman
— Ah ! le couple de toubibs n’a pas voulu appeler le chirurgien de garde ! Et pourquoi, donc ?
Tout me paraît clair brusquement ! Je comprends :
— Parce qu’il aurait vu comment Létal s’y est pris pour les péridurales ! Pas vu, pas pris ! Et à Théo, y ont-ils pensé une seconde ?
Alors, presque malgré moi, mes jambes se mettent en mouvement. Je sors de la chambre, traverse le couloir, descends un étage. Les murs semblent s’allonger à mesure que j’avance, comme si l’hôpital entier s’amusait à me ralentir.
Quand j’arrive devant la chambre médicale de garde, je m’arrête un instant. Ma main tremble sur la poignée. À l’intérieur, j’espère qu’il sera là, ce médecin qui ne ressemble pas aux autres. Celui qu’ils appellent « Le Vieux, ou le Roumain ». Peut-être endormi, peut-être épuisé, mais présent. Je prends une inspiration, et frappe à la porte. Rien ne bouge.
Je frappe une seconde fois. Un grognement. Mon cœur cogne fort, comme si lui aussi voulait entrer. Finalement, la porte s’entrouvre. Le Dr Ionescu apparaît, les cheveux en bataille, les cernes creusés.
— Romane ? Que se passe-t-il ?
Je n’ai pas la force de parler. J’ouvre la main. Dans ma paume, le petit bracelet en plastique, encore tiède, comme s’il gardait la chaleur de l’enfant.
Le médecin baisse les yeux sur le bracelet. Il le prend avec une délicatesse inhabituelle, presque révérencieuse, et répète, comme pour ancrer le prénom dans le silence de la pièce :
— THÉO ? prononce-t-il.
Annotations
Versions